P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 65-70).


LETTRE X.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


J’ai lu il y a quelques jours au Marquis l’article de votre lettre, où vous me dites que son écuyer nous aura surement raconté ses avantures, et ma mère en prit occasion de lui dire, mademoiselle Émilie a raison, et vous auriez dû nous en faire vous-même le récit, parce que vous vous exprimez un peu mieux que votre écuyer. Ma vie, nous a-t-il répondu, a été celle des gens de mon âge, et de mon état, ainsi j’ai bien peu d’avantures à raconter ; mais, lui ai-je dit, on a toujours à parler de ses sentimens. Ah ! voilà comme sont les femmes, a dit mon oncle, elles voudraient savoir vos amours ; c’est l’amour qui les intéresse, et je suis persuadé que ce qui leur plaît davantage dans l’histoire Romaine, c’est Marc Antoine abandonnant l’empire de l’univers pour suivre Cléopatre : aussi dans les tragédies et les comédies, n’est-il question que d’amour ; pour moi monsieur le Marquis, si vous avez la complaisance de nous faire l’histoire abrégée de votre vie, ce qui m’intéressera dans vos récits, ce sera votre jugement sur les personnes qui ont influé sur la Révolution, et qui vraisemblablement ont été connues de vous ; c’est la manière dont vous ont frappé les événemens. Le Marquis après s’être encore défendu avec une modestie qui n’avait rien d’affecté a réfléchi quelques momens et nous a dit : le récit de mes sentimens et de mes opinions ne peut être digne d’exciter votre curiosité que par la vérité, et à cet égard je ne tromperai pas votre attente ; enfin, si ce que j’ai à vous dire peut faire passer une soirée agréable à une société à qui j’ai tant d’obligation, je dois, rassuré par son indulgence, m’empresser de lui obéir. J’avais environ vingt ans au commencement de la Révolution, ainsi je n’ai pu figurer parmi les acteurs de cette terrible tragédie ; mais j’ai vu de près les personnages les plus importans, et j’ai été témoin de quelques événemens. J’ai entendu des hommes éclairés et instruits converser sur les plus grands intérêts, discuter en liberté des questions dont auparavant on n’osait sonder la profondeur. J’ajouterai que les révolutions avancent et murissent les esprits en hâtant l’essor des facultés. Ce que j’ai à vous dire ne sera donc pas tout-à-fait sans intérêt ; mais comme il faut que je me rappelle plusieurs choses qui ne seraient pas dans le moment, présentes à ma mémoire, je préfère de dicter le récit qu’on attend de moi. Le Commandeur a applaudi à cette idée, et deux jours après le Marquis nous a lu l’écrit que je vous envoie, qui nous a fait grand plaisir à entendre. Comme je lui témoignais mon regret de ce que vous n’étiez pas présente à cette lecture, il m’a offert de me le confier pour vous l’envoyer, à condition qu’il n’en serait point tiré de copie. Je sais, a-t-il dit, que vos plus grands plaisirs sont imparfaits, s’ils ne sont partagés avec mademoiselle Émilie, ainsi je me reprocherais de ne pas vous donner cette légère satisfaction. J’ai admiré sa bonne foi en parlant de son tiède attachement pour une femme qui est morte victime des premières barbaries de la Révolution. Vous n’avez pas encore aimé, lui ai-je dit ? L’explosion de l’amour, m’a-t-il répondu, n’en sera peut-être que plus violente, pour avoir été plus long-temps retardée… Il semblerait d’après cela que le cœur doit éprouver tôt ou tard, en raison de sa sensibilité, une passion plus ou moins vive. Qu’en dites vous ma chère Émilie ? Croyez-vous que telle soit la loi du destin et que pour me servir d’un proverbe trivial, on ne recule que pour mieux sauter ? Toutes les personnes qui n’ont point encore connu l’amour devraient trembler, et quelle serait la triste perspective de celles qui ne peuvent s’y livrer sans crime ! Ah ! j’aime à croire que la rareté des objets aimables, que l’occupation, doivent maintenir le cœur dans un calme heureux, et que les sentimens que nous inspire la nature pour nos proches, et la douce chaleur de l’amitié peuvent suffire à la tendresse du cœur le plus aimant. Le Marquis prétend s’être fait l’idée d’une femme digne d’être aimée, telle qu’il est bien difficile d’en rencontrer une semblable ; mais il est sensible et son cœur fera illusion à son esprit, et appelera le secours de l’imagination pour orner des plus rares qualités, l’objet qui fera quelqu’impression sur lui ; que je le plaindrais s’il avait aimé tendrement la femme qu’il a perdue d’une manière si tragique. Adieu, ma tendre amie, renvoyez-moi au plutôt l’écrit que je vous confie.

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