P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 24-29).
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LETTRE V.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Et moi aussi je crains bien que vous ne soyez pas libre de venir ici aussitôt que je le désire. Comment quitter votre mère, tant que le marquis de St. Alban sera chez vous ? Je crois d’ailleurs que votre oncle qui n’a rien à faire chez lui, et qui prend plaisir à la société du Marquis, ne vous quittera pas de sitôt. Je vous regrette bien ma chère Victorine, et dans ces bois où nous aimions à nous égarer, et sur les bords du Rhin, où quelquefois nous restions des heures entières à jouir en silence d’une vue superbe. Je ne sais pourquoi dans les momens où l’on est le plus frappé des beautés de la nature, la mélancolie s’empare de nous. Les plaisirs bruyans de la ville nous jettent hors de nous-mêmes, et le mot divertir est d’une grande justesse, à laquelle on ne fait pas attention. Ce genre de plaisir, effectivement, nous éloigne de nous-mêmes, et c’est ce que signifie divertir. Les plaisirs qui tiennent de plus près à la nature nous y ramènent, concentrent nos sentimens et nos pensées, et l’ame alors a plus d’action que l’esprit ; on a bien moins de saillies que de sentimens, on n’est point gai, mais on est satisfait ; on est souvent plus près de pleurer que de rire ; mais qui a jamais été aussi heureux en riant de tout son cœur qu’en répandant des larmes arrachées par le sentiment ! Dans quelle douce rêverie nous étions souvent plongées toutes deux, en entendant le bruit de la chûte du Rhin, près de Rudesheim ! nos ames recueillies semblaient se correspondre sans l’entremise des sens ; nous nous embrassions quelquefois avec transport, au sortir de cette rêverie, comme l’on fait après une conversation où l’on s’est donné des témoignages de tendresse. Au reste, ma chère amie, je vous regrette par tout : quand je lis, pour vous communiquer mes réflexions, et m’éclairer de votre jugement ; quand je suis dans le monde, pour vous rendre compte de ce qui me frappe, et observer en commun les ridicules, et la pantomime des prétentions. Votre Émigré d’après ce que vous m’en dites, me paraît fort intéressant, et vous m’inspirez la curiosité de le voir. Il n’y a point de nouvelles de l’armée. Je tremble à chaque gazette qui arrive ; je me dis quelquefois : pourquoi donc aller à l’armée quand on a de la fortune, quand on peut être un bon mari, un bon père, élever ses enfans, soigner son bien ; ne peut-on donc être heureux chez soi que lorsqu’on a quelque chose à raconter, un titre sur son adresse, et un morceau de ruban à sa boutonnière ? Je sais qu’il est des femmes qui ont besoin de ces choses pour estimer leur mari. J’ai quelquefois considéré notre fermière, quand son mari fait de loin, en rentrant chez lui, entendre une voix bruyante ; quand il raconte qu’il a gagné quelques parties de boule, ou, ce qui est encore mieux, qu’il a eu une querelle, qu’il a menacé ou battu quelqu’un ; alors elle se rengorge, et d’un air tout à la fois orgueilleux et soumis s’empresse autour de lui, regarde avec complaisance ses enfans qu’elle pense devoir être fiers, d’un tel père. N’en serait-il pas de même des femmes d’un état plus relevé, qui ont besoin, pour considérer leur mari, qu’il fasse un peu de bruit dans le monde ? Ah ! mon ami, ce n’est pas de vos grades que je m’enorgueillirai jamais ; ce ne seront point vos récits de guerre qui exciteront mon attention et animeront mon intérêt ; la vanité n’entrera jamais dans mes jouissances ; cette ame à la fois douce et forte, ce discernement prompt et juste, cette indulgence qui ne naît point du besoin qu’on a de celle des autres, voilà vos dignités ; les divers mouvemens de votre cœur sensible, voilà l’histoire qui m’intéressera bien plus que celle des sièges et des batailles. Encore si au regret de l’absence ne se joignait pas la crainte de mille dangers. Ah ! laissons ce triste sujet ! il faut détourner les yeux des choses qu’il est impossible de fixer sans frémir. Ma mère s’occupe toujours de mille soins relatifs à mon mariage, mais il me semble que le moment n’en arrivera jamais. Un tel changement d’état, un tel bonheur contemplé dans une prochaine perspective ne paraît pas possible. Quand on met à la loterie on est rempli d’abord de l’espoir de gagner ; mais à mesure que le moment du tirage approche, la crainte succède à l’espérance. J’éprouve depuis plusieurs jours une mélancolie que je ne puis vaincre ; mille craintes m’environnent ; plus je suis près du bonheur, plus je redoute les obstacles. Ah ! les obstacles, c’est peu dire !… Adieu, ma chère amie.

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