P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 59-64).
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LETTRE XLI.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Je suis encore troublée, ma chère amie, d’un événement dont les suites auraient pu être bien fâcheuses pour moi, et je ressemble à un homme, qui, mesurant des yeux l’abyme où il a pensé tomber, est plus effrayé qu’au moment du danger. Ce début vous paraîtra tragique ; mais trouverez-vous que je sois exagérée, lorsque je vous dirai que ma réputation a pensé être compromise aux yeux de toute ma famille, sans que j’eusse pu me justifier ; que mon mari disposé, je crois, par tempérament à la jalousie, a été au moment de concevoir contre moi des soupçons fondés ; enfin que sans le plus heureux des hasards, le repos de ma vie était peut-être troublé pour jamais. Vous allez en juger. Le Marquis est venu dîner ici aujourd’hui, et nous a fait passer une journée fort agréable ; ma mère elle-même m’a dit quand il est parti, voyant qu’il était fort tard, c’est vraiment un enchanteur qui chasse l’ennui de tous les lieux où il se trouve, et qui donne des ailes au temps. Un moment après son départ j’ai vu à terre un petit papier plié, de la grandeur d’un billet, je l’ai ramassé et l’ayant ouvert, j’ai trouvé… quoi ?… mon portrait à la mine de plomb ! et de l’autre côté des cheveux, je l’ai mis promptement dans ma poche, et je suis devenue toute tremblante, en considérant monsieur de Loewenstein qui en était plus près que moi, qui aurait pu me le voir ramasser, et m’aurait fait des questions sur ce qu’il renfermait ; heureusement il lisait la gazette, et ma mère, qui aurait pu également me questionner, avait les yeux attachés sur son ouvrage. Je suis sortie à l’instant toute troublée, la rougeur sur le front et les joues brûlantes comme une coupable. Dès que j’ai été dans mon appartement, j’ai examiné ce portrait ; il n’est pas possible de s’y tromper, c’est le mien, copié d’après celui du sallon ; mais singulièrement embelli ; le même ajustement, la même coiffure ; mais il faut tout vous dire, ma chère amie, au bas est un vers célébre de Racine. Présente je la fuis, absente je la trouve. J’ai comparé attentivement les cheveux qui étaient derrière le portrait, avec les miens, il est évident que ce sont les mêmes. Ah ! quelle imprudence, monsieur le Marquis, et quel trouble vous avez pensé exciter ! Jugez donc, ma chère Émilie, de ce qui serait arrivé si ce portrait avait été ramassé par mon mari ; jugez de mon embarras, qui aurait tourné à ma honte, toute innocente que je suis. Il doit être dans des transes mortelles de son côté ; mais je ne puis les calmer, je ne puis lui parler du hasard qui a mis ce portrait entre mes mains ; il me le demanderait, et la restitution serait un don ; enfin, que je le lui rende ou non, s’il savait qu’il est entre mes mains il s’enhardirait à me parler des sentimens qui ont guidé son crayon. Sans le vers qui est au bas, on pourrait mettre sur le compte de la galanterie le désir qu’il a eu d’avoir mon portrait ; mais ce vers, monsieur le Marquis, est plus que de la galanterie : qu’en dites-vous, Émilie ? Malgré son imprudence, je le plains, il doit être extrêmement inquiet, et me voit peut-être par sa faute, malheureuse pour le reste de ma vie. Je vous avoue que j’avais trouvé le Marquis fort empressé pour moi, que ses regards me paraissaient avoir une expression de tendresse ; mais j’attribuais en grande partie ses sentimens à la reconnaissance, et à un besoin d’attachement que le malheur semble rendre plus pressant, et qui fait saisir le premier objet qui se présente. Je répondais à ces sentimens par une sincère affection, et le regardais comme un frère ; je me félicitais d’une affection mutuelle et innocente, qui promettait à mon cœur des jouissances paisibles. J’attends, ma chère Émilie, avec bien de l’impatience votre réponse. Adieu, ma chère amie.

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