P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 180-188).
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LETTRE XIX.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Le courrier ne part qu’après-demain, et je ne puis attendre si longtemps pour apprendre à ma chère Émilie, que le hasard m’a fait voir ce matin à Francfort, un officier qui est dépêché de l’armée à Vienne, qui m’a dit que le cher Baron jouissait de la meilleure santé, et n’avait pas été blessé comme quelques gazettes l’ont annoncé ; mais un de ses parens du même nom, et c’est ce qui a donné lieu à l’erreur. Je n’ai pas lu ces gazettes ; mais comme elles pourraient vous parvenir, je ne perds pas un instant pour prévenir l’inquiétude qu’elles auraient causée à mon Émilie. Il faudrait en vérité que la génération actuelle eût reçu des ames plus fortes ou insensibles pour résister aux troubles et aux spectacles terribles de la malheureuse époque où nous vivons. Je viens de lire les confessions de Rousseau, qui a l’art d’intéresser en racontant des faits minutieux, et qu’un autre ne serait pas tenté de relever ; et je songeais après cette lecture aux circonstances présentes ; je me disais : quelle énergique peinture n’aurait pas faite un si grand homme d’événemens qui demanderaient toute la pénétration de son esprit observateur, pour en démêler les causes, et toute la vigueur et la clarté de son style pour les bien expliquer ; mais en y réfléchissant plus attentivement, j’ai pensé que son ame sensible aurait été flétrie par des spectacles pleins d’horreur, et affaissée sous le poids de tant de maux. C’est dans le sein de la paix qu’il est descendu dans son cœur pour y chercher des sentimens doux et touchans, pour en saisir si habilement toutes les nuances ; il a pu alors choisir des expressions convenables et proportionées. Les mots atroces, affreux, terribles, monstrueux, mille et mille fois répétés, employés à chaque instant deviennent insignifians, et il faudrait d’autres expressions pour exprimer un crescendo de crimes et d’infortunes qui va à l’infini. Le plus simple récit fait alors plus d’effet, et je l’ai éprouvé ce matin. Ma sensibilité a été singulièrement affectée par un exposé simple et naturel des malheurs des Émigrés. Un officier qui a su que le marquis de St. Alban est ici, est venu le voir ; nous avons parlé des Émigrés. Plusieurs, nous a-t-il dit, sont réduits à vivre, du métier de garçon charpentier ou menuisier ; les plus heureux sont ceux qui enseignent à danser, qui montrent la géographie ou le Français, ceux-là sont des Milords ; ce fut son expression. Un des meilleurs gentilshommes de ma province, ajouta-t-il, vend dans une petite ville du ratafiat, je l’ai vu en tablier dans sa baraque, et ce qui vous surprendra, il a l’air content. Le Français commence par être abattu, il reprend courage, et à la moindre ressource il passe à la gaieté. Le Marquis lui a demandé en baissant la voix s’il pourrait lui être utile ; l’officier a tout de suite dit, en prenant un ton animé et sensible, comme pour rendre toute la compagnie témoin de la générosité du Marquis, je vous remercie infiniment, et il lui a serré fortement la main, je suis très-reconnaissant de vos offres ; mais j’ai eu le bonheur de me tirer d’affaire ; j’enseigne la musique et je puis dire, avec un grand succès ; je gagne à ce métier vingt ducats par mois ; mais ce n’est pas tout, j’ai le plaisir de me trouver avec de très-jolies demoiselles et de les entendre chanter. Il ne m’en coûte rien pour ma nourriture, parce que je suis invité tous les jours chez l’une ou l’autre de mes écolières, parmi lesquelles il y en a de charmantes ; nous faisons aussi des très-jolis concerts, ainsi vous voyez que je ne suis point à plaindre. Un instant après il a dit, ayant eu l’air de réfléchir : puisque monsieur le Marquis est disposé à obliger ses compatriotes, je vais, s’il le permet, lui fournir une occasion d’exercer sa générosité envers un homme malheureux et très-respectable. Quel est-il ? Si ce n’est point un mistère, a dit le Marquis, qui s’attendait à entendre nommer un officier ou un gentilhomme. C’est mon confesseur a répondu le jeune homme. Nous nous sommes regardés en souriant. Oui, a-t-il dit, mon confesseur. Je vous avouerai qu’il y a longtemps que je n’en fais pas d’usage ; mais je n’en suis pas moins reconnaissant des bons conseils qu’il m’a donnés autrefois, et de l’intérêt qu’il me témoignait lorsque ma mère me faisait aller à confesse, et il fallait bien y aller, car mon précepteur m’accompagnait. C’est un vieux prêtre infirme, et qui est menacé d’être aveugle. Je l’ai trouvé ici et je tâche de le secourir dans son malheureux état. Nous étions disposés à rire au début de cette histoire, ensuite les larmes aux yeux chacun a remis à l’officier, une petite offrande, déterminée par le plus touchant intérêt. L’officier sautait de joie à mesure que les ducats arrivaient dans ses mains ; il les regardait avec un plaisir singulier, et remerciait chacun de nous avec la plus sensible expression de reconnaissance. Ce pauvre homme avec cela aura de quoi vivre six mois, disait-il. Nous lui avons promis de continuer à donner des secours à son malheureux confesseur, et il est sorti enchanté d’aller lui porter une aussi bonne nouvelle.

Le Marquis va toujours de mieux en mieux ; heureusement que l’os n’était point entamé, et dans peu de jours il se servira de son bras. Nous voyons avec peine approcher le moment où il nous quittera. Il a l’air de se plaire parmi nous, et la reconnaissance qu’il nous témoigne surpasse de beaucoup nos soins. Je ne sais quelquefois si je dois m’applaudir d’avoir fait connaissance avec le Marquis, et si je n’éprouverai pas pour la société, ce qui arriva à votre père pour la bonne chère. Il fit à Vienne, chez l’ambassadeur de France, un très-bon dîner accommodé à la Française, et il fut quelque temps à trouver la cuisine Allemande détestable. Je n’avais pas idée de la conversation avant d’avoir connu le Marquis. J’ai entendu disserter ; mais converser agréablement sans s’appesantir sur les objets, mêler l’enjouement à la gravité, se proportionner aux personnes qui écoutent, prêter de l’intérêt aux sujets arides, approfondir les objets en ayant l’air de les effleurer, savoir passer d’un ton à un autre, voilà, ma chère Émilie, ce que je trouve dans la conversation du Marquis, et j’ai passé des heures délicieuses avec lui, sur-tout lorsque vous étiez en tiers : mon cœur et mon esprit alors n’avaient plus rien à désirer. Adieu, mon Émilie ; je vous embrasse bien tendrement.

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