L’Émigré/Lettre 033
LETTRE XXXIII.

à la
Duchesse de Montjustin.
J’arrive à Francfort, ma chère cousine,
et vous êtes absente depuis plusieurs
jours ; votre première ouvrière m’ayant
dit qu’elle avait occasion de vous faire
parvenir demain un paquet, j’en profite
pour vous écrire ; c’est toujours
un grand plaisir pour moi, et dans
ce moment j’ai besoin de vous ouvrir
mon cœur. Vous serez surprise que
dans un temps où le sang inonde ma
patrie et l’Europe, où les malheurs
publics épuisent toute la sensibilité, votre ami ait le cœur rempli de sentimens
qui ne devraient naître que
dans le calme et la prospérité ; mais
il faut faire une distinction : les impressions
passagères, auxquelles est si
facilement ouvert le cœur des gens
heureux, ont pour principe le goût du
plaisir, et ne présentent que l’idée
d’une préférence souvent inspirée par
le caprice ; de tels sentimens, j’en
conviens, ne peuvent trouver place
au milieu des plus affreuses circonstances ;
mais ceux que j’éprouve ne
sont pas de ce genre, ils m’offrent
au lieu de la perspective du plaisir,
celle de sacrifices répétés et de la
plus gênante contrainte. C’est peut-être
lorsque des malheurs multipliés
ont invité le cœur à l’émotion, qu’il
est le plus susceptible de ces sentimens ;
les malheureux ont le cœur
plus tendre parce qu’il est exercé à sentir vivement, et plus on est isolé
plus on est disposé à s’attacher fortement.
Je ne croyais pas, il y a trois
jours, qu’il me serait si difficile de
quitter le château de Lœwenstein ;
il me semblait que je n’avais à renoncer
qu’à une société douce et aimable,
dont l’habitude peu ancienne,
ne devait pas être douloureuse à
rompre ; mais en faisant les préparatifs
de mon départ, j’ai éprouvé une
sombre tristesse qui semblait m’ôter les
forces ; un trouble qui m’empêchait
de donner les ordres les plus simples.
Nous avons été nous promener mercredi,
veille de mon départ, et chacun
des objets que je voyais, me présentait
l’idée d’une prochaine privation ;
chaque allée, chaque arbre
étaient-ils donc la source d’un plaisir
auquel il faut que je renonce ? le
château de Lœwenstein est devenu ma patrie. Toute la famille m’a fait
les adieux les plus sensibles, et la
charmante Comtesse a seule été un
peu froide. Les adieux ont souvent
cela d’embarrassant, il faut se faire
effort pour montrer ce qu’on ne sent
pas, ou pour cacher ce qu’on sent.
Hélas ! elle n’avait rien à cacher ;
mais la présence d’un mari porté à
la jalousie, semble quelquefois l’embarrasser.
La crainte de rougir fait
rougir, et n’osant donner l’essor à
sa bienveillance, elle m’a paru mettre
un peu plus de réserve que les
autres dans l’expression de ses regrets ;
son embarras m’a donc privé
des témoignages d’une innocente affection.
La contrainte que j’avais
éprouvée à la promenade, et la lumière
qui tout d’un coup m’a fait lire
au fond de mon cœur, m’ont fait
prendre la résolution de partir le lendemain de grand matin, sans voir
personne. En me faisant cette violence,
je me comparais à un homme
condamné qui désire qu’on avance
l’heure de son supplice. J’ai prétexté
un rendez-vous donné à Francfort,
qui me forçait à y arriver de très bonne
heure, et je suis rentré chez
moi dans l’accablement du désespoir.
Le château de Lœwenstein était
comme je vous l’ai dit, devenu ma patrie,
et j’y avais trouvé une nombreuse
famille. Hélas ! je me voyais
de nouveau seul sur la terre. Six
heures sonnaient à peine que j’étais
monté en voiture, le lendemain matin ;
en quittant cette maison où j’ai
mené une vie si douce, j’ai avancé
la tête lorsque ma voiture sortait de
la cour, pour la considérer encore,
et diriez-vous que j’ai cru appercevoir
la Comtesse qui avait entr’ouvert un rideau d’une fenêtre sur la cour.
