P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 195-204).
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LETTRE XXI.

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le Marquis de St. Alban
au
Président de Longueil.


J’ai lu, mon respectable ami, avec le plus vif intérêt le récit de vos aventures. Les Français dispersés sur toute la terre présentent une variété infinie de scènes touchantes, trop souvent tragiques, et dont plusieurs sont romanesques. Ils ont tout éprouvé : humiliations, refus inhumains, intérêt touchant, secours imprévus, persécutions impolitiques, compassion stérile. Mes généreux hôtes m’ont trouvé les larmes aux yeux, hier, en entrant chez moi ; votre lettre était sur la table, on a craint que je n’eusse reçu de fâcheuses nouvelles, et essayant en vain de les rassurer j’ai pris le parti de leur en faire la lecture. Tous les visages étaient attentifs, et il n’y a pas eu un trait intéressant de votre récit qui n’ait produit la plus vive impression ; des larmes d’attendrissement ont coulées à plusieurs reprises, à la description de la généreuse réception des habitans des rives du Pô. Le Commandeur pleurait en criant bravo ; il trépignoit de joie, comme s’il eût été sur le rivage à vous attendre ; on le voyait prêt à courir pour vous précéder le lendemain et vous retrouver. La Comtesse, les yeux inondés de pleurs au récit des procédés de ce bon négociant de Cremone, était d’une beauté ravissante. Je n’avais jamais eu le spectacle d’une belle femme qui pleure d’attendrissement ; quelle différence d’avec les larmes de la douleur qui ne sortent qu’en déformant le visage, qu’elles paraissent silloner ; ici la beauté de chacun de ses traits semblait, si je puis parler ainsi, s’épanouir pour recevoir la céleste rosée qui les inondait. Le brave homme, disait le Commandeur, je lui donnerais la moitié de mon château, s’il était dans le besoin ; la mère disait, l’excellent homme, heureusement il s’en trouve encore de tels. La Comtesse tendait les bras comme pour y recevoir cet honnête Cremonois, et je crois que s’il eût été là, elle n’aurait pu s’empêcher de l’embrasser.

Après cette intéressante lecture, vous jugez qu’il a été fort question des Émigrés ; on a raconté quelques histoires dont plusieurs étaient d’un genre bien opposé à celle de votre voyage. Une carte géographique était sur ma table, et l’on a parcouru les divers pays où nos compatriotes sont accueillis ou tolérés ; il est venue à ce sujet une assez singulière idée à la Comtesse : il faut, a-t-elle dit, que cette carte serve d’indication du sort dont jouissent les Émigrés dans les différens états de l’Europe, ils seront peints de diverses couleurs ; et leur site sera analogue au traitement dont ils jouissent ; ainsi les pays où ils auraient été mal accueillis seront en couleur noire et des montagnes arides, des torrens dévastateurs désigneront l’âpreté du climat ; dans ceux où ils auront été bien reçus, on verra des prairies émaillés de fleurs et des verts bocages ; mais il faut une légende au bas de la carte pour donner des explications. On a fort applaudi à cette idée, et la Comtesse a été prendre ses crayons.

Elle s’est mise à dessiner, et pendant ce temps, essayant de faire les légendes, j’ai senti la difficulté de leur donner le style court et serré qu’exige le genre lapidaire. Il m’a donc fallu, n’ayant pas le temps d’être court, faire un récit historique.

Voici celui de la Russie.

Louis XIV a prodigué des secours à un roi qu’on avait précipité du trône ; la générosité de son ame et le noble orgueil de son rang ont déterminé ses bienfaits ; mais si la souveraine de Russie s’est empressée d’adoucir les malheurs d’une famille, auguste, Catherine, femme sensible et généreuse, a tendu une main bienfaisante à l’humanité souffrante ; son trésor a été la caisse des malheureux ; ils ont trouvé une nouvelle patrie dans ses états, et ont reçu d’elle des terres et des fonds pour les faire cultiver.

La légende de l’Angleterre.

Les malheureux Français fuyant leurs maisons en feu, poursuivis par le fer des brigands et la hache des bourreaux, sont venus chercher un asile chez leurs anciens rivaux.

La politique, l’intérêt ont cédé aussitôt aux cris de l’humanité désolée ; les dons du Roi, ceux des Grands, des Anglais de toutes les classes, au moyen de nombreuses souscriptions ont produit des secours immenses pour une foule prodigieuse d’hommes, de femmes, de prêtres, d’enfans sans asile et sans subsistance ; enfin pour rendre ces bienfaits durables et en assurer l’équitable distribution, ils ont établi les plus sages précautions, avec cette méthode précise du génie calculateur qui les caractérise ; ils ont su distinguer, naissance, services, âge, enfin le malheur et les talens, la valeur, la vertu ont été pour tous les Français des lettres de naturalisation.

La Prusse est à remarquer pour les secours que le Roi a prodigués aux Émigrés Français ; plusieurs vivent de ses bienfaits, ou de ceux des princes de sa maison. Beaucoup de jeunes gens ont été placés dans ses troupes, et un grand nombre dans des maisons d’éducation, aux frais de sa Majesté[1].

La retraite modeste et simple d’un héros, Rhinsherg est aussi distinguée sur cette carte ; on y voit comme dans les champs Élyséens, quelques ombres heureuses échapées à la fureur d’un gouvernement barbare, s’entretenant sous des ombrages frais de leur malheureuse patrie, célébrant les vertus et les talens de leur auguste bienfaiteur ; ils sont auprès d’une pyramide, et j’y lis le nom de l’éloquent et généreux Malesherbes. C’est à toi qu’elle est consacrée, ministre du plus vertueux des rois, défenseur du meilleur des hommes.

Brunswick doit être désigné sur cette carte, comme un des pays où l’hospitalité envers les Français est le plus noblement exercée ; on croit souvent se trouver à la cour de France quand on voit l’illustre souverain de Brunswick entouré de généraux, de ministres, de magistrats et de prélats Français. Ses bienfaits préviennent les besoins, et à la noble simplicité de ses manières il semblerait que ce sont les dons de l’amitié.

Je n’aurais malheureusement pas à m’étendre beaucoup, mon respectable ami, sur cette idée de la Comtesse, que j’ai saisie avec empressement. Ce court tableau est tracé par la vérité, et joint à celui de votre voyage, il forme un agréable contraste avec tant de scènes d’horreur. Je vous écris cette lettre en quelque sorte en commun ; vous êtes connu dans le château de Loewenstein comme si vous y aviez long-temps habité, et la Comtesse et le Commandeur ont pour vous, non-seulement de l’estime, mais de l’amitié, et ce dernier sentiment, passez-moi cette vanité, est dû à celle dont vous m’honorez. Adieu, mon respectable ami, conservez-moi vos bontés.

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  1. Cette lettre a été écrite en 1793, et depuis cette époque, le roi de Prusse a donné des terres à plusieurs Émigrés Français dans l’intérieur de ses états, et dans la nouvelle partie de la Pologne, acquise par le dernier partage. Une congrégation de religieuses a demandé un asile, et le Roi leur a accordé une maison où elles vivent facilement du travail de leurs mains, et selon leur institut. Enfin les Émigrés, que distingue leur mérite littéraire, ont obtenu dans l’académie de Berlin des places auxquelles sont attachés des appointemens.