Perrin et Cie (p. 61-108).
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II


L’épreuve fut telle de ma nouvelle vie, que le dortoir retrouvé chaque soir, me parut un asile où je goûtais le bonheur de n’avoir plus rien autour de moi, des cris et des bruits de la journée.

Dès le coucher, j’y pouvais connaître le calme, et m’y retrouver d’autant mieux que la présence silencieuse de mes camarades suffisait à me garder de toute crainte nocturne. Il nous fallait monter, le repas terminé, dès huit heures, et chaque élève se hâtait si bien à se dévêtir, que la plupart n’entendait point le coup lointain de l’horloge sonnant la demie sur la ville. Je m’endormais moins vite, et seulement lorsque le dortoir sommeillait lui-même dans la pénombre, après le passage du veilleur. Dès les premières nuits où je l’aperçus, cet homme qui faisait l’ombre sur nous, et qu’on ne rencontrait jamais le jour, m’inquiéta. Il entrait d’un pas claudicant qui balançait sa lanterne sourde. De mon lit, je le voyais se hausser sur une jambe pour atteindre la lampe suspendue du côté que j’occupais ; elle éclairait un instant sa grimace, mais un tour de clef étranglait la belle flamme bleue qui agonisait en hoquets. L’homme gagnait ensuite le fond de la salle, l’ombre semblait, par bonds, suivre sa lanterne, et l’obscurité devenait complète dès qu’il éteignait l’autre lampe. Il sortait aussitôt, et on l’entendait verrouiller la porte : mais on distinguait alors la veilleuse oubliée devant les longs plis des rideaux fermant l’alcôve du maître ; une pénombre douce s’établissait autour de la vacillante clarté, qui faisait plus irrésistible la sollicitation du sommeil.

À ce moment, les jambes frileusement repliées osaient se détendre et tâter les profondeurs de la couche qu’elles tiédissaient peu à peu. Les fenêtres, en face de moi, avaient dans le bas des vitres dépolies, mais, par les carreaux du haut, s’apercevait la pure nuit d’hiver et ses astres. Quelques souffles commençaient de s’élever des lits où le sommeil gagnait de proche en proche. Les plus robustes, lassés des jeux de la journée, succombaient les premiers, la bouche ouverte, leur rauque sifflement s’entremêlant de paroles vagues. D’autres paraissaient résister, secouer l’emprise, puis s’abandonnaient avec un soupir, résignés d’avance aux cauchemars probables.

Je ne cédais que le dernier, jouissant de la paix retrouvée, sauvé des heurts de la cour, de la contrainte de l’étude, savourant en moi-même l’amertume de mon isolement. Je me plaçais sur le côté, la face tournée vers la clarté, pour m’attarder à contempler sous mes paupières d’étranges lueurs qui s’étiraient. Il m’arrivait d’entendre sonner neuf heures, avec un drôle d’écho qui doublait chaque coup et me faisait me tromper en les comptant. Le dernier train sifflait dans la campagne ; chaque robinet du lavabo laissait, à son tour, tomber une goutte claire ; j’écoutais la chanson formée se reproduire indéfiniment, et c’était enfin le consentement de tout mon être, la chute aux pays inférieurs où passent les ombres terribles ou bizarres qu’on se rappelle y avoir connues, en se réveillant, le matin.


C’est à la lueur des lampes rallumées que nous laissions nos lits au réveil. Des étoiles brillaient encore sur la cour que nous traversions pour gagner l’étude éclairée où le poêle ronflait sans chauffer ; les portes vitrées se refermaient sur nous, le maître s’installait à la chaire, la journée commençait.

