P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 8-14).


LETTRE XXXI.

Séparateur


la Duchesse de Montjustin
au
Marquis de St. Alban.


Je m’informe de tous côtés, mon cher cousin, d’un logement tel que vous le désirez, et c’est pour moi un grand chagrin que la maison que j’habite ne soit pas plus vaste ; je me serais mise au-dessus des propos, et en vérité je ne crois pas qu’ils eussent été à redouter. L’on vit où l’on peut, dans un bouleversement comme celui que nous éprouvons, d’ailleurs vous connaissez ma maxime, c’est que la vérité se fait toujours connaître à la longue ; je ne pense donc pas qu’on nous eût pris long-temps pour Annete et Lubin. On m’a parlé d’une veuve qui a un appartement à louer, assez propre, et qui pourrait aussi se charger de vous nourrir et de vous donner du caffé et du thé, car ces deux articles en Allemagne ne sont jamais oubliés. Je crois que l’ordinaire de la veuve vous paraîtra préférable à une table d’hôte, et je tâcherai de faire prix pour le tout, qui n’excédera pas, à ce qu’on dit, six livres de France par jour. Je ne sais si votre petite fortune vous met en état de faire cette dépense. Avant que l’idée de faire des fleurs me fût venue, j’ai vécu avec trois livres, moi et ma femme de chambre, dans une petite ville d’Allemagne, où à la vérité les vivres sont moins chers. Comme vous devez bientôt arriver, je n’arrêterai rien définitivement ; mais je rassemblerai toutes les instructions propres à vous mettre à portée de choisir promtement. Cela est important, car les auberges sont fort chères à Francfort ; c’est ici qu’est la fameuse Maison rouge ; mais une telle habitation n’est pas à proposer à un Émigré. Je suis très-satisfaite de tout ce que j’ai vu à Lœwenstein ; c’est une famille très-estimable, et la mère et la fille ne sont dans aucun pays des femmes communes. Je crois, je dirai je crains, mon cher cousin, que le mérite de la fille n’ait fait que trop d’impression sur vous. C’est une affreuse situation que celle qui fait un malheur de rencontrer une société aimable ; on n’en sent que plus vivement son mal, et l’agrément, le bien-être dont on jouit, affaiblissent le courage et semblent porter au désespoir. Qui m’aurait dit il y a dix ans, quand j’ai perdu le duc de Montjustin que j’aimais sincèrement ; quand j’ai perdu, il y a trois ans, ma petite Charlotte, qu’il viendrait un temps où je regarderais leur mort comme un bien pour eux, et presque aussi pour moi ! Qui peut m’assurer que le duc de Montjustin, ardent, passionné dans ses goûts pour les idées nouvelles, n’aurait pas été Démocrate, on qu’il n’aurait pas été une des victimes immolées dans les affreuses journées qui surpassent celle de la St. Barthélémy ; enfin impatient, fier comme if l’était, comment aurait-il pu se résigner à la pauvreté, et à l’humiliation qui la suit ? Que ferais-je de ma Charlotte, qui aurait aujourd’hui quatorze ans ? Forcée de la perdre de vue quelquefois pour m’occuper de mon travail, et de mon petit commerce, comment la garantir des impressions qu’elle pourrait recevoir ? Et si les affaires de la France ne s’arrangent point, quel sort lui préparait l’avenir !… son éducation lui avait inspiré des sentimens conformes à sa naissance, comment supposer que dans une personne de cet âge, la raison aurait su en affaiblir le souvenir sans l’éteindre, et l’amener à une résignation exempte de bassesse et d’abattement ? Voilà ce que ma raison me dit quelquefois pour tempérer la douleur de sa perte ; mais mon cœur me présente bien plus souvent un autre aspect, et je vois Charlotte partageant mon travail, me prodiguant les plus tendres soins ; je vois dans elle une compagne chérie, à qui j’ouvre mon cœur, enfin l’objet d’une affection qui par sa nature et sa vivacité suffit à l’ame la plus sensible et la plus active. Mais il serait venu un temps, et ce temps n’était pas loin, où le cœur de ma Charlotte aurait éprouvé des besoins, et la passion s’est toujours indignée des barrières que la naissance et la fortune ont établies dans la société. Dans un moment où l’égalité parmi les hommes est réduite en système, il m’aurait été bien difficile, je ne dis pas de diriger, mais de circonscrire le choix de ma Charlotte, et de la préserver de la séduction de l’homme le plus vil par son état, ou sa naissance : L’amour sera toujours démocrate quand il aura intérêt de l’être. Je n’ai jamais été, mon cher cousin, enivrée de l’éclat des titres et de la noblesse ; mais je n’aurais pu voir ma fille se dégrader par une alliance honteuse. Je crois que cette morale serait applaudie dans la maison que vous habitez, et que le Commandeur redoublerait d’estime pour moi. Adieu, mon cher cousin, dites mille choses pour moi à vos bons et généreux hôtes ; et à la Comtesse, que pour les premières roses que je ferai, je tâcherai de me rappeler les nuances de son teint.

Séparateur