L’Émigré/Lettre 022
LETTRE XXII.

au
Marquis de St. Alban.
Je ne vous parle point en ce moment
de la France, ni de l’armée, parce
que vous êtes plus à portée que moi
d’en être promptement instruit. Je
ne sais au reste quelles sont vos conjectures,
mais les miennes se perdent
dans le plus vaste et le plus noir horizon.
Je vous écrirai amplement à
ce sujet dans quelque temps ; pour
le moment, parlons de nous et de nos
amis. Le temps où nous vivons reffère les intérêts et les sentimens
dans le plus petit cercle, et l’ame
cicatrisée de tous côtés n’a plus
que quelques points de sensibilité.
N’êtes-vous pas affligé et étonné de
n’avoir point de nouvelles de la duchesse
de Montjustin. J’ai fait de
tous côtés des perquisitions sans pouvoir
rien apprendre à son sujet. Je
sais seulement qu’elle a été en Angleterre ;
mais on n’a pas pu me dire
si elle y est encore, et je suis porté
à croire qu’elle a changé de nom.
Ses affaires étaient très-dérangées
avant la Révolution, tout son bien
est en terres, et il est à craindre
qu’elle n’ait pas emporté des fonds
suffisans. Quelquefois je crains que
la détresse où elle a pu se trouver ne
l’ait forcée de rentrer en France, et
alors je frémis. Plusieurs Émigrés
ont pris ce parti par le même motif et les malheureux ont payé de leur
vie cette funeste rentrée dans leur
patrie. Il y a quinze ans que je suis
attaché à la duchesse de Montjustin ;
vous connaissez ses rares qualités, sa
raison, son esprit, ses agrémens ; jugez
donc de mes regrets ; sa société
faisait le charme de ma vie, et si je
pouvais me rejoindre à elle et à mon
jeune ami ; si je les pouvais voir
dans une situation supportable, je
défierais la fortune ; et la Révolution
n’affecterait en moi que le sujet
fidelle, et que l’ami de l’humanité.
Lorsque les fonds que vous avez seront
épuisés, adressez-vous à moi,
mon cher Marquis ; ce ferait faire
outrage à l’amitié que de ne pas en
recevoir les dons, et cette fausse discrétion
ne ferait en vérité honneur
ni à votre esprit, ni à votre cœur.
Songez donc que je suis plus riche que je ne l’ai jamais été, quoique j’aye
perdu trente fois la valeur de ce qui
me reste ; on n’est riche, que de ce
dont on jouit. La plupart des choses
que j’ai perdues n’étaient pas des
jouissances pour moi : j’avais un
grand hôtel où j’habitais un très-petit
appartement ; beaucoup de chevaux,
et je n’en employais que quatre
ou cinq ; je donnais de grands
dîners, et ils m’ennuyaient ; les spectacles,
après une fréquentation de
vingt ans, étaient moins un plaisir
pour moi qu’un emploi du temps,
et les loges que j’y avais étaient
plutôt des moyens d’obliger que de
m’amuser. Si l’on ôtait de la jouissance
d’une grande fortune, ce qui
n’est qu’au profit de la vanité, il y
aurait bien peu de différence réelle
entre le sort de l’homme le plus opulent
et de celui qui jouit d’une honnête aisance. L’homme riche a
plus envie de briller que de jouir,
et vous savez que je ne cherchais
pas l’éclat dans ma dépense ; mais ce
qui m’affecte le plus cruellement,
c’est la séparation peut-être éternelle
de quelques amis ; ce sont les
dangers qu’ils courent, enfin c’est
ce déchirement qu’on éprouve quand
on est enlevé subitement à toutes ses
habitudes, à tout ce qui nous est
cher ; quand on se trouve transporté
au milieu d’hommes indifférens,
et dont on ignore jusqu’à la langue.
