L’Émigré/Lettre 030
LETTRE XXX.

à la
Duchesse de Montjustin.
Je suis enfin entièrement guéri,
ma chère cousine, et je partirai dans
peu pour Francfort, pénétré d’une
immortelle reconnaissance pour l’intéressante
famille qui m’a donné un
asile. Vous me feriez grand plaisir
de vous informer d’un logement pour moi. J’aurais été bien heureux si
nous avions pu loger ensemble ; mais
le titre de cousin aurait-il suffi pour
vous rassurer contre les propos ? J’ai
quelques fonds à rassembler qui me
mettront au-dessus du besoin jusqu’à
des circonstances plus heureuses. La
société n’est plus si agréable au château
de Loewenstein, depuis l’arrivée
du père et du mari. Chacun
fait un peu trop sentir son empire ;
mais ils sont obligés de s’abaisser un
peu devant l’oncle, à qui ses richesses
donnent un ascendant marqué sur
toute la famille, excepté sur sa nièce ;
on voit qu’elle respecte en lui le frère
de son père, son âge, et ses vertus,
mais que ses richesses ne déterminent
point ses égards et ses soins ;
on voit que pauvre il serait également
considéré par elle. L’oncle, qui a
un discernement naturel, et plus étendu qu’on ne croit, distingue fort
bien et le genre des complaisances
qu’on a pour lui, et leur principe.
Il paraît savoir gré à sa nièce de la
juste mesure de ses empressemens, et
l’on croit voir qu’il compterait plus
sur son amitié que sur celle des autres,
malgré leurs exagérations. Le mari
est prévenu contre les Français, et j’attribue
à son éloignement pour eux
quelques mots aigres qui avaient l’air
de s’adresser indirectement à moi ; j’ai
été tenté dans deux ou trois circonstances
de croire qu’il avait quelque
jalousie contre moi. Sans être heureux on fait donc des jaloux ! … J’attends
de vos nouvelles, ma chère cousine, et
un dîner que nous allons faire à trois
lieues, ne me permet pas de m’entretenir
plus long-temps avec vous ;
agréez mon tendre attachement.
