L’Émigré/Lettre 003
LETTRE III.

à
la Cesse de Loewenstein.
Je ne puis vous exprimer, ma chère
amie, le plaisir que m’a fait éprouver
votre lettre, il n’y a que votre présence
qui eût pu le surpasser ; mais
elle m’en donne l’espérance, et mon
cœur se livre tout entier d’avance à
toutes les effusions de la plus tendre
amitié. Si ma mère n’était pas malade,
je serais déjà auprès de vous.
Que de choses j’ai à vous dire après
une aussi longue séparation ! Je ne
doute pas que vous n’ayez été, pendant
tout le siège, plus inquiète, plus agitée que votre Émilie ; ceux qui
sont exposés aux plus grands dangers
se familiarisent avec eux. L’espérance
semble faire choix de toutes les chances
favorables pour les mettre sans-cesse
sous les yeux, et ses tableaux
trompeurs procurent une sorte de sécurité.
Quand on entend les premiers
coups de canon, on frissonne ; mais
quand on en a entendu cent, et qu’on
se trouve sain et sauf, ainsi que tout
ce qui nous environne, on se fait à
ce bruit et l’on se persuade que les
coups qui suivent ne feront pas plus
de mal. Il n’en est pas de même de
ceux qui dans l’éloignement tremblent
pour leurs amis ; ils n’ont rien
de sensible pour se rassurer ; leur esprit
erre dans une mer de craintes
vagues, et chaque instant renouvelle
leurs terreurs. Je crois être dans le vrai
en vous faisant, suivant ma méthode, cette analyse de nos sentimens ; mais
aussi, je me plais à me peindre des
plus vives couleurs l’attachement de
Victorine pour son Émilie, à l’exagérer
s’il était possible. Toute ma famille
partage l’empressement que j’ai
de vous revoir, et j’ai embrassé de
bien bon cœur ma petite sœur Caroline
qui s’est écriée, au départ des Français,
nous pourrons donc revoir l’aimable
Comtesse ! De tous les malheurs
du pays, votre absence est celui qu’elle
ressentait le plus : jugez de ce que
devait éprouver sa sœur ainée ! Je
m’intéresse à votre héros blessé, et je
le trouve bien heureux de vous avoir
rencontrés. On dit qu’on renvoie les
Français de plusieurs villes d’Allemagne ;
ces pauvres Émigrés sont bien à
plaindre, et mon père a bien raison
de dire qu’on est bien peu généreux
à leur égard, et que leur fidélité et leur courage devraient leur attirer, ne
fût-ce que par politique, les bienfaits,
ou du moins la protection des
souverains. Nous avons assez parlé
depuis six mois de nouvelles ; nos lettres
étaient des gazettes, dans les
tristes circonstances où nous étions :
je ne veux plus parler que de nous :
il semble que mon cœur ait été fermé
tout ce temps. Combien j’ai de choses
à vous dire ! Vous les devinez,
vous les sentez, ma chère amie, parce
que votre cœur est si pénétrant ! On
n’a jamais dit, je crois, un cœur pénétrant ;
mais l’esprit qui conçoit rapidement
et le cœur qui sent, devine
avec une grande promptitude ne peuvent-ils
pas mériter la même épithète ;
n’est-ce pas une véritable pénétration,
que cette vivacité de votre ame
qui vous lait concevoir tout ce qui se
passe dans la mienne, vous met, en quelque sorte, à ma place, et vous
fait saisir les plus légères nuances du
sentiment qui m’affecte. Vous allez
m’appeler métaphysicienne ; mais tant
que je suis claire, je ne regarde pas
ce reproche comme une injure. D’après
ce que je viens de dire de votre
cœur pénétrant, j’ai tort quand je vous
dis que j’ai beaucoup de choses à vous
apprendre : vous les savez toutes. Les
terreurs qui assiègent mon ame quand
il est absent, quand il est au milieu
des dangers, vous les éprouvez. J’ai
vu un jour à Francfort chez un célèbre
escamoteur, qui faisait beaucoup
de tours curieux, deux pendules qui
n’étaient point montées ; il en transportait
une au fond d’une grande cour,
et toutes les deux sonnaient en même
temps, à un signal, une égale quantité
de coups : c’est l’image de nos deux
cœurs ; le destin est l’escamoteur qui ordonne à l’une de nous de sentir, et
l’autre cède à l’instant aux mêmes
impressions. Si je l’ai bien compris,
c’est à peu près là aussi l’harmonie
préétablie de notre célébré Leibnitz.
Je crois que le Marquis, que vous avez ramassé, doit se trouver, dans son désastre, bien heureux d’être ainsi soigné, dans un bon château, par de belles et illustres princesses. Ce début m’intéresse ; dites-moi ses avantures, que son écuyer vous aura sans doute racontées en partie. Je suis bien aise qu’il ait de la naissance, cela lui vaudra l’intérêt de votre cher oncle, et les pauvres Émigrés ont besoin de tout le monde. Il y a quelque temps que nous lisions qu’un roi d’Espagne ayant perdu ses cheveux, il fut question de lui faire une perruque, et que le conseil, composé de Grands, s’assembla pour délibérer sur ce sujet ; il fut décidé unanimement dans cette auguste assemblée qu’il fallait faire grande attention à ce qu’il ne fût employé que des cheveux d’hommes et de femmes de qualité. Nous nous regardâmes tous en riant, et il n’y eut pas un de nous qui ne songeât en cet instant à votre bon oncle. Pardonnez-moi cette plaisanterie, ma chère Victorine, je rends d’ailleurs toute justice à ses excellentes qualités. Adieu, adieu, écrivez-moi et faites mieux, venez. Je vous embrasse mille fois.
