L’Émigré/Lettre 009
LETTRE IX.

au
Pdt de Longueil.
J’ai reçu au camp Prussien, devant
Mayence, votre lettre datée de ***,
et elle a mis fin aux inquiétudes extrêmes
que j’éprouvais. Vous existez,
vous avez sauvé quelques débris de
votre fortune, c’est le comble du bonheur
dans ces temps de calamités.
La plupart de ceux qui ont été assez
heureux pour dérober leur vie à la
fureur des monstres qui gouvernent
la France ne trouvent que la misère
dans les pays étrangers. J’ai parcouru
plusieurs pays et rencontré des Émigrés dans plusieurs endroits. Là, je les
ai vu accueillir d’abord avec mépris
et défiance, ensuite j’ai vu la plus
barbare cupidité mettre à profit leur
ignorance de la langue et l’urgence
de leurs besoins ; souvent on les forçait
en entrant dans une ville de faire
connaître leurs ressources, et quelques
uns après avoir ainsi exposé leur misère
à tous les yeux, étaient reconduits
aux portes de la ville, comme
de malheureux mendians, pour n’y
plus rentrer. Il me semble depuis
quelques mois être sur un champ de
bataille, où l’on ne porte que des regards
inquiets dans la crainte de trouver
parmi les morts quelques uns de
ses amis. La lecture de chaque gazette
offre une affreuse liste que je n’ose
parcourir qu’en tremblant. La vie
la plus retirée, la conduite la plus
circonspecte ne peuvent faire échapper à la barbarie de la jurisprudence révolutionnaire.
Hélas ! ces biens qui
faisaient naguères l’orgueil et les délices
des riches sont aujourd’hui, en
quelque sorte, autant d’accusateurs
qui s’élèvent contre eux ; il en est
de même du mérite, des dignités et de
l’esprit ; jugez d’après cela, Monsieur,
si j’ai dû trembler pour vous ! Quelle
affreuse époque pour l’humanité que
celle où les avantages qui distinguent
les hommes, sont devenus des principes
de ruine, et marquent du sceau
de la réprobation ceux qui les possèdent.
Je me plaisais autrefois à croire
des vertus et de la sensibilité au général
des hommes, et à regarder le
crime et la cruauté comme d’affreuses
exceptions ; mais une révolution est
une fatale lumière qui découvre l’hideuse
nudité de la majeure partie des
hommes. J’attends avec impatience le récit que vous m’avez promis
des événemens de votre émigration,
et je vais vous obéir en vous faisant
part de mes dernières aventures. J’ai
fait la campagne de 1792, et lorsque
l’armée française a été dispersée, je
me suis rendu dans le camp Prussien
pour y servir en qualité d’aide de
camp de mon parent le comte de Fours,
lieutenant général au service de Prusse.
Je n’entrerai pas dans le détail des
opérations militaires, et je me bornerai
à vous dire que trois jours avant
la reddition de Mayence, ayant été
blessé assez considérablement, je fus
obligé de passer le Rhin pour ne pas
être fait prisonnier. On essaya de me
transporter à un gros bourg à peu de
distance pour m’y faire panser ; la douleur
que me causait ma plaie me fit
évanouir au pied d’un arbre ; et là,
en reprenant connaissance, je me suis trouvé au milieu d’une famille Allemande
composée d’un commandeur de
l’ordre Teutonique, de sa belle-sœur
et d’une nièce, et de plusieurs valets.
Les uns et les autres étaient
également empressés de me secourir,
et je n’ai pu me défendre des instances
qui m’ont été faites pour accepter
un asile dans le château de la belle-sœur
du Commandeur. Tout ce que
l’humanité peut prodiguer de secours,
je l’éprouve, et la sensibilité la plus
touchante vient encore y donner un
nouveau prix. Je regrette quelquefois
de me trouver si bien soigné, si heureux
lorsque je songe à mes infortunés
compatriotes, à de vieux et braves
militaires expirans de misère ; ils
méritent mieux que moi les faveurs
du sort, et ils ont moins de force pour
supporter ce que l’adversité a de plus
cruel. Vous aimez des détails quand il s’agit de choses qui vous intéressent,
ainsi je ne vous laisserai ignorer aucune
des circonstances qui peuvent
vous donner une juste idée des personnes
qui m’ont si généreusement
accueilli. Leur maison, qui est dans
une situation charmante, est en ce
moment habitée par un vieux commandeur
de l’ordre Teutonique qui est
venu passer quelques jours chez sa
belle-sœur. C’est un homme qui retrace
les seigneurs châtelains du
quinzième siècle : la noblesse est à ses
yeux le premier des mérites ; la chasse,
le premier des plaisirs, et le
respect pour les dames, le premier
des devoirs. Des manières franches
jusqu’à la brusquerie, une certaine
écorce de rudesse sous laquelle on
découvre promptement un excellent
cœur, un bon sens naturel sans culture,
une gaieté qu’il entretient et réveille deux fois par jour par deux
longs repas, où le vin du Rhin n’est
pas épargné, voilà jusqu’à ce moment
le principal personnage de la maison.
Diverses circonstances lui ont procuré
une fortune bien plus considérable
que celle de son frère ; il en use noblement ;
mais abuse peut-être un peu
de l’ascendant de la richesse envers
la famille de ce frère, que ses bienfaits,
et la perspective de son héritage
tiennent dans une grande dépendance.
