P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 42-48).


LETTRE XXXVIII.

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le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


J’invoque vos bontés, ma chère cousine, vous pouvez me rendre un grand service, chasser de mon esprit la plus cruelle inquiétude, et diriger ma marche dans la plus embarrassante des circonstances. Je vous ai fait la confidence des sentimens passionnés dont je m’efforçais de contenir la brûlante explosion ; elle est faite cette explosion, ma chère cousine, malgré tout mon courage, et j’ose dire malgré un empire surnaturel sur moi-même Pendant mon séjour à Lœwenstein, j’avais trouvé le moyen de faire un portrait de là Comtesse, très-ressemblant, d’après un très-maussade tableau que vous avez pu remarquer dans le sallon ; ce portrait forme un très-joli médaillon, et j’avais écrit au bas ce vers si brillant, et qui exprime si bien la situation d’un homme qui se débat contre un sentiment violent.

« Présente je vous fuis, absente je vous trouve. »

Mais ce n’est pas tout ; de l’autre côté du portrait, j’avais mis des cheveux de la Comtesse ; vous me demanderez qui me les a donnés ? personne. Il y a quelque temps, qu’étant entré le matin dans sa chambre avec sa mère, je la trouvai à sa toilette, on lui coupait les cheveux, et j’en apperçus un assez gros flocon, sur le parquet ; je laissai tomber mon mouchoir auprès, et en le ramassant je pris les cheveux ; à peine pus-je rester ensuite quelques minutes dans la chambre ; possesseur de ce trésor, je me hâtai d’en sortir pour baiser mille fois cette précieuse dépouille. Je reviens au portrait ; il était dans ma poche avant-hier, enfermé dans un petit porte-feuille, dont la clef s’étant perdue, j’avais été obligé de briser la serrure pour y prendre un papier ; le portrait est sorti du porte-feuille, et en tirant mon mouchoir est tombé de ma poche : en quelles mains est-il ? Voilà, ma chère cousine, ce qui m’inquiète vivement. Je n’ai point dormi de la nuit en songeant au trouble que je cause peut-être en ce moment au château de Lœwenstein ; peut-être fais-je à jamais le malheur d’une femme dont j’achetterais la félicité par le sacrifice de ma vie. Je ne puis avoir laissé tomber ce portrait que dans le château, ou dans la cour, en descendant ou montant en voiture ; dans tous les cas il est au pouvoir de quelqu’un de la maison, et si c’est le mari, si c’est le père qui l’ont trouvé, vous voyez tout ce qui peut en résulter de désagréable ou de fâcheux. Tâchez, ma chère cousine, de me tirer de l’affreuse inquiétude où je suis. Je n’ose retourner à Lœwenstein, je voudrais savoir toute l’étendue de mon malheur ; le mélange d’espoir et de crainte produit un état d’anxiété pire que la certitude du mal. Vous deviez aller dans peu voir la Comtesse ; hâtez de deux jours votre voyage. Si le portrait est tombé entre les mains du mari ; il aura parlé au père, à la mère, il aura fait des reproches à sa femme, et vous verrez de l’agitation et de la contrainte dans la famille ; si c’est la mère, elle gardera le secret ; si c’est le père il l’aura concentré entre sa femme et lui, la mère aura été chargée de gronder la fille, toute innocente qu’elle est. Vous verrez en entrant, à la sérénité des visages ou à leur altération, l’état des choses. Enfin en parlant de moi et de mon projet de venir passer deux ou trois jours à Lœwenstein ; portant en même temps un regard prompt et observateur sur la compagnie, vous démêlerez leurs sentimens. Je me conduirai en conséquence de vos apperçus, et je saurai à quoi m’en tenir. Vous ne pouvez pas vous faire une idée du chagrin que j’éprouve, il n’est plus temps de rien vous cacher ; j’aime, sans espoir, de toutes les forces de mon ame, et je m’étais imposé la loi rigoureuse de concentrer à jamais une passion aussi vive que pure, de ne rendre qu’en secret un culte désintéressé à l’objet de mon idolâtrie ; son bonheur est sacré pour moi, et je serais mort plutôt que de le troubler par un aveu embarrassant pour la plus vertueuse et la plus sensible des femmes. Mon étourderie découvre tout ce qui était enseveli au plus profond de mon cœur, et à qui ? à un homme peut-être assez injuste pour la rendre responsable de mes sentimens, qu’elle ignore ; pour l’accuser de les avoir encouragés ; et c’est ainsi que je paye l’hospitalité généreuse qu’elle m’a accordée, et que je reconnais les soins les plus touchans ! Partez donc, ma chère cousine, et puisse votre voyage rétablir un peu de calme dans mon ame, en me faisant connaître que le repos de la Comtesse n’a pas été troublé par ma malheureuse étourderie.

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