P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 162-179).
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LETTRE XVIII.

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Le Président de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


Je vous ai promis, mon cher et jeune ami, le détail des aventures de mon émigration, et en voici le tableau tracé avec la plus exacte vérité. Vous vous rappelez que j’étais en Provence pour le soutien de quelques droits à une succession considérable. Je n’avais pas tardé à voir le danger que je courais dans un pays où la vivacité des esprits se joignait à la fermentation générale, et je choisis Nice pour y attendre en sureté le dénouement de la scène tragique qui fixait l’attention de l’Europe. Plusieurs personnes distinguées de la Provence s’y étaient ainsi que moi réfugiées ; j’étais dans cette ville à portée de recevoir promptement des nouvelles de France, et la douceur charmante du climat ainsi que la société de quelques personnes du pays et de mes compatriotes adoucissaient les regrets de mon exil, enfin l’espérance soutenait mon courage ; mais la journée du 10 Août et la captivité du Roi remplirent mon esprit des plus noirs pressentimens. Bientôt après une armée Française s’avança près du Var, jeta l’épouvante dans la ville de Nice et dans tout le Piémont. Une terreur panique s’empara des esprits, dès qu’on eut pénétré les dispositions des Français ; chacun se hâta de prévenir leur arrivée, et de sortir de la ville. L’allarme fut si vive, la précipitation si grande, que l’on ne se donna pas le temps de rassembler le peu d’effets précieux qu’on aurait pu emporter ; je fus du nombre de ceux qui prirent ce parti et je pensai que le plus sûr était de se rendre à Turin, où l’on avait lieu de croire que les Émigrés seraient accueillis favorablement. Dans peu d’heures le chemin du Col de Tende fut couvert de monde, de vieillards, d’enfans, de femmes grosses, d’autres qui portaient sur leurs bras leur enfant qu’elles nourrissaient ; des magistrats, des évêques, des moines dispersés sur cette route fuyaient consternés. Un évêque de quatre-vingts-trois ans, entre autres, offrait le spectacle le plus touchant ; hors d’état de marcher, il était porté par des prêtres qui se relayaient tour à tour ; une femme d’un nom distingué se trouva au milieu du voyage pressée des douleurs de l’enfantement, et accoucha sur le chemin, dénuée de tout secours ; pour comble de malheur, des soldats Piémontais entendant la nuit un grand bruit sur la route, et ne distinguant rien, se figurèrent qu’un détachement de Patriotes arrivait sur eux, ils tirèrent et blessèrent plusieurs des personnes qui marchaient en avant de notre misérable troupe. La pluie survint et dura huit jours. Les chemins furent inondés, les rivières débordées, et tous les fléaux semblaient se rassembler contre des infortunés fugitifs ; on craignait de se noyer à chaque pas ; celui qui tombait et s’embourbait, invoquait envain du secours. Le malheur extrême rend l’homme barbare en concentrant tout son intérêt sur lui-même. Quelques uns avaient des charettes, d’autres des chevaux et des mulets ; mais à peine arrivés à la Scarena, les troupes Piémontaises s’en emparèrent. On se flattait de trouver à Tende une auberge pour y prendre quelque repos ; elle était occupée par ces troupes, et après une aussi longue marche, et tant de fatigues, il fallut passer la nuit en plein air, inondés de la pluie, les pieds dans l’eau ; les cris, les pleurs des femmes et des enfans ajoutaient à l’horreur de cette situation, et l’espoir abandonnait tous les cœurs. Nous passâmes le Col de Tende, et des voitures venues de Turin offrirent un instant l’espoir d’achever plus heureusement notre route ; mais la cupidité aveugle et barbare ne permit pas à un grand nombre de profiter de ce secours ; on demanda un prix exorbitant de ces voitures, et il y en eut une qui fut payée cinquante louis pour deux journées de marche. La troupe infortunée arriva enfin à Turin ; lieu si désiré et qui nous semblait devoir être le terme de nos malheurs ; mais en arrivant, nous vîmes affiché au coin des rues, un règlement qui défendait aux Français de séjourner plus de huit jours à Turin et dans les états du roi de Sardaigne. Les hommes qui étaient en état de servir prirent le parti de se rendre à l’armée de Condé, au moyen de quelques secours qu’ils se procurèrent ; les femmes, les enfans, les vieillards obtinrent ensuite la permission de rester ; mais le séjour dans la ville était trop cher pour des personnes réduites à la plus affreuse misère. Il fallut se retirer dans les villages voisins, et je m’associai à une famille intéressante pour former un petit établissement dans une cabane de paysans où nous passâmes quatre mois ensevelis en quelque sorte sous les neiges. Plusieurs de mes compatriotes ne pouvaient subsister que de la bienfaisance des habitans, et ignorant la langue du pays leur situation seule invoquait la compassion. Les habitans, hommes grossiers, mais humains, étaient frappés de notre courage, de celui des femmes sur-tout, ainsi que de leur piété. Ils admiraient leur résignation à un sort si malheureux, et je partageais ce sentiment en voyant des femmes, qui peu de mois auparavant étaient au milieu de domestiques empressés de les servir, aller acheter des légumes, de la viande et faire ensuite la fonction de cuisinière. Dans les premiers momens, on se livre à la douleur ; mais la nécessité impérieuse subjugue bientôt les esprits ; lorsqu’on sent qu’il est impossible de lutter contre elle, on rentre en soi-même alors pour y chercher des ressources, et le courage vient roidir l’ame qui se familiarise peu à peu avec un nouvel ordre de choses. Dix-huit mois s’étaient écoulés pendant que nous étions dans cette