Je me suis aussitôt replongé dans la
fond de ma voiture avec un cri de
douleur, comme si j’avais vu le spectacle
le plus affreux ; mon fidelle
Bertrand, qui était à côté de moi,
a été effrayé de m’avoir entendu crier,
et de me voir mettre les deux mains
sur les yeux, comme un homme accablé
de chagrin ; il a cru que quelque
ressentiment de ma blessure en était
la cause, et je l’ai confirmé dans cette
idée en lui disant qu’un cahot de la
voiture avait fait faire un mouvement
à mon épaule, qui m’avait fait éprouver
une douleur extrême ; cela n’était
pas sans vraisemblance, et il semblait
porté à le croire ; mais on voyait
cependant que son bon sens naturel
n’était pas entièrement satisfait de
cette explication. Vous serez peut-être
alarmée, ma cousine, des tourmens que me prépare un amour
sans espoir ; mais j’y ai réfléchi, et
il me semble que l’amour ne rend
malheureux que lorsque habitué à
quelque aliment, il vient à en être
privé, que lorsque enflammé par quelques
faveurs, il se perd dans l’immensité
des désirs qu’elles lui ont fait
concevoir ; mais privé dès sa naissance
de tout espoir, mon amour
sera un culte pur, qui ne peut exciter
d’orages dans ma vie. Ces réflexions
m’ont occupé une partie de
la route ; à la moitié du chemin je
me suis arrêté dans une auberge pour
déjeuner et faire rafraîchir les chevaux ;
dans cette auberge était un
bon Germain de l’ancien temps ; la
candeur, la probité étaient peintes
sur sa figure, et l’on voyait à son
maintien qu’il avait servi. Comme
je l’entendis parler Français avec Bertrand. J’ai lié conversation avec
lui, et il m’a dit qu’il avait servi sous
le grand Frédéric. C’était un
homme, celui-là, m’a-t-il dit, et
il levait les yeux au ciel d’admiration.
Tel que vous me voyez, Monsieur,
il m’a parlé plus de dix fois,
et je ne l’oublierai jamais. Une nuit
qu’il faisait bien froid, j’étais à me
chausser, aussi près de lui que je suis
là de Monsieur. Je lui dis comme ça,
eh bien ! père Fritz, vous nous donnerez de bons quartiers d’hiver. Il
me frappa sur l’épaule, le grand
Frédéric, oui monsieur, il me frappa
sur l’épaule, et il me dit, il faut
encore frotter ces gens-là, et vous
serez content, mon ami, ainsi que
tous ces braves gens. Il n’aimait
pas l’odeur de la pipe, eh bien !
il n’en faisait pas semblant quand il
était au milieu de nous. Je demandai à ce brave vétéran ce qu’il faisait.
Il me raconta qu’il avait quitté le
service après la mort de Frédéric,
et qu’il était concierge et fermier
d’une petite terre qui était à trois
lieues des bords du Rhin. Je me
suis marié, dit-il, avec une femme
pour qui j’avais le cœur pris depuis
long-temps, et là nous vivons, dit-il,
tout doucement, j’ai bien de petits
agrémens, je prends tout le bois qu’il
me faut dans la forêt ; j’ai une bonne
basse-cour, mon potager me donne
des légumes en quantité, et comme
le maître du château ne vient jamais
dans sa terre, le père Schmitt est
regardé comme le seigneur ; il n’y a
que l’argent qui manque un peu pour
payer exactement le prix de la ferme ;
ce diable d’argent, il fait tout dans
ce monde, et c’est dommage qu’il soit
si rare ; depuis un an je n’en avais pas mal, parce que j’avais loué la
moitié du pavillon que j’occupe à un
Patriote Hollandais, qui avait quitté
son pays pour toutes ces querelles
qui sont là comme dans cette France ;
car personne n’est tranquille aujourd’hui.
Ce Hollandais était un bien
honnête homme, bien tranquille, ma
femme lui faisait sa petite cuisine, je
lui abandonnais une partie du jardin
qu’il cultivait pour son amusement,
et il était fort content du père Schmitt
qui, voyez-vous, ne demande qu’à
vivre, et voudrait que tout le monde
fût heureux. Notre Hollandais nous
donnait pour tout cela cinquante florins
par mois, en beaux ducats de
Hollande, et comme ils disent, cordonnés ;
cela mettait beaucoup d’aisance
dans notre ménage, et je regrette
bien ce bonhomme-là, qui
je crois, nous regrette aussi ; car il trouvait la situation de notre maison
et les environs superbes, il ne se
lassait pas de les admirer. Toute cette
conversation vous semblera peu intéressante,
mais attendez, ma chère
cousine : à mesure que ce bon Allemand
parlait, je songeais à son pavillon,
à son jardin, à l’embarras où
je me trouve pour me fixer quelque
part, en attendant un temps plus
heureux, à mon goût pour la campagne,
aux ennuyeuses assemblées
des villes, à la nécessité de jouer pour
ne pas être à charge dans les sociétés :
toutes ces considérations se sont présentées
à mon esprit, et je me suis dit :
l’habitation du père Schmitt me convient,
je cultiverai un petit jardin, je
me promènerai, je m’amuserai à peindre
toutes les belles situations des
environs, et j’irai, guidé par la reconnaissance,
une ou deux fois le mois au château de Lœwenstein, et
chez l’oncle de la Comtesse ; décidé
par ces raisons, j’ai dit : monsieur
Schmitt si vous voulez de moi, je
remplacerai votre Hollandais. Je cherche
une petite maison de campagne ;
tout ce que vous me dites de votre
habitation me plaît fort, et notre marché
sera bientôt fait. Je louerai pour
six mois la partie dont vous pouvez
disposer, et vous en compterai trois
mois d’avance. Il a béni la providence
qui m’avait ainsi fait trouver sur son
chemin, et nous sommes convenus
que dans trois jours j’irais voir sa
maison, et terminer avec lui, si elle me
convient. Adieu, ma chère cousine,
cette longue lettre vous est un sûr garant
de ma confiance en votre amitié.
