P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 18-29).


LETTRE XXXIII.

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le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


J’arrive à Francfort, ma chère cousine, et vous êtes absente depuis plusieurs jours ; votre première ouvrière m’ayant dit qu’elle avait occasion de vous faire parvenir demain un paquet, j’en profite pour vous écrire ; c’est toujours un grand plaisir pour moi, et dans ce moment j’ai besoin de vous ouvrir mon cœur. Vous serez surprise que dans un temps où le sang inonde ma patrie et l’Europe, où les malheurs publics épuisent toute la sensibilité, votre ami ait le cœur rempli de sentimens qui ne devraient naître que dans le calme et la prospérité ; mais il faut faire une distinction : les impressions passagères, auxquelles est si facilement ouvert le cœur des gens heureux, ont pour principe le goût du plaisir, et ne présentent que l’idée d’une préférence souvent inspirée par le caprice ; de tels sentimens, j’en conviens, ne peuvent trouver place au milieu des plus affreuses circonstances ; mais ceux que j’éprouve ne sont pas de ce genre, ils m’offrent au lieu de la perspective du plaisir, celle de sacrifices répétés et de la plus gênante contrainte. C’est peut-être lorsque des malheurs multipliés ont invité le cœur à l’émotion, qu’il est le plus susceptible de ces sentimens ; les malheureux ont le cœur plus tendre parce qu’il est exercé à sentir vivement, et plus on est isolé plus on est disposé à s’attacher fortement. Je ne croyais pas, il y a trois jours, qu’il me serait si difficile de quitter le château de Lœwenstein ; il me semblait que je n’avais à renoncer qu’à une société douce et aimable, dont l’habitude peu ancienne, ne devait pas être douloureuse à rompre ; mais en faisant les préparatifs de mon départ, j’ai éprouvé une sombre tristesse qui semblait m’ôter les forces ; un trouble qui m’empêchait de donner les ordres les plus simples. Nous avons été nous promener mercredi, veille de mon départ, et chacun des objets que je voyais, me présentait l’idée d’une prochaine privation ; chaque allée, chaque arbre étaient-ils donc la source d’un plaisir auquel il faut que je renonce ? le château de Lœwenstein est devenu ma patrie. Toute la famille m’a fait les adieux les plus sensibles, et la charmante Comtesse a seule été un peu froide. Les adieux ont souvent cela d’embarrassant, il faut se faire effort pour montrer ce qu’on ne sent pas, ou pour cacher ce qu’on sent. Hélas ! elle n’avait rien à cacher ; mais la présence d’un mari porté à la jalousie, semble quelquefois l’embarrasser. La crainte de rougir fait rougir, et n’osant donner l’essor à sa bienveillance, elle m’a paru mettre un peu plus de réserve que les autres dans l’expression de ses regrets ; son embarras m’a donc privé des témoignages d’une innocente affection. La contrainte que j’avais éprouvée à la promenade, et la lumière qui tout d’un coup m’a fait lire au fond de mon cœur, m’ont fait prendre la résolution de partir le lendemain de grand matin, sans voir personne. En me faisant cette violence, je me comparais à un homme condamné qui désire qu’on avance l’heure de son supplice. J’ai prétexté un rendez-vous donné à Francfort, qui me forçait à y arriver de très bonne heure, et je suis rentré chez moi dans l’accablement du désespoir. Le château de Lœwenstein était comme je vous l’ai dit, devenu ma patrie, et j’y avais trouvé une nombreuse famille. Hélas ! je me voyais de nouveau seul sur la terre. Six heures sonnaient à peine que j’étais monté en voiture, le lendemain matin ; en quittant cette maison où j’ai mené une vie si douce, j’ai avancé la tête lorsque ma voiture sortait de la cour, pour la considérer encore, et diriez-vous que j’ai cru appercevoir la Comtesse qui avait entr’ouvert un rideau d’une fenêtre sur la cour. Je me suis aussitôt replongé dans la fond de ma voiture avec un cri de douleur, comme si j’avais vu le spectacle le plus affreux ; mon fidelle Bertrand, qui était à côté de moi, a été effrayé de m’avoir entendu crier, et de me voir mettre les deux mains sur les yeux, comme un homme accablé de chagrin ; il a cru que quelque ressentiment de ma blessure en était la cause, et je l’ai confirmé dans cette idée en lui disant qu’un cahot de la voiture avait fait faire un mouvement à mon épaule, qui m’avait fait éprouver une douleur extrême ; cela n’était pas sans vraisemblance, et il semblait porté à le croire ; mais on voyait cependant que son bon sens naturel n’était pas entièrement satisfait de cette explication. Vous serez peut-être alarmée, ma cousine, des tourmens que me prépare un amour sans espoir ; mais