L’Émigré/Lettre 042
LETTRE XLII.

à
la Cesse de Loewenstein.
Ce que c’est que les hommes, ma
chère Victorine, il faut qu’ils influent,
bon gré malgré, sur notre bonheur.
Eh qui leur demande de la tendresse !
et s’ils en ont, si nos charmes les
subjuguent, qu’ils se taisent quand
nous ne faisons rien pour les exciter
à nous aimer ! En vérité, je suis en
colère contre le Marquis, du danger
qu’il vous a fait courir, et je trouve
qu’il aurait été impossible de persuader
à votre mari que ce n’est pas vous qui avez donné le portrait, et que le
vers qui l’accompagne n’est pas la
suite d’une déclaration ; enfin, comment
vous justifier des cheveux qui
se trouvent derrière le portrait ? comment
persuader à votre mari, à votre
famille que ce n’est pas une faveur de
l’amour ? Vous êtes bien bonne d’être
fâchée de son inquiétude, et ne l’êtes-vous
pas aussi de la privation que lui
fait éprouver son étourderie ? Vous
voilà donc avec un adorateur en titre.
J’ai bien pensé qu’il serait difficile à
un homme qui a du goût, de passer
deux mois dans votre société, dans
votre familiarité, et d’en sortir avec
le cœur libre. Il vaudrait bien mieux
pour son bonheur qu’il se bornât à la
reconnaissance, et à des sentimens
d’amitié qui feraient une source d’agréables
jouissances, tandis que l’amour
ne lui offre en perspective que des tourmens, du désespoir. Quel
destin que de ne connaître que les
peines de l’amour, et d’avoir à les
joindre à toutes les privations que
fait éprouver l’infortune ! Vous avez
guéri le corps de ce pauvre Marquis,
et vous avez blessé dangereusement
son cœur. Je ne plaisante en vérité
pas, ma chère Victorine, et ne pouvant
douter qu’il vous aime, je le
trouve fort à plaindre. Il est bien
facile pour peu qu’on ait quelqu’intérêt
à observer, d’appercevoir que ses
manières avec vous, que ses regards,
quelque soit sa circonspection, tiennent
plus à la passion qu’à ce qu’on
appelle la galanterie Française. Vous
conviendrez, si vous voulez être sincère,
que vous pensez comme moi, et
que ce n’est pas d’aujourd’hui ; il est
même vraisemblable que vous avez
plus de raison que moi de le croire. L’essentiel, est qu’il sache se contenir
devant vos parens, afin de ne pas
troubler la paix de votre ménage.
Je ne suis pas en peine de sa conduite
avec vous ; il vous respecte trop pour
vous rien dire qui vous embarrasse,
et il a tant d’intérêt à se conserver
dans une société qui est pour lui d’un
grand prix. Il faut donc que le malheureux
aime dans le silence, et souffre
sans se plaindre : c’est un triste
sort ; mais est-ce que dans certaines
circonstances, on n’est pas assez fort
pour combattre des impressions dont
on sent le danger, et l’amour n’est-il
pas comme la colère, dont on peut se
rendre maître, si l’on appaise ses premiers
mouvemens. Mais je n’ai pas
le sens commun, le Marquis retenu
chez vous par sa maladie, et soigné
par vous, ne pouvait se dérober au
danger ; et l’amour aura pris chez lui, dans les premiers temps, les traits
de l’amitié et de la reconnaissance ;
ces circonstances le rendent fort excusable,
et adoucissent la rigueur dont
je suis prête à m’armer pour l’intérêt
de ma Victorine ; au reste la rigueur
ne m’est point naturelle lorsqu’il
s’agit de sentiment, et je ne suis pas
si méchante que je voudrais le paraître.
Lorsque je lis un roman, celui
qui aime le plus vivement a toujours
raison à mes yeux. Adieu.