La belle-sœur, qui est la maîtresse
de la maison, est une femme de
quarante ans ; elle a été belle, et
avec un peu d’art et de soin pourrait
encore prétendre aux hommages ; mais
elle a une fille qui concentre toutes ses
affections, et c’est pour elle seule qu’elle
a des prétentions. L’esprit de la mère
est plus juste que brillant, son caractère
paraît froid ; toutes ses manières ont une certaine réserve qui présente
l’image de l’indifférence ; mais dès
qu’il est question de quelque chose
qui tient à la générosité du cœur, à
la sensibilité de l’ame, on la voit s’animer,
et s’il s’agit de sa fille, le
son de sa voix change, ses regards,
ses gestes, tout prend chez elle le caractère
du sentiment. Il faut à présent
vous parler de la fille. Figurez-vous
une femme de vingt ans, dont
les traits ne semblent manquer d’une
extrême régularité que pour avoir
quelque chose de plus frappant. De
légères marques de petite vérole paraissent
aussi jetées çà et là pour donner
plus de piquant et de variété au
plus beau teint qu’on puisse voir. Je
sais combien les descriptions de la
beauté d’une femme sont insipides ;
j’abrège donc, et je finis en vous disant
que sa physionomde rassemble tout ce qui peut plaire et toucher, et que
son esprit sans jamais surprendre ne
laisse rien à désirer ; ce qu’elle dit
attache, et satisfait d’abord l’ame encore
plus que l’esprit ; mais en réfléchissant
un moment, on trouve que
l’esprit ne peut aller plus loin. Son
mari est en ce moment à Vienne pour
un grand procès, dont la famille redoute
l’issue ; elle est menacée de perdre
la moitié de sa fortune. Voilà
les personnes qui ont bien voulu
me recevoir, et vous voyez que je
dois me trouver fort heureux ; mais
je me reproche d’abuser de leurs bontés
par la longueur de mon séjour.
Elles s’opposent à tout projet de départ,
jusqu’à ce que je sois entièrement
guéri, et il n’est pas vraisemblable
que ce soit avant six semaines
ou deux mois. L’oncle vient tous
les matins passer une heure avec moi, il a la complaisance de m’apporter
tous les papiers publics et de me communiquer
les nouvelles qu’il apprend
par les correspondances particulières.
Vers les cinq heures il revient avec
sa sœur et sa nièce, et toute la compagnie
reste avec moi deux ou trois
heures. La conversation ne languit
point : le Commandeur raconte assez
gaiement ; la mère de temps en temps
dit quelques mots pleins de sens, et
la fille plus animée parle d’une manière
qui intéresse et séduit, et elle
écoute avec la plus intelligente attention.
Elle me parle beaucoup d’une
amie qui habite Mayence et vient
souvent la voir ; on ne peut avoir plus
de tendresse pour un amant qu’elle
n’en a pour cette jeune personne.
L’amitié profite de toutes les facultés
aimantes d’une femme bien propre à
inspirer et à éprouver même un sentiment plus vif. Elle ont, toutes
deux, fait un voyage en Italie, et
elles y ont connu une Françoise fort intéressante,
qui s’appelle, la Vicomtesse
de Vassy. J’ignorois qu’il y eût en
France une femme de ce nom ; il faut
que le chevalier de Vassi se soit marié
et ait pris le titre de Vicomte. Les
deux amies ont beaucoup d’affection
pour la Vicomtesse dont elles parlent
avec un singulier intérêt ; elle a habité
quelque temps Mayence, et l’amie
de la Comtesse, Mademoiselle Émilie,
l’y attend avec une vive impatience.
Cette jeune personne paraît avoir beaucoup
d’esprit, et il est particulièrement
disposé à l’observation. C’est pour elle
un besoin que de remonter aux causes,
que d’analyser les sentimens, et
il ne paraît pas que son ame en ait
moins de chaleur. Voila le jugement
que m’ont mis à même de porter plusieurs lettres que la Comtesse a
bien voulu me communiquer ; cette
correspondance est très-soutenue,
très-animée, et forme la plus agréable
occupation de la Comtesse. Elle
sait fort bien l’Italien, est fort instruite
dans la littérature Allemande
dont elle fait beaucoup de cas, et
sait le Français au point de ne jamais
laisser entrevoir par l’accent ou le mauvais
choix des mots, qu’elle soit étrangère.
Rousseau est l’auteur qu’elle
estime le plus ; elle prend aussi beaucoup
de plaisir à lire les tragédies de
Voltaire. Parmi nos moralistes, Montaigne
est celui dont elle fait le plus
de cas, et elle déteste la Rochefoucault.
Elle m’a fait une réponse à
son sujet qui m’a laissé sans réplique.
Je pourrais, dit-elle, être de votre
avis, s’il n’avait fait que décrire ce
qu’il a découvert dans les replis du cœur humain ; mais lorsqu’il rapporte
des turpitudes que nul n’a pu lui
avouer, et d’un genre à ne pouvoir
être distinctement apperçues, je suis
fondée à dire que c’est dans son propre
cœur seulement qu’il a pu les découvrir.
Telle est cette maxime : il y a dans l’adversité de nos meilleurs amis quelque chose qui ne nous déplaît pas.
Quelqu’un lui a-t-il fait cette affreuse
confidence ? Non certainement. A-t-il
pu démêler avec certitude un tel sentiment ?
Cela n’est pas possible. Elle m’a
encore cité quelques maximes de ce
genre, et j’ai été obligé d’abandonner
la Rochefoucault. Adieu, mon
cher Président, mon père, mon tendre
ami. Admiration, respect, reconnaissance,
voilà les sentimens que je vous ai
consacrés depuis long-temps. Donnez-moi
de vos nouvelles, et conservez-moi
des bontés dont je sens tout le prix.
