P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 241-247).


LETTRE XXVIII.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


Ma santé se rétablit de jour en jour, graces aux soins qui me sont prodigués, et à un excellent chirurgien. Je ne serai certainement point estropié, voilà ce qu’il y a d’intéressant, ma chère cousine. La paisible et charmante habitation où m’a conduit un génie bienfaisant, n’est plus aussi solitaire que vous l’avez vue ; le père et le mari de la Comtesse sont arrivés de Vienne ; l’inquiétude règne dans la maison, le père craint de rendre un domaine assez considérable dont il jouissait depuis près de trente ans, avec les fruits perçus depuis ce temps. Les frais du procès ajouteraient encore aux embarras, parce qu’il faut les payer incessament ; à la vérité on compte un peu sur le bon Commandeur. Je partage les alarmes de sa famille et pénétré de reconnaissance, j’oublie depuis deux jours mes malheurs. Le père de la Comtesse est un homme de soixante ans, il n’a point servi et n’a presque jamais quitté son château ; il connaît peu le monde, et il a mauvaise opinion des hommes, par l’effet d’une disposition misantropique, sans philosophie, et par de mauvais procédés qu’il a éprouvés, et qui ont laissé de profondes impressions dans son ame ; du reste il est attaché scrupuleusement à ses devoirs, à sa religion jusqu’à la superstition ; occupé de l’administration de son bien, et entier dans ses volontés ; il aime sa femme parce que la religion et la morale le prescrivent ; mais sa fille, ce n’est ni la morale ni la religion, c’est cette irrésistible attraction qui est dans le moindre de ses mouvemens. Il me reste à vous donner une idée du mari : il a une de ces figures qu’on croit avoir vue par tout, et qu’on n’a remarquée nulle part ; il a servi quelques années ; et sa famille désirant que son nom se perpétuât l’a engagé à se marier avec la charmante Victorine qui est de la même maison. Il paraît sentir son infériorité ; mais il croit que la dignité de mari suffit pour faire disparaître toutes les inégalités personnelles ; il ne faudrait pas je crois rassembler beaucoup de circonstances pour exciter en lui de la jalousie : tel est l’heureux mortel qui possède Victorine ; mais que dis-je, un tel bonheur n’est pas sans partage ; il ne possède que la plus petite partie de cette femme divine : il ne sait la langue ni de son esprit ni de son cœur. Elle verra donc passer ses beaux jours sans avoir embelli l’existence d’un mortel digne d’elle, sans avoir donné l’essor aux sentimens de son ame sublime et aimante, sans avoir participé au charmant concert de deux esprits et de deux cœurs, se répondant et s’éclairant mutuellement ! Les nouveaux arrivés m’ont fait des politesses a leur manière, le père, avec assez de franchise, le mari avec une sorte de contrainte. La conduite de la Comtesse avec son mari répond à la justesse de son discernement, à cette connaissance, j’oserais dire, à cet instinct des plus délicates convenances : elle ne cherche point à le faire valoir en protectrice ; mais sait faire ensorte qu’il ne paraisse jamais à son désavantage ; elle ne cherche point à faire à lui ou aux autres, illusion sur ses sentimens, et se borne à des manières qui caractérisent l’amitié et l’estime, enfin elle ne montre rien d’hypocrite ni d’exagéré, et rien qui puisse donner l’idée du mépris. Le temps va arriver où je serai obligé de quitter cette aimable société. Je ne puis rien comparer dans ma vie au charme des jours que j’ai passés ici. Il y a quelque temps qu’ayant horriblement souffert, je m’endormis profondément ; à mon réveil, mes yeux se portèrent vers une glace qui est en face du sopha sur lequel je suis pendant la journée, et cette glace m’offrit une femme vêtue de blanc ; ses cheveux épars et bouclés tombaient sur un cou d’albâtre entouré d’un rang de perles, une rose était à quelque distance et s’élevait et s’abaissait… deux bras arrondis par l’amour étaient nuds jusqu’au coude, et des mains d’une blancheur éblouissante parfilaient des fils d’or. Je restai quelques momens sans faire connaître que j’étais éveillé, et je vis cette figure céleste, jeter des regards d’intérêt de mon côté ; ils ont pénétré, ces regards, jusqu’au plus profond de mon cœur ; je ne me croyais plus sur la terre, et j’étais transporté au milieu des anges. Sa mère était près d’elle et contemplait avec délice sa charmante fille, et un vieillard respectable lisait et s’arrêtait quelquefois pour jeter sur elle un regard de satisfaction. Chacun m’exprima à mon réveil, d’une manière touchante ses craintes et le plus tendre intérêt. Ce réveil, ce tableau, car c’en était un, puisque je ne les voyais tous que dans la glace, seront sans cesse présens à mon esprit. Adieu, ma chère cousine. Parlez-moi un peu de vos amis de Francfort, en échange de tous les détails que je vous envoie, sur une société qui suspend par momens le sentiment de mes malheurs. Encore une fois je me reproche d’être heureux, mais qui sait ce que me garde l’avenir, et si je ne payerai pas bien cher cet éclair de bonheur.

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