J’occupais une des tables de la première rangée avec un élève de ma classe un peu plus jeune que moi. Il avait une face ronde que fendaient des yeux craintifs et une bouche souriante ; une blouse noire, serrant son cou mince, tombait en cloche autour de lui ; ses doigts étaient enflés d’engelures. Dès le premier jour, il me demanda pour l’écrire en belle cursive sur mes cahiers et mes livres, mon nom qui l’égaya ; il m’apprit qu’il s’appelait Charlot et qu’il avait chez les Moyens, un frère très fort en gymnastique. Il me montra dans une boîte de savonnettes dont ils prenaient le parfum, des bons-points bleus et roses que sa conduite lui avait valus. En retour, je tirai de mon plumier de cuir bouilli qui fleurait la pomme, les sous neufs trouvés à Noël dans mes souliers ; mais il sourit quand je lui dis de quelle main divine je pensais les tenir. Je le vis se pencher vers un camarade qui me regarda curieusement. Une nouvelle courut de proche en proche ; je fus gêné et serrai ma monnaie d’or. Charlot se rapprocha de moi. Il lançait en parlant de fréquents coups-d’œil à la chaire, et répondait autant qu’il le pouvait de la tête, avec le même sourire pour dire oui et pour dire non. Il parut tout à coup figé sur son livre, et mon insistance à l’en tirer me valut un rappel du maître qui nous regardait depuis un instant. C’était un jeune homme d’aspect soucieux, qui travaillait à l’aide d’épais dictionnaires, et devait souvent laisser sa besogne pour réprimer quelque bruit, renseigner les élèves embarrassés ou en exciter d’autres au devoir dont ils se laissaient distraire.

Quelques-uns apportaient de l’application à leur tâche, mais, dès que le poêle devenu rouge répandait sa chaleur, la somnolence pesait sur cette étude du matin. Je n’y échappais guère, et je ne me penchais sur mon livre que pour mieux cacher mes yeux lourds. Parfois, le ciel se colorant derrière les arbres de la cour, attirait l’attention de l’un de nous qui montrait aux autres ce prétexte à s’extasier. Il s’empourpra tellement à certaines aurores, que plusieurs se demandaient, rêvant d’incendie, ce qu’ils sauveraient d’abord de leur casier.

Mon autre voisin, Calvat, était court et robuste ; l’immobilité lui devenait si pénible dès qu’il l’observait un quart d’heure, qu’après avoir vainement sollicité l’autorisation de sortir, il tentait d’obtenir du maître celle de ramasser le papier sous les tables. Cela lui permettait d’errer à quatre pattes entre nos bancs et de se rapprocher du poêle sous le prétexte d’y porter les détritus. Mais le maître devait encore veiller à ce que nul d’entre nous n’encourût le risque de brûlures : il chassait Calvat qui découvrait alors que la boîte à eau placée sur le couvercle était vide, et s’offrait à l’aller remplir à la fontaine afin de tenter, au retour, une station près du foyer.

Entre le poêle et la chaire, se trouvait une table réservée aux élèves que le maître tenait à ne pas perdre de vue. L’élève qui l’occupait en profitait pour faire griller, chaque matin, un morceau de pain gardé du repas de la veille, afin d’en agrémenter son premier déjeuner. Il paraissait s’absorber dans une lecture et tendait derrière lui, vers le fourneau rougi, son bras armé d’une règle au bout de laquelle la tranche de pain était fixée ; le maître ne pouvait rien voir, et l’Étude habituée ne prêtait plus attention à ce manège. Je sus que cet élève s’appelait Ravet et que son incapacité d’apprendre le faisait mépriser. Sa maigreur était extrême, et des vêtements trop courts l’accentuaient. Il marchait courbé, les coudes en dehors, et ses poignets quasi violets ne parvenaient pas à se dissimuler dans ses poches.

Une fois, nous eûmes par lui un grand sujet de rire. Sans qu’il s’en aperçût, Calvat vint enlever le pain piqué à l’extrémité de la règle et, longtemps, l’Étude se divertit du geste inutile que continuait Ravet. Le maître promenant sur nous des yeux inquiets, quelques regards lui désignèrent l’élève qui provoquait le désordre et dont la surprise déchaîna notre gaîté, lorsque Calvat, se haussant de son mieux, vint poser le pain à demi grillé sur la chaire.

Le maître rétablit le silence, et la cloche sonnant le « petit déjeuner » nous dûmes tout laisser pour nous mettre en rang et sortir.


Je fus, dès les premières récréations, l’objet d’une curiosité qui s’apaisa vite sur mon refus de jouer ; la raillerie d’un élève qui avança que j’attendais peut-être le Père Noël, excita le rire, puis le vide se fit autour de moi. Seul, Charlot demeura ; il me montra son frère poursuivant le ballon. La figure du grand Charlot était alors si froncée, qu’on l’eût dit forcé de jouer. Lors d’une récréation de quatre heures, je le vis venir vers mon camarade, lui enlever, sans presque le demander, le morceau de pain que le petit mangeait lentement, et retourner au jeu en doublant les bouchées. Le pain, cependant ne nous était pas refusé ; il suffisait, la distribution faite, d’aller à la dépense pour en avoir encore ; c’est à quoi se résigna Charlot quand il eut les mains vides, il m’en rapporta même un morceau que je pris sans faim.

