P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 148-154).
◄  Lettre XIV
Lettre XVI  ►


LETTRE XV.

Séparateur


La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Convenez que vous désirez savoir ce que pense de vous le Marquis. N’allez pas me dire : que me fait un étranger qui me voit en passant et par conséquent ne peut me juger. Vous avez fait des frais pour lui, et ne m’accusez pas de présomption ; l’amour propre y entrait sans doute pour une grande partie ; mais l’amitié faisait l’autre. Vous vous disiez : il faut que je lui fasse voir que ma Victorine a du discernement, et qu’elle sait bien placer ses sentimens. Pour moi j’étais intérieurement glorieuse de vos succès, comme une tendre mère qui voit sa fille fixer tous les regards à un bal. Il vous trouve très-aimable, et dit qu’il n’a jamais vu que vous, mettre de la grâce dans une dissertation ; qu’il n’est que mon Émilie, dans qui la réflexion ne dessèche pas le sentiment ; que vous approfondissez en vous jouant, en ayant l’air d’effleurer. Mais comment, direz-vous, a-t-il pu voir tout cela en si peu de temps ? C’est qu’il faut savoir que je lui ai montré plusieurs de vos lettres, et votre présence a fait le reste ; enfin, il dit que notre société forme un tout parfait, et que chacun de nous fait valoir l’autre par de légères oppositions, qui font ressortir nos diverses qualités. Êtes-vous contente de ce jugement ? Pour moi, j’ai eu un plaisir infini à vous entendre apprécier par un homme dont le goût naturel a été infiniment exercé dans les sociétés les plus distinguées ; qui a connu ce qu’il y a de plus aimable dans un pays où le plus grand mérite était d’être aimable. Nous n’avons parlé que de vous depuis trois jours, et je dois épargner à votre modestie le récit de tout ce qui a été dit. Que vous dirai-je enfin, il a prétendu qu’il vous connoissait si bien, qu’il serait en état de faire votre portrait, nous l’avons pris au mot, et n’ayant pu se dédire, voici l’ouvrage qu’il nous a apporté ce matin, et qui ne manque pas de vérité.

« Émilie se communique aisément, sa physionomie est expressive et animée, c’est ce qui m’enhardit à en faire le portrait. Ses yeux sont vifs et perçans ; il y règne plus d’ardeur que de sensibilité, ils annoncent un esprit observateur, et cependant sa manière de sentir et de s’exprimer a quelquefois l’air d’une inspiration soudaine. Elle est libre et familière sans indécence ; elle dit ouvertement ce qu’elle pense, même aux personnes intéressées, et peut-être est-ce plus par envie de montrer sa pénétration que par un effet de sa franchise. Au premier aspect elle inspire moins le désir de lui plaire que la crainte de lui déplaire. Elle donne l’envie de causer avec elle, et plus encore la curiosité de l’entendre : on croit d’abord feuilleter une brochure agréable, et l’on découvre bientôt que c’est un livre plein d’agrément et de solidité. »

Êtes-vous satisfaite de ce portrait, qui a tellement frappé ma mère, que ravie du talent de l’auteur, elle lui a demandé instamment de faire le mien. Les traits flatteurs qu’il renferme ne sont pas exacts, mais je crois que si les couleurs sont trop brillantes, elles ne sont pas sans quelque vérité. Il m’a prodigieusement embellie, voilà tout le tort du peintre.

« Son visage rassemble tous les trésors de la santé et de la jeunesse. Son teint n’est pas celui d’une habitante des villes, c’est le teint qu’on suppose aux bergères des romans. Son regard est plus touchant que vif, et son esprit se manifeste particulièrement à la manière dont elle écoute, au choix des personnes ou des choses qui fixent son attention. Le son de sa voix a quelque chose de sensible qui se dirige vers le cœur, et indique qu’il doit y avoir dans ses sentimens plus de profondeur que de vivacité. Elle a de la gaieté, est instruite, et personne peut-être ne peut juger exactement de l’étendue de son esprit ; c’est une espèce de mystère ; elle pense et sent pour un petit nombre, et il faut que son cœur donne le signal à son esprit pour se montrer. »

Ce dernier trait est celui qui me flatte le plus, et vous en devez reconnoître la vérité, car c’est avec mon Émilie que je montre le peu d’esprit que j’ai, et d’après cela, il est bien clair que c’est de la chaleur de mon ame qu’il tire toute sa force ; sans elle il serait comme le feu renfermé dans un caillou ; qui se douterait qu’il existe ?

Adieu, ma chère Émilie.

Séparateur