L’Émigré/Lettre 005
LETTRE V.
à
la Cesse de Loewenstein.
Et moi aussi je crains bien que vous
ne soyez pas libre de venir ici aussitôt
que je le désire. Comment quitter
votre mère, tant que le marquis de
St. Alban sera chez vous ? Je crois
d’ailleurs que votre oncle qui n’a rien
à faire chez lui, et qui prend plaisir à
la société du Marquis, ne vous quittera
pas de sitôt. Je vous regrette
bien ma chère Victorine, et dans ces
bois où nous aimions à nous égarer,
et sur les bords du Rhin, où quelquefois
nous restions des heures entières à jouir en silence d’une vue superbe.
Je ne sais pourquoi dans les momens
où l’on est le plus frappé des beautés
de la nature, la mélancolie s’empare
de nous. Les plaisirs bruyans de la
ville nous jettent hors de nous-mêmes,
et le mot divertir est d’une
grande justesse, à laquelle on ne fait
pas attention. Ce genre de plaisir,
effectivement, nous éloigne de nous-mêmes,
et c’est ce que signifie divertir.
Les plaisirs qui tiennent de plus près
à la nature nous y ramènent, concentrent
nos sentimens et nos pensées,
et l’ame alors a plus d’action que l’esprit ;
on a bien moins de saillies que
de sentimens, on n’est point gai, mais
on est satisfait ; on est souvent plus
près de pleurer que de rire ; mais qui
a jamais été aussi heureux en riant de
tout son cœur qu’en répandant des
larmes arrachées par le sentiment ! Dans quelle douce rêverie nous étions
souvent plongées toutes deux, en entendant
le bruit de la chûte du Rhin,
près de Rudesheim ! nos ames recueillies
semblaient se correspondre sans
l’entremise des sens ; nous nous embrassions
quelquefois avec transport,
au sortir de cette rêverie, comme l’on
fait après une conversation où l’on
s’est donné des témoignages de tendresse.
Au reste, ma chère amie, je
vous regrette par tout : quand je lis,
pour vous communiquer mes réflexions,
et m’éclairer de votre jugement ;
quand je suis dans le monde,
pour vous rendre compte de ce qui
me frappe, et observer en commun
les ridicules, et la pantomime des
prétentions. Votre Émigré d’après ce
que vous m’en dites, me paraît fort
intéressant, et vous m’inspirez la curiosité
de le voir. Il n’y a point de nouvelles de l’armée. Je tremble à
chaque gazette qui arrive ; je me dis
quelquefois : pourquoi donc aller à
l’armée quand on a de la fortune,
quand on peut être un bon mari, un
bon père, élever ses enfans, soigner
son bien ; ne peut-on donc être heureux
chez soi que lorsqu’on a quelque
chose à raconter, un titre sur son adresse,
et un morceau de ruban à sa boutonnière ?
Je sais qu’il est des femmes
qui ont besoin de ces choses pour estimer
leur mari. J’ai quelquefois considéré
notre fermière, quand son mari
fait de loin, en rentrant chez lui, entendre
une voix bruyante ; quand il
raconte qu’il a gagné quelques parties
de boule, ou, ce qui est encore mieux,
qu’il a eu une querelle, qu’il a menacé
ou battu quelqu’un ; alors elle
se rengorge, et d’un air tout à la fois
orgueilleux et soumis s’empresse autour de lui, regarde avec complaisance ses
enfans qu’elle pense devoir être fiers,
d’un tel père. N’en serait-il pas de
même des femmes d’un état plus relevé,
qui ont besoin, pour considérer
leur mari, qu’il fasse un peu de bruit
dans le monde ? Ah ! mon ami, ce
n’est pas de vos grades que je m’enorgueillirai
jamais ; ce ne seront point
vos récits de guerre qui exciteront
mon attention et animeront mon intérêt ;
la vanité n’entrera jamais dans
mes jouissances ; cette ame à la fois
douce et forte, ce discernement prompt
et juste, cette indulgence qui ne naît
point du besoin qu’on a de celle des
autres, voilà vos dignités ; les divers
mouvemens de votre cœur sensible,
voilà l’histoire qui m’intéressera bien
plus que celle des sièges et des batailles.
Encore si au regret de l’absence
ne se joignait pas la crainte de mille dangers. Ah ! laissons ce triste sujet !
il faut détourner les yeux des choses
qu’il est impossible de fixer sans frémir.
Ma mère s’occupe toujours de
mille soins relatifs à mon mariage,
mais il me semble que le moment n’en
arrivera jamais. Un tel changement
d’état, un tel bonheur contemplé dans
une prochaine perspective ne paraît
pas possible. Quand on met à la loterie
on est rempli d’abord de l’espoir de
gagner ; mais à mesure que le moment
du tirage approche, la crainte succède
à l’espérance. J’éprouve depuis plusieurs
jours une mélancolie que je ne
puis vaincre ; mille craintes m’environnent ;
plus je suis près du bonheur,
plus je redoute les obstacles. Ah !
les obstacles, c’est peu dire !…
Adieu, ma chère amie.