Le froid était vif pour nous qui ne courions pas, mais circuler dans le tumulte de la cour m’effrayait, et il ne venait pas à l’idée de Charlot que quelqu’un pût vouloir de lui dans un jeu. Il n’y avait que deux cours séparées par une large allée ; l’une pour les Grands, l’autre pour nous, entre lesquelles les Moyens se partageaient suivant leur âge. Dans la nôtre, le groupe le plus important s’attribuait le ballon que l’on chassait d’un camp à l’autre en s’excitant de la voix. D’autres élèves jouaient au chasseur et s’atteignaient d’une balle en jetant des cris. Plusieurs autres, fils de fermiers des environs, se réunissaient pour se distraire entre eux et parler leur langue paysanne ; malgré la saison, ils jouaient aux billes d’une main engourdie tandis que l’autre main, à l’abri dans leur poche, y comptait le pécule amassé.

Le maître allait et venait le long de la barrière, suivi de deux élèves qui causaient avec lui. Le fond de la cour n’était qu’à demi-clos par la façade de la Chapelle ; une haie dévêtue laissait voir quelques arbres, le jardin potager jusqu’au mur de clôture, au delà duquel s’étendait la campagne que dominait un coteau lointain portant des toits, et la tour carrée d’une église. La cloche sonnant en avance, à cause du crépuscule prompt, soulevait une protestation générale ; mais il fallait rentrer, et, sous le gaz rallumé, nous reprenions les cahiers et les livres.

Il y avait d’abord un tumulte général dans lequel chacun s’occupait à extraire de son casier fixé au mur, les objets nécessaires au travail de la soirée ; le maître y mettait fin d’un ordre rapide jeté aux plus lambins, et, peu à peu, le calme rétabli, l’étude prenait sa bonne tenue habituelle. Au vrai, plus d’un continuait en esprit la partie interrompue et, courbé, le porte-plume aux dents, s’oubliait à contempler par le vitrage des portes, la montée de l’ombre dans les branches ; d’autres achevaient de manger en cachette le pain fourré dans leur poche pour courir plus librement, et qui semblait meilleur à cette heure. Les cinq coups de l’horloge tombaient, un à un, dans la cour ; l’Angelus aussi y venait battre… Je songeais à La Grangère, aux crépuscules sur le jardin, au feu plus vif dans le gris de la petite salle, à ma tante qui se signait, aux beaux devoirs que j’eusse faits sous la lampe.

D’un petit coup frappé sur la chaire, le maître me rappelait à la tâche, et ses yeux me fixaient, les sourcils rapprochés. Il était sévère, mais ne s’accordait rien de plus que ce qu’il nous permettait. Il ne se chauffait jamais au poêle, se montrait exact, et n’apportait en étude que des livres de travail. S’il punissait durement une légère désobéissance, il suffisait d’un peu d’application, de bonne volonté témoignée pour le faire revenir sur sa vivacité. Il s’appelait M. Laurin. Une fois, j’eus besoin d’aide pour mes problèmes que je ne comprenais pas toujours très vite, je me rendis près de lui. Il eut un geste d’impatience et m’écarta de la main, mais me retint aussitôt par le bras. Je le vis continuer de chercher un mot sur le dictionnaire, y renoncer, puis me demander avec douceur ce que je désirais.

Ces études du soir étaient gênées par la présence des externes qui demeuraient jusqu’à sept heures, et ne laissaient pas une place vide ; après leur départ, les rangs moins serrés, un peu d’air venu par les portes entr’ouvertes, une détente se faisait. Ceux qui montraient au maître leurs devoirs achevés, pouvaient prendre un livre dans la bibliothèque, ou, si tous les avaient terminés, M. Laurin lui-même lisait un conte pour récompenser notre sagesse. En un clin d’œil, les tables étaient débarrassées, les bras croisés, l’attention suspendue ; le gaz seul bruissait comme un essaim de mouches parmi les aventures fantastiques où passaient des bêtes fauves et des chasseurs.

Les récits plus simples avaient moins de succès et n’obtenaient pas le même silence ; pourtant, rien ne pénétrait mon âme comme l’histoire de Blanquette, la chèvre de M. Seguin, que je suivais dans son escapade.

