L’Émigré/Lettre 016
LETTRE XVI.

à
la Cesse de Loewenstein.
Je suis bien plus touchée, ma chère
Victorine, de tout ce que vous me dites
de sensible sur mon portrait que
de l’ouvrage même. Votre amitié
se peint dans l’occupation où vous
êtes de moi, et elle vous inspire un
aveuglement qui me flatte davantage
par son principe, que par l’aspect
séduisant sous lequel il m’invite à me
voir. J’ai quelquefois fait des portraits, et il m’a paru que lorsque le peintre
est agréablement prévenu, et qu’il
cherche néanmoins à peindre avec vérité,
il ne fait que renforcer certains
traits, et en diminuer d’autres ; et
avec du jugement et de l’impartialité
on pourrait, à l’aide de son ouvrage
flatteur, en faire un plus ressemblant
et bien moins favorable. Pour mieux
développer ma pensée je vais faire
mon portrait, au vrai, d’après celui
du Marquis. « Émilie au premier
abord se livre aisément, et il est aisé
par conséquent de la peindre ; ses yeux
sont vifs sans aucune expression de
sensibilité, ils semblent joindre la
réflexion à la vivacité, mais la plupart
de ses idées sont soudaines et
n’ont point de suite ; la familiarité de
ses manières n’a pour limite que l’indécence ;
elle ne s’embarrasse pas de
choquer les personnes, pourvu que ce qu’elle dit soit une preuve de sa pénétration ;
on est peu curieux de lui
plaire, mais on craint sa malignité,
on est sur ses gardes en causant avec
elle, et il paraît plus sûr de l’écouter ;
elle offre d’abord l’image de l’étourderie,
et cependant elle donne
par fois l’idée d’une personne qui a
réfléchi. »
Que dites-vous de ce portrait, ma chère Victorine, un excellent peintre les combinerait tous les deux et peut-être sortirait-il de là un portrait ressemblant. Adieu, ma chère amie, je m’en rapporte à celui que l’amitié a gravé dans votre cœur ; tant mieux, s’il est flatté, car ce sera l’illusion de l’amitié, tant mieux pour moi s’il ne l’est pas, car je vaudrai mieux que je ne crois. Dans tous les cas, j’ai quelque prix, soit par moi soit par l’amitié.
