L’Émigré/Lettre 037
LETTRE XXXVII.
à
la Cesse de Loewenstein.
J’embrasserais de bon cœur votre
oncle pour la lettre qu’il a écrite au
Marquis, et pour la manière dont il
a parlé de lui. Il y a des fruits qui
ont de belles couleurs et qui renferment
des sucs empoisonnés ; ses châtaignes
sont hérissées d’épines et sous
cette enveloppe est un excellent fruit ;
il en est de même des hommes ; les
dehors les plus agréables, les manières
les plus polies ne servent qu’à cacher des vices, tandis que d’excellentes
qualités sont couvertes d’écorces
grossières. Mais votre oncle n’a
pas seulement un bon cœur, il a, souvenez-vous
que je l’ai toujours dit,
un discernement très-juste ; il arrive
avec son bon sens naturel à des résultats
auxquels des gens de beaucoup
d’esprit ne parviennent qu’après
bien des circuits, et tout ce qu’ils
ont par dessus lui, c’est de pouvoir
en mieux raisonner, c’est d’être en
état de pouvoir démontrer avec plus de
lumières ; ils ne vont pas plus loin,
mais leur marche est méthodique,
calculée, assurée. Votre oncle ne
ferait pas du Marquis un portrait qui
rassemblât toutes ses qualités et leurs
nuances ; n’assignerait pas ce qui tient
à son caractère, à son ame, à son
esprit ; mais il dirait en gros, qu’il a
de l’esprit, de la noblesse, et une ame sensible ; enfin il a senti tout
cela promptement, comme par instinct,
tandis qu’un homme d’esprit,
observateur, se rend compte de ce qui
le frappe et tire ses conséquences.
C’est pour le coup qu’il dirait bien
que je m’embrouille dans mes décompositions ;
mais il a tout à gagner en
vérité, soit à être décomposé, soit à
être pris dans son ensemble. Je vois
d’ici les yeux qu’a faits votre mari, et
j’entends les paroles qu’il n’a pas
dites. Adieu, ma Victorine.