L’Émigré/Lettre 027
LETTRE XXVII.
Mon bonheur a amené ici ma cousine.
Ce début vous surprend ; cette cousine,
vieille fille, bavarde, ennuyeuse
avec solennité, fatigante dans ses
empressemens, et se faisant valoir
pour les plus petites choses, disant
sans cesse. « Convenez que sans moi
vous auriez payé votre robe deux
ducats de plus ; si je ne m’étais
trouvée là vous tombiez dans le
fossé ; vous auriez encore la fièvre
si je ne vous eusse forcée à prendre
du quinquina. Ce bal où l’on désirait
tant d’aller, la bonne maman était malade, on se désolait ; mais
heureusement on a une cousine qui
arrive toujours à propos ; elle offre
de se charger de la conduite
d’Émilie, de la mener à ce bal,
de la ramener ; qu’est-ce qu’on y
voit, ah ! ah ! »… En voilà
assez, dit-je, ma cousine : Je sais
toutes les obligations que je vous
ai ; et je suis obligée de lui mettre
la main sur la bouche. À quoi sert
tout ce préambule, à vous dire que
ma cousine, a proposé de me mener
chez vous, et d’y rester ce qu’on
appelle un jour franc. Je partirai donc
après-demain, ma chère Victorine, et
nous passerons ensemble quarante-huit
heures. On dit que la durée
est une grande question en philosophie,
et je n’en suis pas surprise ;
du moins si c’est comme je l’entends ;
une opération qui dure six minutes est d’une longueur insupportable, et
six minutes sont un éclair pour celui
qui goûte un plaisir vif : ôtez
huit heures de sommeil, reste quarante,
formant deux-mille-quatre
cents minutes que nous passerons ensemble.
Quel philosophe m’en dira
la juste durée ! Ah ! qu’il se passe
de choses dans l’ame d’une personne
qui sent vivement ! c’est sans doute
à ce sujet, de la durée du temps,
ce qu’on rapporte de Mahomet,
à ce que je crois : il sort de son lit,
s’élève dans les airs, parcourt des
mondes infinis, et il rentre chez lui
que sa place dans son lit, n’était pas
encore refroidie, et qu’une caraffe,
qu’il avait laissé renversée, et répandant
l’eau qu’elle contenait, n’était
pas encore vide. C’est pour le coup
que vous allez dire avec raison,
quel déluge de métaphysique ! Mais pourquoi m’en vouloir, n’est-ce pas
mon cœur, ingrate, qui me rend métaphysicienne ?
N’est-ce pas le bonheur
de vous voir qui m’inspire tant
de beaux calculs ? L’avare qui compte
son argent, tantôt le voit en ducats,
tantôt en écus, et enfin en florins, en
kreutzer, pour en grossir la somme
à ses yeux. Adieu, ma chère Victorine,
et quel bonheur j’aurai dans
trente-six heures en disant, bon jour
chère Victorine !