P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 48-55).


LETTRE XXXIX.

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la Duchesse de Montjustin
au
Marquis de St. Alban.


Vous êtes né fort heureux, mon cher cousin, ou plutôt la providence n’a pas voulu qu’une femme vertueuse fût la victime d’un singulier concours de circonstances qui pouvaient ternir sa réputation. Je vous épargne des réflexions que vous avez déjà faites, et j’applaudis à toutes les sages résolutions que vous ont sans doute dictées la reconnaissance et la probité. Je viens au fait pour ne vous pas tenir en suspens : aussitôt votre lettre reçue, je me suis mise en route pour Mayence, et je suis arrivée un peu avant l’heure du dîner à Lœwenstein ; on a été surpris de me voir ; mais j’ai supposé une affaire qui avait avancé un voyage que je devais faire. La Comtesse, que j’ai trouvée faisant sa toilette, a paru fort aise, et m’a semblé redoubler pour moi d’intérêt et d’amitié ; sa mère m’a reçue comme à l’ordinaire, c’est-à-dire, très-bien ; le mari m’a fait ses grands complimens accoutumés, et ses révérences jusqu’à terre, et la belle phisionomie du Commandeur s’est épanouie en me voyant. J’attendais qu’on me parlât de vous ; c’est la mère qui a commencé, en me demandant de vos nouvelles. Votre nom prononcé, j’ai parcouru aussitôt tous les visages, et aucun n’a rien exprimé d’extraordinaire. La mère a fait votre éloge de la manière la plus naturelle ; le Commandeur l’a appuyé par des exclamations, le mari a dit qu’il espérait chasser avec vous, et qu’il vous ferait voir qu’il savait mieux tirer un coup de fusil que jouer aux échecs. La Comtesse a demandé si votre logement était un peu commode : il n’est pas difficile a-t-elle dit. Des militaires, a repris le Commandeur, ne doivent pas l’être ; mais cependant quand on a l’habitude d’être magnifiquement logé pendant la paix, il y a bien des petites commodités, dont la privation est sensible. Aucune réserve, aucune froideur, aucune affectation, ou regards furtifs sur quelques personnes n’ont frappé mes yeux très-attentifs, tant qu’il a été question de vous ; de là j’ai conclu que le portrait n’avait point été trouvé par le mari, la mère, ni le père, ni le Commandeur ; mais la Comtesse, je n’en étais pas si sûre, et une légère nuance d’embarras m’a semblé offusquer passagèrement cette ame si franche, si pure, et habituée à se livrer à tous ses mouvemens, qu’elle n’a jamais intérêt de réprimer. La conversation pendant le dîner, et après, s’est portée sur divers objets, et voulant absolument éclaircir le fait qui vous intéresse ainsi que moi, mon cher cousin, j’ai préparé bien adroitement mes batteries, et enfin voici quel a été le coup décisif. J’ai parlé des malheureux Émigrés dont la plupart sont sans ressources. J’en ai cité qui montraient le Français, la géographie, et de là je suis venue très-naturellement à parler de mon talent. J’ai tiré une lettre de St. Pétersbourg par laquelle on m’annonce une remise de cinq cents roubles pour un envoi de fleurs, ce qui m’a valu des félicitations sur ma fortune et mes succès ; ensuite j’ai ajouté : mon cousin ne serait pas plus embarrassé que moi, s’il était réduit à travailler pour subsister ; il a un talent qui est un peu plus distingué que celui que j’ai d’arranger des chiffons. J’ai laissé la compagnie en suspens sur votre talent, et à l’instant même, j’ai regardé le plus adroitement qu’il m’a été possible la Comtesse, et démêlé qu’elle faisait des questions moins pressantes que les autres pour savoir votre talent. Le Commandeur a insisté sur l’équitation ; un autre a parlé de tourner ; j’ai eu l’air de me divertir de leur curiosité afin de me donner plus de temps pour juger, et toujours j’ai remarqué que la Comtesse était la moins vive dans ses questions, et la moins variée dans ses conjectures : enfin j’ai dit : mon cousi sait peindre parfaitement, et excelle pour la ressemblance dans les portraits. Vous pensez bien que mes yeux se sont portés vers la Comtesse ; mais avec tous les ménagemens possibles, avec la plus grande legéreté… Le portrait est entre ses mains, et n’a été vu de personne soyez en sûr, mon cousin, et remerciez bien votre bon génie ou plutôt le sien qui a corrigé la maligne influence du vôtre. Échappé miraculeusement d’un si grand danger, vous redoublerez sans doute de circonspection ; il ne serait pas généreux à moi de choisir le moment où je vous rends un grand service pour vous gronder et vous faire des leçons. Rendez donc grâce à la fois et à la noblesse de mes sentimens, et à mon active amitié. Je connais trop votre cœur pour ne pas être sûre, mon cher cousin, que je vous ai réellement rendu un service signalé : plus je vous estime et plus je crois à l’excès de votre inquiétude. Sorti de ce mauvais pas, je ne jurerais pas que vous ne vous félicitiez d’une étourderie qui a fait connaître à la Comtesse des sentimens dont vous n’auriez jamais osé lui faire l’aveu ; mais à présent, vous allez désirer de lui en parler ; de grâce songez à votre position et à la sienne. Vous aurez besoin bientôt de toute votre prudence : le Commandeur veut faire peindre sa nièce, par vous ; il se presse de lui donner cette satisfaction, et vous jugez que la manière dont on a reçu ses instances a multiplié les indices, et changé mes conjectures en certitudes. Adieu, je vais coucher à Mayence où je n’ai rien à faire ; mais je n’ai cependant jamais fait de voyage qui m’ait procuré autant de satisfaction ; dormez bien, mon cher cousin.

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