triste habitation, il n’était pas à croire que cette dernière ressource nous serait enlevée ; mais les Français s’étant emparés du mont St. Bernard menacèrent Turin ; alors les Émigrés furent obligés par ordre du gouvernement de quitter le Piémont. Incertains du lieu où il nous serait permis de respirer, nous prîmes enfin la résolution de nous rendre à Venise. Nous louâmes une barque où s’entassèrent quatre-vingts personnes et nous suivîmes le cours du Pô. Les combinaisons de la pauvreté industrieuse diminuèrent les frais que semblerait devoir coûter un aussi long voyage. Quinze francs par tête nous acquittèrent de tout. Je ne puis, pour l’honneur de l’humanité, passer sous silence la réception des habitans de tous les lieux où la barque s’arrêtait le soir. Dès la première soirée nous vîmes à Casal, le curé, les magistrats et un grand nombre d’habitans qui s’étaient rendus sur la rive pour nous offrir leurs maisons et nous prodiguer les marques les plus touchantes d’intérêt ; ils nous partagèrent entre eux pour nous doner des lits et un bon souper, et dans un quart-d’heure quatre-vingts personnes se trouvèrent réparties chez les plus considérables habitans qui regardaient comme un bonheur de nous recevoir, et celui qui en avait un petit nombre enviait à un autre l’avantage qu’il avait de posséder une maison plus grande ; jamais l’hospitalité ne fut exercée d’une manière plus cordiale, plus noble et plus touchante. C’est ainsi que nous fûmes reçus à Cazal, Vérone, Plaisance, Cazal-maggiore, Borgo-forte etc. etc. Souvent même plusieurs de ceux qui nous avaient ainsi reçus prenaient le lendemain les devants, au moment de notre départ, et se rendant au lieu de la prochaine couchée, y prévenaient les habitans de notre arrivée, commandaient à souper dans les auberges et nous retrouvions en débarquant les personnes qui nous avaient reçus la veille, et qui avaient fait plusieurs lieues pour nous procurer de nouveaux secours ; souvent aussi on remplissait la barque de provisions de tout genre. Si jamais les humains ont été ce qu’ils devraient être, un peuple de frères, c’est pendant notre route. Combien le récit de nos malheurs les attendrissait ! Combien de fois nous avons vu leurs yeux se remplir de larmes en nous écoutant ! On voyait pendant le repas, régner sur la famille qui nous recevait, une joie pareille à celle d’un jour de noces ou d’une fête occasionnée par le plus heureux événement. Chacun s’empressait de nous offrir ce qu’il y avait de meilleur en fruit, en vin, en gibier, et l’attention était portée jusqu’à offrir aux femmes des bouquets des plus belles fleurs. Au milieu de ces marques de sentiment et de générosité, mes idées quelquefois se portaient sur Paris, où le sang coulait à grands flots, où le peuple furieux traînait dans les rues des corps déchirés, promenait sur des piques des têtes dégoûtantes de sang. Je me demandais si c’étaient les mêmes êtres que ceux qui nous recevaient avec tant de bienveillance, qui nous montraient une si vive et si touchante sensibilité. J’ajouterai à ce tableau de l’humanité, sous son plus bel aspect, un trait qui le terminera dignement. Nous trouvâmes, en sortant de la barque à Crémone, un homme que nous avons appris être un négociant, et qui nous suivit à l’auberge. L’intérêt qu’il prenait aux malheureux Émigrés, était peint dans ses yeux et se manifestait par ses gestes. Après nous avoir offert en général ses services, il resta quelque temps en silence avec l’air d’un homme embarrassé, qui balance à s’expliquer ; une dame de notre compagnie descendit pour parler à l’aubergiste, et il la suivit. Elle rentra quelque temps après, et nous conta que ce monsieur, qui avait paru s’intéresser si vivement à nous, l’avait priée d’entrer un instant dans une petite salle en bas, et que là, il avait tiré deux rouleaux de cinquante louis en la suppliant de les accepter et de les partager avec ceux de ses compagnons de voyage qui en avaient le plus de besoin. Cette dame nous ajouta qu’elle les avait refusés, que le monsieur avait insisté à plusieurs reprises, avait tâché même de lui mettre dans sa main les deux rouleaux, et qu’enfin, il était sorti aussi affligé de ses refus qu’elle était touchée de son offre généreuse. Nous admirâmes ce noble procédé ; mais la dame fut blâmée de n’en avoir pas profité pour aider plusieurs prêtres qui étaient sans ressources. Nous attendions un souper frugal que nous avions commandé, et l’on s’impatientait de la lenteur de l’hôte lorsqu’il entra avec l’air d’un empressement respectueux, une serviette sur l’épaule comme un maître d’hôtel, et nous dit que le souper était servi dans la pièce voisine. Nous y passâmes, et nous trouvâmes la pièce éclairée de bougies et la table couverte d’une grande quantité de plats et plusieurs bouteilles de vin sur un buffet ; à côté étaient de très-beaux fruits, des confitures, des biscuits et deux ou trois sortes de vins de liqueur ; l’hôte voyant notre surprise, nous dit que tout avait été ordonné et payé par un monsieur de la ville qui était entré avec nous à l’auberge. Il ne voulut pas nous apprendre son nom et se borna à nous dire que c’était un négociant fort riche, et un des plus honnête homme qu’il y eût dans toute la Lombardie. Le lendemain aucun des garçons de l’auberge ne voulut recevoir la plus petite gratification, et nous arrivâmes à la barque suivis de plusieurs personnes qui s’attendrissaient à la vue des enfans, des prêtres, des vieillards, et levaient les mains au ciel en nous souhaitant toute sorte de prospérités. Nous cherchâmes envain parmi ces personnes, le généreux inconnu. Il avait cru sans doute devoir se dérober à notre reconnaissance ; mais de nouveaux bienfaits de sa part nous attendaient dans la barque, elle était remplie de provisions de tout genre.

