L’Émigré/Lettre 019
LETTRE XIX.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Le courrier ne part qu’après-demain,
et je ne puis attendre si longtemps
pour apprendre à ma chère
Émilie, que le hasard m’a fait voir
ce matin à Francfort, un officier qui
est dépêché de l’armée à Vienne,
qui m’a dit que le cher Baron jouissait
de la meilleure santé, et n’avait
pas été blessé comme quelques gazettes
l’ont annoncé ; mais un de ses
parens du même nom, et c’est ce qui
a donné lieu à l’erreur. Je n’ai pas lu ces gazettes ; mais comme elles
pourraient vous parvenir, je ne perds
pas un instant pour prévenir l’inquiétude
qu’elles auraient causée à mon
Émilie. Il faudrait en vérité que la
génération actuelle eût reçu des ames
plus fortes ou insensibles pour résister
aux troubles et aux spectacles terribles
de la malheureuse époque où
nous vivons. Je viens de lire les
confessions de Rousseau, qui a l’art
d’intéresser en racontant des faits minutieux,
et qu’un autre ne serait pas
tenté de relever ; et je songeais après
cette lecture aux circonstances présentes ;
je me disais : quelle énergique
peinture n’aurait pas faite un si grand
homme d’événemens qui demanderaient
toute la pénétration de son esprit observateur,
pour en démêler les causes,
et toute la vigueur et la clarté de son
style pour les bien expliquer ; mais en y réfléchissant plus attentivement,
j’ai pensé que son ame sensible aurait
été flétrie par des spectacles pleins
d’horreur, et affaissée sous le poids de
tant de maux. C’est dans le sein de
la paix qu’il est descendu dans son
cœur pour y chercher des sentimens
doux et touchans, pour en saisir si
habilement toutes les nuances ; il a
pu alors choisir des expressions convenables
et proportionées. Les mots
atroces, affreux, terribles, monstrueux,
mille et mille fois répétés,
employés à chaque instant deviennent
insignifians, et il faudrait d’autres expressions
pour exprimer un crescendo
de crimes et d’infortunes qui va à
l’infini. Le plus simple récit fait alors
plus d’effet, et je l’ai éprouvé ce matin.
Ma sensibilité a été singulièrement
affectée par un exposé simple et
naturel des malheurs des Émigrés. Un officier qui a su que le marquis
de St. Alban est ici, est venu le
voir ; nous avons parlé des Émigrés.
Plusieurs, nous a-t-il dit, sont réduits
à vivre, du métier de garçon
charpentier ou menuisier ; les plus
heureux sont ceux qui enseignent à
danser, qui montrent la géographie
ou le Français, ceux-là sont des
Milords ; ce fut son expression. Un
des meilleurs gentilshommes de ma
province, ajouta-t-il, vend dans une
petite ville du ratafiat, je l’ai vu en
tablier dans sa baraque, et ce qui vous
surprendra, il a l’air content. Le
Français commence par être abattu,
il reprend courage, et à la moindre
ressource il passe à la gaieté. Le Marquis
lui a demandé en baissant la voix
s’il pourrait lui être utile ; l’officier
a tout de suite dit, en prenant un ton
animé et sensible, comme pour rendre toute la compagnie témoin de la générosité
du Marquis, je vous remercie
infiniment, et il lui a serré fortement
la main, je suis très-reconnaissant
de vos offres ; mais j’ai eu le
bonheur de me tirer d’affaire ; j’enseigne
la musique et je puis dire, avec
un grand succès ; je gagne à ce métier
vingt ducats par mois ; mais ce n’est
pas tout, j’ai le plaisir de me trouver
avec de très-jolies demoiselles et de
les entendre chanter. Il ne m’en
coûte rien pour ma nourriture, parce
que je suis invité tous les jours chez
l’une ou l’autre de mes écolières, parmi
lesquelles il y en a de charmantes ;
nous faisons aussi des très-jolis
concerts, ainsi vous voyez que je ne
suis point à plaindre. Un instant
après il a dit, ayant eu l’air de réfléchir :
puisque monsieur le Marquis est
disposé à obliger ses compatriotes, je vais, s’il le permet, lui fournir une
occasion d’exercer sa générosité envers
un homme malheureux et très-respectable.
Quel est-il ? Si ce n’est
point un mistère, a dit le Marquis,
qui s’attendait à entendre nommer un
officier ou un gentilhomme. C’est mon
confesseur a répondu le jeune homme.
Nous nous sommes regardés en souriant.
Oui, a-t-il dit, mon confesseur.
Je vous avouerai qu’il y a longtemps
que je n’en fais pas d’usage ;
mais je n’en suis pas moins reconnaissant
des bons conseils qu’il m’a
donnés autrefois, et de l’intérêt qu’il
me témoignait lorsque ma mère me
faisait aller à confesse, et il fallait
bien y aller, car mon précepteur
m’accompagnait. C’est un vieux prêtre
infirme, et qui est menacé d’être
aveugle. Je l’ai trouvé ici et je tâche
de le secourir dans son malheureux état. Nous étions disposés à rire au
début de cette histoire, ensuite les larmes
aux yeux chacun a remis à l’officier,
une petite offrande, déterminée
par le plus touchant intérêt. L’officier
sautait de joie à mesure que
les ducats arrivaient dans ses mains ;
il les regardait avec un plaisir singulier,
et remerciait chacun de nous avec
la plus sensible expression de reconnaissance.
Ce pauvre homme avec
cela aura de quoi vivre six mois, disait-il.
Nous lui avons promis de
continuer à donner des secours à son
malheureux confesseur, et il est sorti
enchanté d’aller lui porter une aussi
bonne nouvelle.
Le Marquis va toujours de mieux en mieux ; heureusement que l’os n’était point entamé, et dans peu de jours il se servira de son bras. Nous voyons avec peine approcher le moment où il nous quittera. Il a l’air de se plaire parmi nous, et la reconnaissance qu’il nous témoigne surpasse de beaucoup nos soins. Je ne sais quelquefois si je dois m’applaudir d’avoir fait connaissance avec le Marquis, et si je n’éprouverai pas pour la société, ce qui arriva à votre père pour la bonne chère. Il fit à Vienne, chez l’ambassadeur de France, un très-bon dîner accommodé à la Française, et il fut quelque temps à trouver la cuisine Allemande détestable. Je n’avais pas idée de la conversation avant d’avoir connu le Marquis. J’ai entendu disserter ; mais converser agréablement sans s’appesantir sur les objets, mêler l’enjouement à la gravité, se proportionner aux personnes qui écoutent, prêter de l’intérêt aux sujets arides, approfondir les objets en ayant l’air de les effleurer, savoir passer d’un ton à un autre, voilà, ma chère Émilie, ce que je trouve dans la conversation du Marquis, et j’ai passé des heures délicieuses avec lui, sur-tout lorsque vous étiez en tiers : mon cœur et mon esprit alors n’avaient plus rien à désirer. Adieu, mon Émilie ; je vous embrasse bien tendrement.