P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 13-19).
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LETTRE III.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Je ne puis vous exprimer, ma chère amie, le plaisir que m’a fait éprouver votre lettre, il n’y a que votre présence qui eût pu le surpasser ; mais elle m’en donne l’espérance, et mon cœur se livre tout entier d’avance à toutes les effusions de la plus tendre amitié. Si ma mère n’était pas malade, je serais déjà auprès de vous. Que de choses j’ai à vous dire après une aussi longue séparation ! Je ne doute pas que vous n’ayez été, pendant tout le siège, plus inquiète, plus agitée que votre Émilie ; ceux qui sont exposés aux plus grands dangers se familiarisent avec eux. L’espérance semble faire choix de toutes les chances favorables pour les mettre sans-cesse sous les yeux, et ses tableaux trompeurs procurent une sorte de sécurité. Quand on entend les premiers coups de canon, on frissonne ; mais quand on en a entendu cent, et qu’on se trouve sain et sauf, ainsi que tout ce qui nous environne, on se fait à ce bruit et l’on se persuade que les coups qui suivent ne feront pas plus de mal. Il n’en est pas de même de ceux qui dans l’éloignement tremblent pour leurs amis ; ils n’ont rien de sensible pour se rassurer ; leur esprit erre dans une mer de craintes vagues, et chaque instant renouvelle leurs terreurs. Je crois être dans le vrai en vous faisant, suivant ma méthode, cette analyse de nos sentimens ; mais aussi, je me plais à me peindre des plus vives couleurs l’attachement de Victorine pour son Émilie, à l’exagérer s’il était possible. Toute ma famille partage l’empressement que j’ai de vous revoir, et j’ai embrassé de bien bon cœur ma petite sœur Caroline qui s’est écriée, au départ des Français, nous pourrons donc revoir l’aimable Comtesse ! De tous les malheurs du pays, votre absence est celui qu’elle ressentait le plus : jugez de ce que devait éprouver sa sœur ainée ! Je m’intéresse à votre héros blessé, et je le trouve bien heureux de vous avoir rencontrés. On dit qu’on renvoie les Français de plusieurs villes d’Allemagne ; ces pauvres Émigrés sont bien à plaindre, et mon père a bien raison de dire qu’on est bien peu généreux à leur égard, et que leur fidélité et leur courage devraient leur attirer, ne fût-ce que par politique, les bienfaits, ou du moins la protection des souverains. Nous avons assez parlé depuis six mois de nouvelles ; nos lettres étaient des gazettes, dans les tristes circonstances où nous étions : je ne veux plus parler que de nous : il semble que mon cœur ait été fermé tout ce temps. Combien j’ai de choses à vous dire ! Vous les devinez, vous les sentez, ma chère amie, parce que votre cœur est si pénétrant ! On n’a jamais dit, je crois, un cœur pénétrant ; mais l’esprit qui conçoit rapidement et le cœur qui sent, devine avec une grande promptitude ne peuvent-ils pas mériter la même épithète ; n’est-ce pas une véritable pénétration, que cette vivacité de votre ame qui vous lait concevoir tout ce qui se passe dans la mienne, vous met, en quelque sorte, à ma place, et vous fait saisir les plus légères nuances du sentiment qui m’affecte. Vous allez m’appeler métaphysicienne ; mais tant que je suis claire, je ne regarde pas ce reproche comme une injure. D’après ce que je viens de dire de votre cœur pénétrant, j’ai tort quand je vous dis que j’ai beaucoup de choses à vous apprendre : vous les savez toutes. Les terreurs qui assiègent mon ame quand il est absent, quand il est au milieu des dangers, vous les éprouvez. J’ai vu un jour à Francfort chez un célèbre escamoteur, qui faisait beaucoup de tours curieux, deux pendules qui n’étaient point montées ; il en transportait une au fond d’une grande cour, et toutes les deux sonnaient en même temps, à un signal, une égale quantité de coups : c’est l’image de nos deux cœurs ; le destin est l’escamoteur qui ordonne à l’une de nous de sentir, et l’autre cède à l’instant aux mêmes impressions. Si je l’ai bien compris, c’est à peu près là aussi l’harmonie préétablie de notre célébré Leibnitz.

Je crois que le Marquis, que vous avez ramassé, doit se trouver, dans son désastre, bien heureux d’être ainsi soigné, dans un bon château, par de belles et illustres princesses. Ce début m’intéresse ; dites-moi ses avantures, que son écuyer vous aura sans doute racontées en partie. Je suis bien aise qu’il ait de la naissance, cela lui vaudra l’intérêt de votre cher oncle, et les pauvres Émigrés ont besoin de tout le monde. Il y a quelque temps que nous lisions qu’un roi d’Espagne ayant perdu ses cheveux, il fut question de lui faire une perruque, et que le conseil, composé de Grands, s’assembla pour délibérer sur ce sujet ; il fut décidé unanimement dans cette auguste assemblée qu’il fallait faire grande attention à ce qu’il ne fût employé que des cheveux d’hommes et de femmes de qualité. Nous nous regardâmes tous en riant, et il n’y eut pas un de nous qui ne songeât en cet instant à votre bon oncle. Pardonnez-moi cette plaisanterie, ma chère Victorine, je rends d’ailleurs toute justice à ses excellentes qualités. Adieu, adieu, écrivez-moi et faites mieux, venez. Je vous embrasse mille fois.

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