L’Émigré/Lettre 039
LETTRE XXXIX.

au
Marquis de St. Alban.
Vous êtes né fort heureux, mon
cher cousin, ou plutôt la providence
n’a pas voulu qu’une femme vertueuse
fût la victime d’un singulier concours
de circonstances qui pouvaient ternir
sa réputation. Je vous épargne des
réflexions que vous avez déjà faites,
et j’applaudis à toutes les sages résolutions
que vous ont sans doute dictées la reconnaissance et la probité.
Je viens au fait pour ne vous pas
tenir en suspens : aussitôt votre lettre
reçue, je me suis mise en route
pour Mayence, et je suis arrivée un
peu avant l’heure du dîner à Lœwenstein ;
on a été surpris de me voir ;
mais j’ai supposé une affaire qui avait
avancé un voyage que je devais faire.
La Comtesse, que j’ai trouvée faisant
sa toilette, a paru fort aise, et m’a
semblé redoubler pour moi d’intérêt
et d’amitié ; sa mère m’a reçue comme
à l’ordinaire, c’est-à-dire, très-bien ;
le mari m’a fait ses grands
complimens accoutumés, et ses révérences
jusqu’à terre, et la belle
phisionomie du Commandeur s’est
épanouie en me voyant. J’attendais
qu’on me parlât de vous ; c’est la
mère qui a commencé, en me demandant
de vos nouvelles. Votre nom prononcé, j’ai parcouru aussitôt
tous les visages, et aucun n’a rien
exprimé d’extraordinaire. La mère
a fait votre éloge de la manière la
plus naturelle ; le Commandeur l’a
appuyé par des exclamations, le
mari a dit qu’il espérait chasser avec
vous, et qu’il vous ferait voir qu’il
savait mieux tirer un coup de fusil
que jouer aux échecs. La Comtesse
a demandé si votre logement était
un peu commode : il n’est pas difficile
a-t-elle dit. Des militaires,
a repris le Commandeur, ne doivent
pas l’être ; mais cependant quand on
a l’habitude d’être magnifiquement
logé pendant la paix, il y a bien des
petites commodités, dont la privation
est sensible. Aucune réserve, aucune
froideur, aucune affectation, ou regards
furtifs sur quelques personnes
n’ont frappé mes yeux très-attentifs, tant qu’il a été question de vous ;
de là j’ai conclu que le portrait n’avait
point été trouvé par le mari, la
mère, ni le père, ni le Commandeur ;
mais la Comtesse, je n’en étais pas
si sûre, et une légère nuance d’embarras
m’a semblé offusquer passagèrement
cette ame si franche, si pure,
et habituée à se livrer à tous ses
mouvemens, qu’elle n’a jamais intérêt
de réprimer. La conversation
pendant le dîner, et après, s’est portée
sur divers objets, et voulant absolument
éclaircir le fait qui vous intéresse
ainsi que moi, mon cher cousin,
j’ai préparé bien adroitement mes
batteries, et enfin voici quel a été le
coup décisif. J’ai parlé des malheureux
Émigrés dont la plupart sont
sans ressources. J’en ai cité qui montraient
le Français, la géographie, et
de là je suis venue très-naturellement à parler de mon talent. J’ai tiré une
lettre de St. Pétersbourg par laquelle
on m’annonce une remise de cinq
cents roubles pour un envoi de fleurs,
ce qui m’a valu des félicitations sur
ma fortune et mes succès ; ensuite j’ai
ajouté : mon cousin ne serait pas plus
embarrassé que moi, s’il était réduit
à travailler pour subsister ; il a un talent
qui est un peu plus distingué que
celui que j’ai d’arranger des chiffons.
J’ai laissé la compagnie en suspens sur
votre talent, et à l’instant même, j’ai
regardé le plus adroitement qu’il m’a
été possible la Comtesse, et démêlé
qu’elle faisait des questions moins
pressantes que les autres pour savoir
votre talent. Le Commandeur a insisté
sur l’équitation ; un autre a parlé
de tourner ; j’ai eu l’air de me divertir
de leur curiosité afin de me
donner plus de temps pour juger, et toujours j’ai remarqué que la Comtesse
était la moins vive dans ses questions,
et la moins variée dans ses
conjectures : enfin j’ai dit : mon cousi
sait peindre parfaitement, et excelle
pour la ressemblance dans les
portraits. Vous pensez bien que mes
yeux se sont portés vers la Comtesse ;
mais avec tous les ménagemens
possibles, avec la plus grande legéreté…
Le portrait est entre ses
mains, et n’a été vu de personne
soyez en sûr, mon cousin, et remerciez
bien votre bon génie ou plutôt
le sien qui a corrigé la maligne influence
du vôtre. Échappé miraculeusement
d’un si grand danger, vous redoublerez
sans doute de circonspection ;
il ne serait pas généreux à moi
de choisir le moment où je vous rends
un grand service pour vous gronder
et vous faire des leçons. Rendez donc grâce à la fois et à la noblesse
de mes sentimens, et à mon active
amitié. Je connais trop votre cœur
pour ne pas être sûre, mon cher
cousin, que je vous ai réellement
rendu un service signalé : plus je
vous estime et plus je crois à l’excès
de votre inquiétude. Sorti de ce
mauvais pas, je ne jurerais pas que
vous ne vous félicitiez d’une étourderie
qui a fait connaître à la Comtesse
des sentimens dont vous n’auriez
jamais osé lui faire l’aveu ; mais
à présent, vous allez désirer de lui
en parler ; de grâce songez à votre
position et à la sienne. Vous aurez
besoin bientôt de toute votre prudence :
le Commandeur veut faire
peindre sa nièce, par vous ; il se
presse de lui donner cette satisfaction,
et vous jugez que la manière dont
on a reçu ses instances a multiplié les indices, et changé mes conjectures
en certitudes. Adieu, je vais
coucher à Mayence où je n’ai rien
à faire ; mais je n’ai cependant jamais
fait de voyage qui m’ait procuré
autant de satisfaction ; dormez
bien, mon cher cousin.