Toutes les pages du livre de ma vie
semblent effacées ; il faut recommencer
à me faire connaître, à me faire
estimer, si je veux entretenir quelque
commerce avec des gens aux
yeux desquels ma position me rend
d’abord suspect, parce qu’ils craignent
que je ne leur devienne à charge. Je me dis souvent : je n’intéresse
aucun de ceux que je vois ;
je puis vivre, souffrir, mourir, sans
exciter un sentiment, sans qu’il y
ait une larme de versée ; mon esprit
et mon cœur me sont inutiles et à
charge par leurs besoins. Je ne puis
ni converser sur les objets dont je
me suis occupé, ni m’attacher à personne,
et mes avances seraient regardées
comme des calculs intéressés.
Mon cœur est surchargé de son propre
poids, il voudrait se répandre et
il est arrêté par l’indifférence qu’on
lui oppose, douloureusement froissé
par la défiance ; ou, si je sors dans
les rues je m’apperçois souvent que
je suis pour le peuple un objet de
haine ou de mépris ; car, il ne faut
pas s’aveugler sur ses dispositions.
Il admire les succès des brigands appelés
Patriotes, et les mots décevans d’égalité, et de liberté chatouillent
son cœur et lui inspirent de l’éloignement
pour ce qu’on appelle les Aristocrates.
Il contemple avec plaisir
leur chute et croit s’élever de toute
la hauteur dont on les a précipités.
J’ai été assez heureux pour emporter
quelques fonds qui me mettent à portée
de vivre dans l’aisance, et cette
aisance est une immense richesse comparée
à la détresse de la plupart de
nos compatriotes. Celui de nous qui
peut avoir la plus grossiére subsistance
assurée, est un homme fortuné : on a
dit avec raison, que pour être content
de son état il fallait regarder en bas ;
aujourd’hui, qui le dirait ! c’est en
portant ses regards jusqu’à la plus
sublime élévation. Quel est l’homme
dont la vie et la liberté sont assurées,
qui ne doive pas se trouver heureux
en se rappelant l’infortuné Louis XVI ; tout homme, de quelque classe qu’il
soit, était en quelque sorte familiarisé
avec l’idée de la possibilité de périr
sur un échafaud, l’histoire en fournit
mille exemples, et l’innocence n’a
souvent pas suffi pour échapper à un
tel sort ; mais un roi !… qui peut
se faire une idée des affreuses pensées,
des sentimens d’étonnement et
d’horreur qui ont rempli son esprit et
son cœur quand il a passé, captif, au
milieu d’un peuple furieux qu’il avait
vu, pendant vingt ans, se précipiter
sur son passage pour le contempler
avec délices ; pour faire retentir l’air
des plus touchantes acclamations.
Qui peut dire si son cœur n’a pas été
ouvert à l’espoir, et combien il a été
cruellement trompé, lorsque pendant
cette longue route il n’a entendu aucune
voix s’élever en sa faveur,
aucun bruit avant-coureur d’un généreux effort ; enfin arrivé au
terme fatal, il s’est flatté sans doute,
que peut-être ce peuple ne résisterait
pas à la voix de son roi qui paraissait
en suppliant devant lui ; mais
la plus atroce barbarie fait retentir
l’air d’un bruit affreux qui couvre
ses faibles accens ; enfin le crime
comble l’intervalle immense qui est
entre le trône et l’échafaud, entre
le supplice et l’innocence. Cette affreuse
image me revient sans cesse
dans la pensée, et le jour et la nuit.
À tout ce qu’elle a de déchirant pour
le cœur, se joint un tel étonnement
pour l’esprit, que je suis quelquefois
tenté de croire que cette terrible catastrophe
n’est qu’un songe affreux.
Je reviens à vous, mon cher et jeune
ami, et j’exige de votre attachement
que vous me disiez au plutôt l’état
de vos affaires, et ce qui vous reste, et ce que vous attendez. J’ai quelque
argent à votre service, pour le moment,
sans nuire à mes arrangemens,
sans rien diminuer de ma dépense.
Songez que je vous tiens lieu de
père et que j’en ai toute la tendresse.
Adieu, pour aujourd’hui.
