L’Émigré/Lettre 041
LETTRE XLI.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je suis encore troublée, ma chère
amie, d’un événement dont les suites
auraient pu être bien fâcheuses
pour moi, et je ressemble à un
homme, qui, mesurant des yeux l’abyme
où il a pensé tomber, est plus
effrayé qu’au moment du danger. Ce
début vous paraîtra tragique ; mais
trouverez-vous que je sois exagérée,
lorsque je vous dirai que ma réputation
a pensé être compromise aux yeux de toute ma famille, sans que
j’eusse pu me justifier ; que mon mari
disposé, je crois, par tempérament
à la jalousie, a été au moment de
concevoir contre moi des soupçons
fondés ; enfin que sans le plus heureux
des hasards, le repos de ma
vie était peut-être troublé pour jamais.
Vous allez en juger. Le Marquis
est venu dîner ici aujourd’hui,
et nous a fait passer une journée fort
agréable ; ma mère elle-même m’a
dit quand il est parti, voyant qu’il
était fort tard, c’est vraiment un enchanteur
qui chasse l’ennui de tous
les lieux où il se trouve, et qui donne
des ailes au temps. Un moment
après son départ j’ai vu à terre un
petit papier plié, de la grandeur d’un
billet, je l’ai ramassé et l’ayant ouvert,
j’ai trouvé… quoi ?…
mon portrait à la mine de plomb ! et de l’autre côté des cheveux, je l’ai
mis promptement dans ma poche, et
je suis devenue toute tremblante, en
considérant monsieur de Loewenstein
qui en était plus près que moi, qui
aurait pu me le voir ramasser, et
m’aurait fait des questions sur ce
qu’il renfermait ; heureusement il lisait
la gazette, et ma mère, qui aurait
pu également me questionner, avait
les yeux attachés sur son ouvrage.
Je suis sortie à l’instant toute troublée,
la rougeur sur le front et les
joues brûlantes comme une coupable.
Dès que j’ai été dans mon appartement,
j’ai examiné ce portrait ;
il n’est pas possible de s’y tromper,
c’est le mien, copié d’après celui du
sallon ; mais singulièrement embelli ;
le même ajustement, la même coiffure ;
mais il faut tout vous dire,
ma chère amie, au bas est un vers célébre de Racine. Présente je la fuis, absente je la trouve. J’ai comparé
attentivement les cheveux qui étaient
derrière le portrait, avec les miens,
il est évident que ce sont les mêmes.
Ah ! quelle imprudence, monsieur le
Marquis, et quel trouble vous avez
pensé exciter ! Jugez donc, ma chère
Émilie, de ce qui serait arrivé si ce
portrait avait été ramassé par mon
mari ; jugez de mon embarras, qui
aurait tourné à ma honte, toute innocente
que je suis. Il doit être
dans des transes mortelles de son
côté ; mais je ne puis les calmer, je
ne puis lui parler du hasard qui a
mis ce portrait entre mes mains ; il
me le demanderait, et la restitution
serait un don ; enfin, que je le lui
rende ou non, s’il savait qu’il est
entre mes mains il s’enhardirait à me
parler des sentimens qui ont guidé son crayon. Sans le vers qui est au bas,
on pourrait mettre sur le compte de
la galanterie le désir qu’il a eu d’avoir
mon portrait ; mais ce vers,
monsieur le Marquis, est plus que
de la galanterie : qu’en dites-vous,
Émilie ? Malgré son imprudence, je
le plains, il doit être extrêmement
inquiet, et me voit peut-être par
sa faute, malheureuse pour le reste
de ma vie. Je vous avoue que j’avais
trouvé le Marquis fort empressé
pour moi, que ses regards me paraissaient
avoir une expression de tendresse ;
mais j’attribuais en grande
partie ses sentimens à la reconnaissance,
et à un besoin d’attachement
que le malheur semble rendre plus
pressant, et qui fait saisir le premier
objet qui se présente. Je répondais
à ces sentimens par une sincère affection,
et le regardais comme un frère ; je me félicitais d’une affection
mutuelle et innocente, qui promettait
à mon cœur des jouissances paisibles.
J’attends, ma chère Émilie, avec bien
de l’impatience votre réponse. Adieu,
ma chère amie.