P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 46-51).
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LETTRE VIII.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Un moment après votre départ, ma chère amie, j’ai reçu des nouvelles de l’armée ; n’attendez pas que j’entre dans aucun détail, le Baron est loin du danger, il s’en désespère, et je m’en applaudis ; il est à l’armée, voilà ce qu’il faut pour ce qu’on appelle l’honneur ; je m’y borne, et ne porte pas mes regards jusqu’à la gloire. Les ouvriers de l’évangile qui arrivent à la dernière heure sont payés comme les premiers ; on a des grades avec le temps, qu’on ait été plus ou moins exposé, cela est indifférent. Il se porte bien ; mais des quartiers d’hiver, il n’en faut point attendre ; voilà ce qui nous désole tous deux. La certitude que d’ici à quelque temps les coups de fusils et les canons des Patriotes n’atteindront point mon ami, remplit mon ame de joie. Ma mélancolie a été dissipée par ces heureuses nouvelles. Cela contredit un peu l’opinion où vous étiez que c’était mon physique qui souffrait ; mais comme je suis plus portée à vous donner raison qu’à moi, je crois que tout cela peut s’accorder. La première disposition venait de mon physique ; mais une commotion morale pouvait la changer, et c’est ce qui est arrivé. On a vu des paralitiques marcher à l’approche du feu d’une incendie qui gagnait leur habitation.

J’ai beaucoup entendu parler du roman de Clarisse, je serai bien curieuse de le lire et de voir si le Marquis n’est pas un peu exagéré dans ses éloges. Je suis persuadée que c’est vous qu’il a eu en vue, ma chère amie, quand il a dit que Clarisse existait. Je ne connais pas cette héroïne de Richardson ; mais si elle est dans la nature, elle n’est pas au-dessus de vous ; quand votre modestie vous défendrait de le croire, il vous doit paraître simple qu’un jeune homme, qu’un coup du sort transporte subitement d’une scène de sang et d’horreur dans une société douce, intéressante, sensible à ses malheurs, soit exalté par la reconnaissance ; et si au milieu de cette société se trouve une jeune personne dont la figure est charmante, dont la voix pénètre jusqu’au cœur, dont les regards, les gestes, les paroles forment la plus parfaite harmonie, il doit la comparer à ce que son imagination lui offre de plus parfait ; il doit la regarder comme un ange envoyé du ciel pour le secourir.

Je suis plus affectée que vous de la diminution de fortune de votre mari ; non que je croie que la fortune soit nécessaire pour être heureux ; mais le passage d’une aisance considérable à une situation étroite et gênée, dispose souvent à l’aigreur, et nécessite une attention soutenue sur les plus petits détails domestiques. Un mari attribue quelquefois au défaut d’économie de sa femme l’insuffisance de ses moyens ; enfin il me semble que dans un ménage où le contentement ne vient pas uniquement de l’étroite union des ames, l’abondance éloigne une foule de sujets d’humeur et relâche les nœuds trop étroits de la dépendance d’une femme ; la médiocrité de la fortune, au contraire, les ressère, multiplie les rapports journaliers entre deux époux, et il est presque nécessaire, si vous y prenez garde, que l’un des deux devienne absolument le maître pour éviter les discussions et les querelles. Dans les dépenses d’une maison, il faut faire la part à la vanité, et elle est en raison de ce qu’on est moins heureux par le sentiment. On n’a peut-être jamais mis l’économie au nombre des avantages que procure la sensibilité, rien n’est cependant plus vrai ; plus on est capable d’aimer, plus le cœur est rempli d’un sentiment profond, et plus il est facile de se suffire à soi-même ; ce sont les cœurs vides qui ont besoin de distractions étrangères ; ce sont ceux que la vanité remplit, et le cercle de leurs besoins est un horizon sans bornes. Monsieur de G. et moi n’avons jamais songé à la fortune. Quel moyen pourrait-elle nous procurer pour trouver le temps aussi court, que celui d’être ensemble ?… Que nous fait qu’on loue nos meubles, nos vins, nos chevaux, quand tout occupés de nous, à peine nous y faisons attention. Cet état de médiocrité où nous serons nous rapprochera sans cesse ; nous n’aurons qu’un carosse ! que sert d’en avoir quatre à ceux qui veulent être dans le même ? Adieu, ma chère Victorine.

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