P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 248-251).


LETTRE XXIX.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Le procès répand toujours un nuage de tristesse sur toute ma famille, et je suis forcée aussi de prendre un air inquiet pour ne pas désobliger mes parens ; mais au fond je ne mets pas assez de prix à la fortune pour être forte affectée. Ce qui me touche véritablement c’est l’embarras où se trouverait mon père pour subvenir aux frais du procès. Le marquis de St. Alban qui me croit plus inquiète que je ne le suis, partage avec vivacité le chagrin général, et ce qu’il y a de bon, c’est que c’est moi qui fais effort pour le consoler. Il avance dans sa guérison, et partira dans huit ou dix jours pour Francfort ; ce sera pour moi, et je crois aussi pour ma mère, une véritable privation, et peut-être aurait-il mieux valu que je ne l’eusse pas connu. Nos bons Allemands me paraissent un peu plus maussades depuis son séjour ici, et nos agréables me sont encore plus insupportables ; mon mari s’en est sans doute apperçu, et sur ce que je n’étais pas aussi enthousiasmée que lui du prince de **** que nous avons vu deux ou trois fois l’hiver dernier, il m’a dit avec un peu d’aigreur, il faut être Français pour plaire à madame : voilà ses mots ; mais il y avait dans le son de sa voix quelque chose d’aigre, et dans ses regards une intention que je ne puis vous rendre. Je crois que la présence du Marquis lui est à charge : les malheureux sont toujours importuns à certaines personnes, à presque tous les hommes ; le calcul de l’intérêt est en entier contre eux ; l’intérêt étend ses vues dans l’avenir, et craint qu’on ne se fasse un titre d’un léger bienfait pour en exiger de nouveaux. Mon mari a toujours été porté à l’économie ; il en sent en ce moment encore plus la nécessité, et il s’exagère la faible dépense que le séjour du Marquis occasionne : voilà je crois la source de son humeur contre lui, et il n’a d’ailleurs jamais aimé les Français. Elle n’aura plus de fondement dans peu, car le Marquis part pour Francfort, où il a quelques misérables débris de sa fortune à rassembler. J’aurai besoin de quelque temps après son départ, pour me remettre au ton ordinaire des conversations, et m’habituer à des sociétés, sans intérêt. Avec vous et avec le Marquis nous parlons une autre langue. Je remplacerai le Marquis par des livres, et quand vous serez mariée, ma chère amie, les occasions fréquentes de nous voir ne me laisseront rien à désirer. Adieu, mon unique, tendre et adorable amie.

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