j’y ai réfléchi, et il me semble que l’amour ne rend malheureux que lorsque habitué à quelque aliment, il vient à en être privé, que lorsque enflammé par quelques faveurs, il se perd dans l’immensité des désirs qu’elles lui ont fait concevoir ; mais privé dès sa naissance de tout espoir, mon amour sera un culte pur, qui ne peut exciter d’orages dans ma vie. Ces réflexions m’ont occupé une partie de la route ; à la moitié du chemin je me suis arrêté dans une auberge pour déjeuner et faire rafraîchir les chevaux ; dans cette auberge était un bon Germain de l’ancien temps ; la candeur, la probité étaient peintes sur sa figure, et l’on voyait à son maintien qu’il avait servi. Comme je l’entendis parler Français avec Bertrand. J’ai lié conversation avec lui, et il m’a dit qu’il avait servi sous le grand Frédéric. C’était un homme, celui-là, m’a-t-il dit, et il levait les yeux au ciel d’admiration. Tel que vous me voyez, Monsieur, il m’a parlé plus de dix fois, et je ne l’oublierai jamais. Une nuit qu’il faisait bien froid, j’étais à me chausser, aussi près de lui que je suis là de Monsieur. Je lui dis comme ça, eh bien ! père Fritz, vous nous donnerez de bons quartiers d’hiver. Il me frappa sur l’épaule, le grand Frédéric, oui monsieur, il me frappa sur l’épaule, et il me dit, il faut encore frotter ces gens-là, et vous serez content, mon ami, ainsi que tous ces braves gens. Il n’aimait pas l’odeur de la pipe, eh bien ! il n’en faisait pas semblant quand il était au milieu de nous. Je demandai à ce brave vétéran ce qu’il faisait. Il me raconta qu’il avait quitté le service après la mort de Frédéric, et qu’il était concierge et fermier d’une petite terre qui était à trois lieues des bords du Rhin. Je me suis marié, dit-il, avec une femme pour qui j’avais le cœur pris depuis long-temps, et là nous vivons, dit-il, tout doucement, j’ai bien de petits agrémens, je prends tout le bois qu’il me faut dans la forêt ; j’ai une bonne basse-cour, mon potager me donne des légumes en quantité, et comme le maître du château ne vient jamais dans sa terre, le père Schmitt est regardé comme le seigneur ; il n’y a que l’argent qui manque un peu pour payer exactement le prix de la ferme ; ce diable d’argent, il fait tout dans ce monde, et c’est dommage qu’il soit si rare ; depuis un an je n’en avais pas mal, parce que j’avais loué la moitié du pavillon que j’occupe à un Patriote Hollandais, qui avait quitté son pays pour toutes ces querelles qui sont là comme dans cette France ; car personne n’est tranquille aujourd’hui. Ce Hollandais était un bien honnête homme, bien tranquille, ma femme lui faisait sa petite cuisine, je lui abandonnais une partie du jardin qu’il cultivait pour son amusement, et il était fort content du père Schmitt qui, voyez-vous, ne demande qu’à vivre, et voudrait que tout le monde fût heureux. Notre Hollandais nous donnait pour tout cela cinquante florins par mois, en beaux ducats de Hollande, et comme ils disent, cordonnés ; cela mettait beaucoup d’aisance dans notre ménage, et je regrette bien ce bonhomme-là, qui je crois, nous regrette aussi ; car il trouvait la situation de notre maison et les environs superbes, il ne se lassait pas de les admirer. Toute cette conversation vous semblera peu intéressante, mais attendez, ma chère cousine : à mesure que ce bon Allemand parlait, je songeais à son pavillon, à son jardin, à l’embarras où je me trouve pour me fixer quelque part, en attendant un temps plus heureux, à mon goût pour la campagne, aux ennuyeuses assemblées des villes, à la nécessité de jouer pour ne pas être à charge dans les sociétés : toutes ces considérations se sont présentées à mon esprit, et je me suis dit : l’habitation du père Schmitt me convient, je cultiverai un petit jardin, je me promènerai, je m’amuserai à peindre toutes les belles situations des environs, et j’irai, guidé par la reconnaissance, une ou deux fois le mois au château de Lœwenstein, et chez l’oncle de la Comtesse ; décidé par ces raisons, j’ai dit : monsieur Schmitt si vous voulez de moi, je remplacerai votre Hollandais. Je cherche une petite maison de campagne ; tout ce que vous me dites de votre habitation me plaît fort, et notre marché sera bientôt fait. Je louerai pour six mois la partie dont vous pouvez disposer, et vous en compterai trois mois d’avance. Il a béni la providence qui m’avait ainsi fait trouver sur son chemin, et nous sommes convenus que dans trois jours j’irais voir sa maison, et terminer avec lui, si elle me convient. Adieu, ma chère cousine, cette longue lettre vous est un sûr garant de ma confiance en votre amitié.

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