L’Émigré/Lettre 028
LETTRE XXVIII.
à la
Duchesse de Montjustin.
Ma santé se rétablit de jour en jour,
graces aux soins qui me sont prodigués,
et à un excellent chirurgien.
Je ne serai certainement point estropié,
voilà ce qu’il y a d’intéressant,
ma chère cousine. La paisible et
charmante habitation où m’a conduit
un génie bienfaisant, n’est plus aussi
solitaire que vous l’avez vue ; le père
et le mari de la Comtesse sont arrivés
de Vienne ; l’inquiétude règne dans la maison, le père craint de
rendre un domaine assez considérable
dont il jouissait depuis près de
trente ans, avec les fruits perçus
depuis ce temps. Les frais du procès
ajouteraient encore aux embarras,
parce qu’il faut les payer incessament ;
à la vérité on compte un
peu sur le bon Commandeur. Je
partage les alarmes de sa famille et
pénétré de reconnaissance, j’oublie
depuis deux jours mes malheurs.
Le père de la Comtesse est un
homme de soixante ans, il n’a point
servi et n’a presque jamais quitté
son château ; il connaît peu le monde,
et il a mauvaise opinion des hommes,
par l’effet d’une disposition misantropique,
sans philosophie, et par
de mauvais procédés qu’il a éprouvés,
et qui ont laissé de profondes
impressions dans son ame ; du reste il est attaché scrupuleusement à ses
devoirs, à sa religion jusqu’à la superstition ;
occupé de l’administration
de son bien, et entier dans ses volontés ;
il aime sa femme parce que
la religion et la morale le prescrivent ;
mais sa fille, ce n’est ni la morale
ni la religion, c’est cette irrésistible
attraction qui est dans le moindre de
ses mouvemens. Il me reste à vous
donner une idée du mari : il a une
de ces figures qu’on croit avoir vue par
tout, et qu’on n’a remarquée nulle
part ; il a servi quelques années ;
et sa famille désirant que son nom
se perpétuât l’a engagé à se marier
avec la charmante Victorine qui est
de la même maison. Il paraît sentir
son infériorité ; mais il croit que la
dignité de mari suffit pour faire disparaître
toutes les inégalités personnelles ;
il ne faudrait pas je crois rassembler beaucoup de circonstances
pour exciter en lui de la jalousie :
tel est l’heureux mortel qui
possède Victorine ; mais que dis-je,
un tel bonheur n’est pas sans partage ;
il ne possède que la plus petite
partie de cette femme divine :
il ne sait la langue ni de son esprit
ni de son cœur. Elle verra donc
passer ses beaux jours sans avoir
embelli l’existence d’un mortel digne
d’elle, sans avoir donné l’essor aux
sentimens de son ame sublime et
aimante, sans avoir participé au charmant
concert de deux esprits et de
deux cœurs, se répondant et s’éclairant
mutuellement ! Les nouveaux
arrivés m’ont fait des politesses a
leur manière, le père, avec assez de
franchise, le mari avec une sorte de
contrainte. La conduite de la Comtesse
avec son mari répond à la justesse de son discernement, à cette connaissance,
j’oserais dire, à cet instinct
des plus délicates convenances : elle
ne cherche point à le faire valoir
en protectrice ; mais sait faire ensorte
qu’il ne paraisse jamais à son
désavantage ; elle ne cherche point à
faire à lui ou aux autres, illusion
sur ses sentimens, et se borne à des
manières qui caractérisent l’amitié
et l’estime, enfin elle ne montre rien
d’hypocrite ni d’exagéré, et rien qui
puisse donner l’idée du mépris. Le
temps va arriver où je serai obligé
de quitter cette aimable société. Je
ne puis rien comparer dans ma vie
au charme des jours que j’ai passés
ici. Il y a quelque temps qu’ayant
horriblement souffert, je m’endormis
profondément ; à mon réveil, mes
yeux se portèrent vers une glace
qui est en face du sopha sur lequel je suis pendant la journée, et cette
glace m’offrit une femme vêtue de
blanc ; ses cheveux épars et bouclés
tombaient sur un cou d’albâtre entouré
d’un rang de perles, une rose
était à quelque distance et s’élevait
et s’abaissait… deux bras arrondis
par l’amour étaient nuds jusqu’au
coude, et des mains d’une blancheur
éblouissante parfilaient des fils d’or.
Je restai quelques momens sans faire
connaître que j’étais éveillé, et je vis
cette figure céleste, jeter des regards
d’intérêt de mon côté ; ils ont pénétré,
ces regards, jusqu’au plus profond
de mon cœur ; je ne me croyais
plus sur la terre, et j’étais transporté
au milieu des anges. Sa mère était
près d’elle et contemplait avec délice
sa charmante fille, et un vieillard respectable
lisait et s’arrêtait quelquefois
pour jeter sur elle un regard de satisfaction. Chacun m’exprima à
mon réveil, d’une manière touchante
ses craintes et le plus tendre intérêt.
Ce réveil, ce tableau, car c’en était
un, puisque je ne les voyais tous que
dans la glace, seront sans cesse présens
à mon esprit. Adieu, ma chère
cousine. Parlez-moi un peu de vos
amis de Francfort, en échange de
tous les détails que je vous envoie,
sur une société qui suspend par momens
le sentiment de mes malheurs.
Encore une fois je me reproche d’être
heureux, mais qui sait ce que me
garde l’avenir, et si je ne payerai
pas bien cher cet éclair de bonheur.