Fatigué de lire les horreurs de la Révolution, mon jeune ami aura sans doute du plaisir en lisant les détails de faits qui honorent l’humanité, et de douces larmes succèderont aux pleurs amers qui ont inondé souvent ses yeux.

J’ai demeuré un mois à Venise où s’était retiré un de mes amis, j’y trouvai mon valet de chambre qui m’y attendait depuis huit mois, et qui avait sauvé de Nice ma vaisselle et une somme assez considérable. Il lui avait fallu autant de courage et d’adresse que de fidélité, pour me rendre le service qui me met à portée de vivre dans l’aisance. Le peuple Vénitien est bon et obligeant, et il n’est point de secours qu’il n’ait offert et donné aux Français qui en avaient besoin. Je me contenterai de vous citer un trait de l’hospitalière bonté de cette nation. Un des prêtres qui étaient venus avec nous, disait depuis quinze jours la messe dans une paroisse, et c’était son unique moyen de subsister ; un jour il fut suivi au sortir de l’église, par un homme enveloppé d’un manteau, et lorsqu’il fut près de la porte l’homme s’approcha de lui et lui demanda de vouloir bien lui dire une messe le lendemain à une chapelle qu’il désigna. Le prêtre lui promit de faire ce qu’il désirait, et l’homme au manteau s’approchant alors de plus près, voilà monsieur, dit-il, la rétribution que je vous prie d’accepter pour votre messe et au même instant il lui mit dans la main un papier qui enveloppait deux médailles d’or de quinze ducats. Le prêtre voulut se défendre de les recevoir ; mais l’homme au manteau le quitta aussitôt, et passant par une petite ruelle, disparut à ses yeux.

Je serais resté à Venise si l’air humide n’avait pas été contraire à ma santé. J’ai quelque temps été en suspens sur le lieu où je me fixerais ; enfin je me suis déterminé à venir à ***. On y est plus à portée qu’en Italie d’être instruit de ce qui se passe en France, et on y a bien plus de ressources pour la lecture ; enfin le Gouvernement y laisse les Émigrés en paix.

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