L’Émigré/Lettre 010
LETTRE X.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
J’ai lu il y a quelques jours au Marquis
l’article de votre lettre, où vous
me dites que son écuyer nous aura
surement raconté ses avantures, et
ma mère en prit occasion de lui dire,
mademoiselle Émilie a raison, et vous
auriez dû nous en faire vous-même
le récit, parce que vous vous exprimez
un peu mieux que votre écuyer.
Ma vie, nous a-t-il répondu, a été
celle des gens de mon âge, et de
mon état, ainsi j’ai bien peu d’avantures à raconter ; mais, lui ai-je dit, on a
toujours à parler de ses sentimens.
Ah ! voilà comme sont les femmes,
a dit mon oncle, elles voudraient savoir
vos amours ; c’est l’amour qui les
intéresse, et je suis persuadé que ce
qui leur plaît davantage dans l’histoire
Romaine, c’est Marc Antoine abandonnant
l’empire de l’univers pour
suivre Cléopatre : aussi dans les
tragédies et les comédies, n’est-il
question que d’amour ; pour moi monsieur
le Marquis, si vous avez la complaisance
de nous faire l’histoire abrégée
de votre vie, ce qui m’intéressera
dans vos récits, ce sera votre jugement
sur les personnes qui ont influé
sur la Révolution, et qui vraisemblablement
ont été connues de
vous ; c’est la manière dont vous ont
frappé les événemens. Le Marquis
après s’être encore défendu avec une modestie qui n’avait rien d’affecté a
réfléchi quelques momens et nous a
dit : le récit de mes sentimens et de
mes opinions ne peut être digne d’exciter
votre curiosité que par la vérité,
et à cet égard je ne tromperai pas
votre attente ; enfin, si ce que j’ai à
vous dire peut faire passer une soirée
agréable à une société à qui j’ai tant
d’obligation, je dois, rassuré par son
indulgence, m’empresser de lui obéir.
J’avais environ vingt ans au commencement
de la Révolution, ainsi je n’ai
pu figurer parmi les acteurs de cette
terrible tragédie ; mais j’ai vu de près
les personnages les plus importans,
et j’ai été témoin de quelques événemens.
J’ai entendu des hommes éclairés
et instruits converser sur les plus
grands intérêts, discuter en liberté
des questions dont auparavant on n’osait
sonder la profondeur. J’ajouterai que les révolutions avancent et murissent
les esprits en hâtant l’essor
des facultés. Ce que j’ai à vous dire
ne sera donc pas tout-à-fait sans intérêt ;
mais comme il faut que je me
rappelle plusieurs choses qui ne seraient
pas dans le moment, présentes
à ma mémoire, je préfère de dicter
le récit qu’on attend de moi. Le Commandeur
a applaudi à cette idée, et
deux jours après le Marquis nous a
lu l’écrit que je vous envoie, qui nous
a fait grand plaisir à entendre. Comme
je lui témoignais mon regret de
ce que vous n’étiez pas présente à
cette lecture, il m’a offert de me le
confier pour vous l’envoyer, à condition
qu’il n’en serait point tiré de copie.
Je sais, a-t-il dit, que vos plus
grands plaisirs sont imparfaits, s’ils
ne sont partagés avec mademoiselle
Émilie, ainsi je me reprocherais de ne pas vous donner cette légère satisfaction.
J’ai admiré sa bonne foi en
parlant de son tiède attachement pour
une femme qui est morte victime des
premières barbaries de la Révolution.
Vous n’avez pas encore aimé, lui ai-je
dit ? L’explosion de l’amour, m’a-t-il
répondu, n’en sera peut-être que
plus violente, pour avoir été plus
long-temps retardée… Il semblerait
d’après cela que le cœur doit
éprouver tôt ou tard, en raison de sa
sensibilité, une passion plus ou moins
vive. Qu’en dites vous ma chère Émilie ?
Croyez-vous que telle soit la loi
du destin et que pour me servir d’un
proverbe trivial, on ne recule que pour mieux sauter ? Toutes les personnes
qui n’ont point encore connu l’amour
devraient trembler, et quelle serait la
triste perspective de celles qui ne peuvent
s’y livrer sans crime ! Ah ! j’aime à croire que la rareté des objets aimables,
que l’occupation, doivent maintenir
le cœur dans un calme heureux,
et que les sentimens que nous inspire
la nature pour nos proches, et la
douce chaleur de l’amitié peuvent
suffire à la tendresse du cœur le plus
aimant. Le Marquis prétend s’être
fait l’idée d’une femme digne d’être
aimée, telle qu’il est bien difficile
d’en rencontrer une semblable ; mais
il est sensible et son cœur fera illusion
à son esprit, et appelera le secours
de l’imagination pour orner des plus
rares qualités, l’objet qui fera quelqu’impression
sur lui ; que je le plaindrais
s’il avait aimé tendrement la
femme qu’il a perdue d’une manière
si tragique. Adieu, ma tendre amie,
renvoyez-moi au plutôt l’écrit que je
vous confie.