P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 189-194).
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LETTRE XX.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Combien votre amitié me touche, ma chère Victorine, et combien m’a été utile en ce moment votre officieuse prévoyance ! Je venais de lire la gazette qui met au nombre des blessés mon cher Baron ; j’étais toute entière à l’inquiétude la plus déchirante lorsque votre lettre m’est arrivée. Vous avez prévu la douleur qui m’accablait, vous ne vous êtes occupée que pour la guérir, je vous dois mon repos, et qu’un bienfait a de prix quand il vient d’une main chère ! Mais, ma tendre amie, rassurée en ce moment sur le passé, que l’avenir est inquiétant ! Cette malheureuse guerre durera-t-elle encore long-temps ? Les transes continuelles qu’elle me fait éprouver ne peuvent se décrire ; des grades, des rubans peuvent-ils servir de compensation à tant d’inquiétudes. La paix, l’union, les douceurs d’une tendre intimité ne sont-elles pas mille fois au-dessus du vain plaisir de faire parler de soi, d’entendre les autres parler de ce qu’on aime ? Je ne suis pas politique, peut-être les intérêts de mon cœur font-ils illusion à mon esprit, mais je suis bien tentée d’être de l’avis d’un homme d’esprit, qui soutenait chez ma mère, que les Puissances n’auraient pas dû se mêler des affaires des Français, qu’il aurait été plus sage de laisser se consumer leur feu dans l’intérieur et ne pas, dirait-il, en citant un ancien, l’attiser avec l’épée. On dit que c’était le sentiment de l’impératrice de Russie ; si cela est, je dois être bien fière. Ce sentiment n’est peut-être pas celui du marquis de St. Alban. Les Émigrés veulent que les Puissances fassent les plus grands efforts, déploient toutes leurs ressources pour détruire jusqu’au germe de la révolution Française, dont la contagion suivant eux, menace tous les pays ; peut-être ont-ils raison ; peut-être aussi sont-ils aveuglés par leur ressentiment et l’intérêt, qui leur inspirent une impatience bien excusable. Je pense comme eux qu’il importe à l’humanité d’éteindre l’incendie qui consume la France, et peut s’étendre dans le reste de l’Europe ; mais je diffère avec eux sur les moyens. La guerre est le plus grand des fléaux, et la main de tout souverain qui signe un manifeste pour la commencer doit trembler. Il faudrait dans un tel instant mettre sous ses yeux le tableau d’un champ de bataille, où le sang coule de toutes parts ; des monceaux de cadavres, des milliers de blessés, remplissant l’air des cris de la douleur ; il faudrait lui peindre les angoisses des femmes, des mères, des sœurs d’une partie de ses sujets, attendant l’arrivée de chaque courrier avec une inquiétude déchirante, osant à peine parcourir les détails même des victoires, et fixer leur regards sur des lauriers teints du sang de leurs proches et de leurs amis. Les plus brillans succès sont-ils un dédomagement de tant de désastres. Souvenez-vous, ma chère Victorine, qu’en lisant le siècle de Louis XIV. nous lui fîmes l’application de ces vers sublimes de Corneille.

« À vaincre tant de fois mes forces s’affaiblissent
« L’état est florissant, mais les peuples gémissent,
« Leurs membres décharnés courbent sous mes hauts faits
« Et la gloire du trône accable les sujets.

Adieu, je respire depuis votre lettre ; mais je ne puis songer de sang froid à la guerre. Je déteste tous les conquérans et je voudrais que l’univers ne fût habité que par ces bons Quakers, qui ont en horreur l’effusion du sang. J’embrasse mille fois ma charmante Victorine, j’espère la voir incessament et lui faire lire dans mes yeux, dans toute ma personne, le sentiment de reconnaissance qu’elle ajoute à une tendresse que je croyais au-dessus de tout ; mais le cœur le plus aimant a donc toujours quelque vide que découvrent de nouvelles et vives émotions ; le mien ne semblait pas pouvoir vous aimer davantage, et c’est cependant ce que je crois éprouver depuis votre lettre.

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