« Tout à coup, la montagne devint violette ; c’était le soir… Reviens, reviens, disait la trompe… Hou, hou, faisait le loup… » — Il la mange à la fin, me souffla Charlot, au cours de la première lecture, et il hochait la tête d’un air grave. Ses mains se gonflaient si fort à la fin de la soirée, qu’il me disait en les posant sur la table : « Regarde mes crapauds ». Le doigt qu’on y appuyait y laissait une trace claire, il les frottait lentement sur le drap de sa culotte, avec une grimace souriante, sans cesser d’écouter de son mieux.

La cloche du dîner interrompait la lecture. Il fallait sortir en rang dans la nuit froide et tout à fait noire, et laisser passer les Moyens qui se moquaient de nous voir parler du conte que nous venions d’entendre.


Ce fut pendant les récréations où je continuais de rester spectateur, que j’appris à mieux connaître mes camarades. Rupert était roi ; il dominait moins par sa force brutale que par son adresse au jeu. Campé sur ses jambes écartées, il rejetait son bras en arrière et lançait la balle qui rebondissait en touchant le but ; son coup de pied dans le ballon retentissait et chassait celui-ci à travers la cour et, parfois, au-dessus de la haie, jusqu’au fond du jardin. Si le ballon se « logeait » dans les branches, c’était lui qui, à coup de boules en bois, le faisait choir. C’était là un événement fréquent qui rangeait la cour entière en demi-cercle autour de son chef. Calvat courait après les boules qu’il rapportait, et les Grands eux-mêmes, intéressés, s’accoudaient sur leur barrière, de l’autre côté de l’allée.

Parmi toutes les autres éclatait la voix de Rupert ; à chaque instant, elle s’élevait pour jeter des ordres, une excitation à combattre, ou des reproches qu’il clamait, la main tendue vers les maladroits. En général, on ne lui répondait point ; le grand Charlot, seul, essayait de tenir tête et de se justifier, mais une telle colère empourprait la face de Rupert sûr de son droit, que l’autre n’osait plus insister. À se dépenser ainsi, la chaleur lui venait vite ; il quittait sa veste qu’un petit accrochait à la balustrade ou gardait sur le bras. Son torse apparaissait, pris jusqu’au cou dans un maillot de laine bleue qui faisait valoir ses cheveux bruns, ses jambes toujours nues étaient rouges, on ne lui savait pas d’amis, il semblait dédaigner la division entière, et ne s’intéresser qu’aux Grands qui lui parlaient parfois, d’une cour à l’autre.

Un seul des nôtres pouvait avoir quelque crédit près de lui, Méjean dont la sympathie le flattait. Méjean était le mieux vêtu des internes, sa casquette de touriste et ses souliers de cuir fauve excitaient l’envie, sans qu’on pût s’en procurer de semblables. Il portait, comme Rupert, un maillot de couleur foncée, mais le col et les poignets s’ornaient de laines claires, et la moindre déchirure suffisait pour qu’il en changeât. Rupert le prenait dans son camp, excusait les fautes qu’il lui arrivait de commettre, et se coiffait toute une récréation de la casquette convoitée que son béret remplaçait sur la tête de Méjean.

D’autres élèves s’agitaient autour d’eux, que je ne connaissais pas encore ; il y avait un groupe qui ne jouait jamais. Ravet s’isolait et rejetait toute tentative de causerie en répétant avec un ricanement, et sans y répondre, les paroles qu’on lui adressait. Il allait, tête basse, les mains pendantes ou à demi rentrées dans ses poches trop courtes, les yeux aux cailloux de la cour parmi lesquels il ramassait sans cesse quelque chose ; il trouvait ainsi des billes, des boutons de chemise et d’uniforme, des canifs, des gommes, des porte-plume, des crayons, et même de l’argent. Il rendait pour un ou plusieurs bons-points, suivant leur importance, les objets qu’on ne manquait pas de lui réclamer sitôt leur disparition constatée, mais il faisait d’abord la sourde oreille, exigeait force détails, cherchait à faire prendre en échange un bibelot de moindre valeur, et ne restituait le plus souvent que sous la menace de coups.

