P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 3-12).
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LETTRE II.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Je vous ai promis de vous raconter une aventure extraordinaire, qui a fait revenir hier au soir mon oncle, avec un grand empressement, la voici dans la plus grande exactitude. Vous rappelez-vous, mon Émilie, d’avoir lû dans des romans de chevalerie, la rencontre imprévue d’une jeune princesse et d’un chevalier. La Dame se promène dans une forêt, et tout à coup, un grand bruit d’armes, de chevaux se fait entendre ; ses écuyers s’avancent pour en savoir la cause, et ils trouvent un jeune Chevalier que des brigands discourtois ont attaqué ; ils se sont enfuis à l’arrivée des écuyers de la princesse, et le Chevalier est tombé au pied d’un arbre, percé de plusieurs coups. On s’empresse de le secourir, on bande ses blessures pour arrêter le sang, et le Chevalier est porté au château, où il trouve tous les secours que son état exige. Voilà précisément mon histoire. Mon oncle est arrivé avant-hier pour dîner. Vous voyez d’ici la réception, les empressemens pour lui, et les caresses qu’il prodigue avec dignité et tendresse à sa Victorine ; ajoutez qu’on lui apporte un paquet ; on est attentif, il l’ouvre, et de là sortent, une étoffe des Indes, charmante, pour faire une robe à votre amie, et une autre, d’une couleur un peu rembrunie, pour la plus aimable et la plus indulgente des mères. Remercimens, effusion de reconnaissance ; le dîner, ensuite conversation sur les affaires de la France. La nièce chante l’air favori de son oncle, et s’accompagne sur le piano-forté. De-là mon oncle dort, on fait silence, on ne parle que par signes, on marche sur la pointe du pied ; il se reveille au bout d’une heure, et l’on profite du beau temps pour aller se promener dans ce joli bois où nous avons lu Verther. Vous voyez tout cela n’est-ce pas, mon Émilie ; mais attendez, voici du nouveau. À peine étions-nous descendus de voiture pour nous promener à pied, que nous appercevons un jeune homme en uniforme rouge brodé d’or, qui étoit évanoui au pied d’un arbre ; un domestique, aidé d’un paysan s’empressait autour de lui, et une espèce de charretier arriva, son chapeau plein d’eau pour la lui jeter sur le visage ; une petite charrete attelée d’un cheval et remplie de paille, formait le reste du tableau. Ma mère, tout émue d’un tel spectacle, tira aussitôt son flacon de sel d’Angleterre, et mon oncle le lui fit respirer. Le jeune homme reprit ses sens, et nous regardant avec des yeux étonnés : où suis-je, dit-il, est-ce un rêve ? Il pouvait à peine parler, mais des regards touchans nous peignaient sa reconnaissance de nos soins, et une sorte de plaisir à nous voir. Le valet nous dit que son maître servait depuis quelque temps à l’armée Prussienne, et que la veille, ayant été la nuit en détachement avec une trentaine de hussards, il était tombé dans une embuscade de deux-cents Patriotes. Ce nombre n’a pas effrayé mon maître, il s’est défendu avec un courage de lion ; mais douze ou quinze de sa troupe ayant été tués, ou blessés dangereusement, ce qui restait a été fait prisonnier. Il nous ajouta que son maître, qui était cruellement blessé, avait eu le bonheur de s’échapper ainsi que lui, et qu’après avoir marché en toute diligence sur une des rives du Rhin, ils étaient parvenus à une barque de pêcheurs où ils s’étaient reposés quelques momens et que la douleur que ressentait son maître était si forte qu’il était obligé, pendant la route, de se tirer les cheveux pour ne pas s’évanouir. Les pécheurs leur ayant dit que plusieurs détachemens de Patriotes s’étaient fait voir depuis deux jours dans les environs, et que la blessure de son maître ne lui permettant pas de se tenir à cheval, il n’y avait d’autre moyen pour les