L’Émigré/Lettre 034
LETTRE XXXIV.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Voici, ma chère Émilie, la copie d’une
lettre de mon oncle au Marquis et sa
réponse que le Marquis m’a communiquée.
Vous verrez la noble façon
de penser de mon oncle, et vous apprendrez
que le Marquis est établi à
une lieue d’ici, et à un quart de lieue
du château de mon oncle. Ma mère
a paru très-aise de le voir fixé auprès
de nous ; mon oncle nous a félicitées
de ce voisinage dont il se promet bien, a-t-il dit, de profiter ; mon
père a paru assez indifférent à cette
nouvelle. Monsieur de Loewenstein
a dit : je ne croyais pas qu’il fût assez
riche pour louer une maison. Appelez-vous
cela une maison, a dit ma
mère ? — Enfin c’est une habitation,
et il y a bien des Émigrés qui ne seraient
pas en état de faire cette dépense.
Mon oncle a répété plusieurs
fois, assez riche, avec humeur, et a
dit ensuite : je ne sais pas, mon neveu,
pourquoi nous ferions l’inventaire des
misérables débris que le Marquis a
pu sauver de son naufrage : il a ce
qu’il a ; mais s’il a besoin de trois mille
ducats, d’un bel et bon appartement,
et d’un dîner qui en vaut bien un autre,
il n’a qu’à s’adresser au commandeur
de Loewenstein. Ma mère a applaudi
de l’œil et du geste sans dire
un mot, mon père a dit froidement, les malheureux doivent toujours
compter sur mon frère. Grand merci,
mon frère, a repris le Commandeur ;
mais ce terme de malheureux
me fait de la peine quand il s’agit
d’un homme comme le Marquis : il ne
l’est que trop, malheureux, je le sais
bien. Mon mari promenait ses regards
sur nous tous, et ses regards
disaient, quand on a des parens,
quand ils sont menacés de perdre un
procès !… Pour moi j’ai regardé
mon oncle aux premiers mots qu’il a
dits, d’un air d’admiration, et de sensibilité,
et ensuite mes yeux sont restés
fixés sur mon ouvrage. Que dites-vous
de cette scène, Émilie, n’admirez-vous
pas mon bon oncle, et ne
trouvez-vous pas qu’il y a beaucoup
de délicatesse à avoir relevé ce mot
de malheureux ? J’embrasse bien tendrement
mon Émilie.