L’Émigré/Lettre 013
LETTRE XIII.

à
Melle Émilie de Wergentheim.
J’ai remis au Marquis son manuscrit,
et comme il m’a pressée de lui dire
l’effet qu’il avait produit sur vous, je
lui ai répondu qu’il vous avait fort
intéressée, ensuite, par l’habitude de
la franchise, j’ai ajouté ; mais,… et aussitôt je me suis arrêtée ; sa curiosité
a été extrême sur ce mais, et
il m’a fait les plus vives instances d’achever ;
je lui ai dit que j’étais une
étourdie, et que cela n’avait aucune
importance, il a insisté et m’a paru si
inquiet que dans la crainte qu’il ne
soupçonnât quelque chose de trop désavantageux,
je lui ai répondu qu’il
ne m’en coûterait rien de lui dire la
vérité, si je ne craignais de rappeler
à son esprit de tristes souvenirs. Je
ne conçois pas d’où lui est venue une
telle obstination et il faut qu’il mette
bien du prix à votre suffrage, autant
que s’il vous connoissait. Enfin
vous me gronderez peut-être, mais
je lui ai avoué que vous lui reprochiez
d’avoir induit en erreur cette
malheureuse femme, en lui parlant
le langage de la passion, et j’ai ajouté :
elle vous aurait épousé comptant s’unir à un homme qui l’aimait et
qui le lui avait assuré ; désabusée
dans peu, quel eût été son malheur !
il eût égalé peut-être la durée de sa
vie. Il s’est défendu en disant, que
nous lui faisions un crime de sa franchise,
qu’il aurait pu nous dissimuler
ses véritables sentimens ; qu’au reste
il ne les a bien connus qu’après sa
mort, et en sondant avec attention
son cœur ; enfin il a mis une chaleur
extrême à se justifier. Mon oncle est
arrivé à la fin de la conversation et
vous jugez bien que les pauvres femmes
ont été traitées légèrement ; car
mon oncle, qui se pique d’un grand
dévouement pour elles, ne manque
jamais de s’égayer sur leur compte ;
il croit que cela est du bon air. Les
propos qu’il a tenus ont été débités
très-gaiement, et la plupart des
phrases accompagnées de certains mots que vous lui connoissez, et qui
font faire le signe de la croix à votre
maman. Ma nièce, m’a-t-il dit,
croyez, ou bien avouez-moi, car
vous savez toutes ce qui en est, avouez
que les femmes ne sont dupes
qu’autant qu’elles veulent bien l’être.
Il y a une cinquantaine de phrases,
qui ne signifient rien, et qu’on est
convenu de se dire mutuellement
pour que la femme cède avec honneur ;
ce sont comme les trois assauts
que les gouverneurs d’une place sont
obligés d’essuyer avant de se rendre,
tout cela doit être rangé dans le rang
des complimens ; est ce que je suis le
très-humble, très-obéissant serviteur
de ceux à qui j’écris ainsi ? Et
parce que l’on porte le deuil d’un
parent, que souvent l’on déteste, est-on
un homme faux si le cœur n’est
pas en deuil ? J’avais autrefois un petit secrétaire Français qui faisait
mes lettres d’amour, et qui me disait
toujours qu’il en savait écrire de brûlantes ;
tous mes amis me l’empruntaient,
et cependant le papier d’aucun
n’a jamais pris. Mais mon oncle, lui
ai-je dit, vous donnerez à monsieur
le Marquis mauvaise idée des bons
Germains, car vous parlez comme un
Lovelace. — Je n’ai jamais lû votre
Lovelace ; mais qu’entendez-vous par
bons ; je veux que monsieur le Marquis
sache que nous n’en sommes
pas plus bêtes, et j’ai connu un vieux
comte Frizzamberg qui avait été
l’intime du duc de Richelieu à
Vienne, et qui ne lui cédait en rien
pour ce qui est de la galanterie. Laissez
dire mademoiselle Émilie, monsieur
le Marquis ; à l’entendre il faudrait
que tous les maris fussent des
Céladons ; qu’ils soient braves à la guerre, sablent bien du champagne
et ayent de bons procédés pour leurs
femmes, voilà ce qu’il faut.
Après vous avoir rapporté son sentiment tout au long, je vous dirai que ma mère vous trouve ainsi que moi trop sévère ; Le Marquis se justifie très-bien en disant, qu’il a été lui-même dupe de ses sentimens, qu’il n’a bien connus qu’après la perte de cette infortunée victime. Il souffre moins depuis deux jours, et sa conversation nous intéresse beaucoup. Mon oncle est enthousiasmé de lui et ma mère l’écoute avec grand plaisir. Je suis impatiente qu’il connaisse mon Émilie que j’embrasse bien tendrement. Vous êtes folle je crois avec votre Idomenée, qui a pu vous donner cette idée ?
