L’Émigré/Lettre 044
LETTRE XLIV.

au
Marquis de St. Alban.
J’apprends, monsieur le Marquis,
par le plus grand hasard, que vous
êtes ici, et ne pouvant me rendre
chez vous dans le triste état où je
suis, j’ose vous prier de me faire
l’honneur de passer chez moi. Je n’ai
d’autre titre pour attendre cette grâce
de vous, que l’infortune ; mais, Monsieur,
elle ne me réduira jamais à
faire des demandes indiscrettes ; un intérêt plus puissant m’anime, et ce
sont vos bons offices, et non des secours
que j’invoque pour une malheureuse
orpheline digne d’un meilleur
sort : je dis orpheline, car il ne
s’en faut que de peu de jours qu’elle
soit privée de mon faible appui. Si
vous daignez lui accorder le vôtre, je
me croirai heureux en quittant cette
vie, et je bénirai le ciel de n’avoir
pas permis qu’elle soit tranchée par
le fer des bourreaux, et de m’avoir
préservé d’une résolution désespérée,
que la religion m’interdit. Je n’oublierai
jamais d’avoir vu quatre malheureux
Émigrés s’avancer vers la
Meuse, se tenant par la main, et s’y
précipiter après s’être dit un déplorable
adieu. Combien d’autres errent
dans divers lieux, poursuivis par
le besoin ? Combien sont forcés de
travailler de leurs mains ? Il est des hommes qui doivent désirer de vivre,
ce sont ceux qui peuvent encore espérer
de venger leur malheureux
maître ; pour moi, qui ne suis plus
qu’un inutile fardeau sur la terre, il
ne me reste plus qu’à mourir. J’ai
l’honneur d’être Monsieur etc.
P. S. La personne qui veut bien se charger de ma lettre vous indiquera ma triste demeure.