éviter que de traverser le Rhin dans leur barque, qu’ils avaient suivi ce conseil, et qu’ils étaient arrivés à la pointe du jour dans un petit village ; mais la blessure de mon maître, ajouta le valet, exigeant un prompt secours, qu’il ne pouvait trouver dans ce lieu, il a fallu le faire conduire à un gros village qu’on nous a indiqué ; en arrivant dans ce bois, il a été forcé par la douleur que lui causaient les cahots de la voiture, de descendre pour se reposer un instant, et il s’est trouvé mal. Mon oncle écoutait ce récit avec intérêt, ainsi que nous ; il fit plusieurs questions à ce valet, et celle-ci entre autres : votre maître est sans doute un bon serviteur du Roi ? Ah monsieur, repondit-il, c’est un fier Aristocrate, qui a manqué plus de dix fois d’être à la lanterne. Nous nous empressions autour du blessé qui avait peine à reprendre ses sens. Mon oncle paraissait touché, mais en suspens sur ce qui était à faire, lorsque le valet de chambre dit : c’est à l’épaule que monsieur le Marquis est blessé, et il souffre cruellement. À ces mots le visage de mon oncle s’épanouit : votre maître est un homme de qualité à ce que je vois, quel est son grade ? Le valet de chambre lui apprend qu’il était major en second, que son père avait commandé un régiment, et que son grand père était mort au moment d’être fait maréchal de France. Je suis de ses terres, ajouta-t-il, et c’était un des plus grands seigneurs du pays. Vingt-six villages dépendaient de la terre de son nom ; mais il n’y a plus de seigneurs à présent. Il avait deux châteaux superbes, des meubles, de l’argenterie, ah ! fallait voir ! tout cela a été brûlé, et cette enragée de nation a tout pris. L’intérêt de mon oncle croissait de moment en moment au récit de ces circonstances. Ma mère et moi nous nous empressions auprès du pauvre blessé pour le secourir. Son épaule gauche est fracassée, il souffrait infiniment, faisait des efforts pour vaincre sa douleur, et nous témoigner sa sensibilité à nos soins. Ma mère lui demanda où il comptait aller. À Francfort, dit-il, si je puis ; mais cela était impossible dans l’état où il se trouvait. On le lui représenta, et alors il dit, je vois un village à quelque distance d’ici, je vais tâcher de m’y rendre. Mon oncle regarda ma mère, qui l’entendit, et elle offrit au blessé un asile dans sa maison. Il se défendit quelque temps d’accepter ses offres, dans la crainte de l’importuner ; mais mon oncle termina les débats en disant : faut-il faire de telles façons entre gens de qualité, monsieur le Marquis, ne m’auriez-vous pas accordé l’hospitalité dans un de vos châteaux, si je m’étais trouvé dans votre situation ? Le Marquis lui répondit avec vivacité : qu’il aurait été empressé de le recevoir, et de lui rendre tous les services possibles. Il se défendit encore, mais ma mère lui fit tant d’instances, qu’il accepta. On le fit entrer dans la voiture, et nous revînmes au château. Le blessé occupe votre ancien appartement au bout du corridor, à droite. Il est là plus éloigné du bruit et auprès de la bonne Magdelaine, dont vous connaissez les talens pour soigner les malades. En voilà bien long ; vous allez me dire : lorsqu’on commence un roman on doit faire le portrait du héros, et je vais me conformer à cette invariable coutume. Il s’appelle le marquis de St. Alban. Il est grand, bien fait, à ce que je crois, car souvent j’ai trouvé bonne grâce à des gens qu’on me disait n’être pas bien faits ; il paraît avoir vingt-cinq à vingt-six ans ; ses cheveux sont blonds, ses yeux et ses sourcils noirs ; sa phisionomie annonce de la vivacité et de la douceur ; il porte un habit rouge brodé en or, avec des revers et paremens noirs également brodés, c’est l’uniforme des Gens-d’armes. Adieu, ma chère amie, donnez-moi de vos nouvelles.

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