L’Émigré/Lettre 004
LETTRE IV.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je suis bien contrariée, ma chère
amie, en voyant retarder l’heureux
moment où je pourrai vous embrasser,
et je suis forcée de paraître gaie, car
mon oncle accoutumé à être obéi dans
sa maison, craint de ses vassaux, veut
étendre son empire sur les esprits et
les visages ; il faut rire, avoir l’air
content quand on est auprès de lui.
Ma mère, que son tendre intérêt pour
moi rend attentive à tous ses mouvemens,
me fait souvent signe de relever la conversation languissante, de l’amuser,
de chanter. Ce serait une
gêne insupportable, si la bonté qui le
caractérise et la générosité de son
ame n’inspiraient le désir de lui plaire,
et de contribuer au bonheur d’un
homme qui passe sa vie à faire des
heureux. Il est fort occupé de notre
héros blessé ; mais il faut que je l’appelle
par son nom puisque nous le
savons. Mon oncle lui a fait des questions
sur sa naissance, son grade et
ses parens, qui nous ont mis à portée
d’être instruits de tout ce qui le concerne.
Il a eu soin aussi de faire parler
son valet de chambre, qui a confirmé
tout ce que son maître avait
dit ; il parle avec un enthousiasme
touchant de sa bonté, de sa générosité.
C’est une très-bonne marque d’être
aimé et estimé de ses domestiques ;
car enfin ils nous voient de plus près que les autres, et dans ce temps où
les Français croient que tous les hommes
sont égaux, ce n’est pas peu pour
un valet de cette nation de parler de
son maître avec respect : il faut qu’il
y soit en quelque sorte forcé par ses
grandes qualités. Le marquis de St.
Alban souffre toujours beaucoup ; il
garde sa chambre et nous allons tous
les soirs passer deux heures avec lui
pour le distraire. Mon oncle se plaît
à l’entendre ; il dit qu’il n’a jamais
vu un Français si modeste, et je ne
puis m’empêcher d’être de son avis,
sans connaître autant que lui les Français,
parce qu’il ne me paraît pas possible
d’avoir des manières plus simples,
de parler de soi avec plus de
réserve, et des autres avec plus d’indulgence.
Il y a deux jours que souffrant
moins, il fit l’effort de venir
prendre du thé dans le sallon ; il y avait beaucoup d’Étrangers qui étaient
venus dîner chez ma mère, et tous en
furent infiniment satisfaits. La baronne
de Blenem, dont vous connaissez
le discernement, dit à ma mère
en s’en allant, votre Émigré me paraît
fort aimable ; c’est un homme qui
ne paraît jamais avoir envie de faire
un effet, et qui a le don de fixer l’attention
de tous ceux qui se trouvent
avec lui. Mon oncle qui l’entendit,
lui dit, bravo, madame la Baronne,
et cela me rappelle ce que dit un ancien,
(je voudrais que ce fût mon ami
Plutarque), en parlant je crois de
Caton, plus il cherchait à se dérober
à sa gloire, et plus elle s’attachait à
lui. Adieu, ma chère Émilie, je crains
bien que mon voyage ne soit encore
retardé.