Florent et Mouque se promenaient ensemble et se récitaient les leçons l’un à l’autre. Ils avaient les yeux également noirs mais ceux de Florent étaient empreints de douceur, et si grands qu’on les eût dits sans cesse étonnés, alors que le regard de Mouque, qui grognait pour rendre un service, restait boudeur sous des sourcils inclinés. Lorsque la balle venait près d’eux, ils la renvoyaient au jeu, et le coup de pied de Mouque était toujours rageur.

Deux autres encore causaient de préférence avec le maître qu’ils venaient prendre pour juge après avoir disputé entre eux ; ils en arrivaient parfois à faire faire cercle autour de leur querelle. Rupert intervenait alors, les séparait en écartant les bras, mais ils continuaient à s’adresser de loin les arguments qu’ils jugeaient propres à convaincre. La discussion portait toujours sur quelque point de leur lecture : existence du Nautilus, ou difficulté pour l’obus de Jules Verne d’atteindre la Lune. Ils étaient tous les deux de petite taille et inaptes au combat ; l’un, Terrouet, avait un profil mince au menton aigu ; l’autre, Bereng, les joues gonflées, les yeux saillants, la bouche pleine de bonnes raisons qu’il ne pouvait arriver à dire. Séparés de force, ils prenaient à témoins ceux qui les emmenaient, les gagnaient chacun à sa propre cause, et revenaient suivis de partisans, pour reprendre le débat. Ils le portaient enfin d’un commun accord devant M. Laurin, et restaient jusqu’à la fin de la récréation aux côtés de celui-ci. Bereng était né en Espagne, et ne s’exprimait qu’en phrases compliquées où il s’appliquait à faire entrer les mots les moins usuels glanés dans ses lectures. Terrouet le démontait par sa raillerie et l’inextinguible rire dont il était saisi, plié en deux comme par une colique ; ils ne se frappaient jamais, et M. Laurin arrivait, quelquefois, à les mettre d’accord.

Charlot s’intéressait comme les autres aux incidents survenus ; il demeurait le plus souvent adossé à la barrière, les yeux fixes, ses mains sous la blouse, sifflotant entre ses dents serrées sur lesquelles ses lèvres s’écartaient, des airs de petites danses, des morceaux de Streabbog dont il connaissait tout le répertoire, à force de l’avoir entendu lorsqu’il allait chez sa mère qui était professeur de piano. Je sus qu’on l’appelait « Petit vieux » parce que son front bombé se ridait dès qu’il regardait en face.


Il m’arrivait encore d’être tiré du sommeil par le passage du veilleur. Deux ou trois fois chaque nuit, il traversait le dortoir de sa marche boiteuse ; sa lanterne projetait un secteur clair sur le plancher, il l’élevait jusqu’au visage du dormeur qui parlait haut et secouait l’extrémité du lit de fer pour obtenir le silence. Je m’éveillai, une fois, comme il fermait le lavabo ruisselant depuis des heures, et dont le bruit d’eau mêlait à mon rêve une impression d’interminable pluie. La plupart du temps, il passait comme une vision de plus dans le songe de ceux qui le pouvaient entrevoir. Derrière lui se reformait la pénombre tranquille. L’alcôve était un temple devant lequel palpitait la veilleuse, les longs plis des rideaux semblaient frémir ; les haleines montaient paisibles ou nasillardes, haussées, par instant, jusqu’au ronflement. Rupert qui était mon voisin dormait d’un sommeil lourd où, sans l’en tirer, les rêves tumultueux le pouvaient assaillir ; il lui arrivait d’y continuer son rôle bruyant de la journée, de crier des noms, une injure, de lever le bras ou de sursauter comme retenu en des liens étroits. Quelque enrhumé toussait par quintes folles qui le forçaient d’ouvrir les yeux, et de s’enfoncer sous les couvertures pour étouffer l’accès. À toute heure, sans fin, s’élevait la plainte dont Florent se berçait lui-même ; il passait inaperçu dans le jour par son application et son silence, mais, dès que le sommeil l’avait pris, un gémissement s’échappait de ses lèvres et ne cessait plus jusqu’au matin.

De mon lit, je distinguais celui de Bereng, à quelques pas du mien dans la rangée, plus sombre à cause des vêtements dont il était couvert. Sa place était enviée, parce que la cheminée des cuisines suivait le mur à cet endroit et répandait un peu de chaleur, mais Bereng, encore qu’il fût ainsi favorisé, ne consentait à se dévêtir que sur l’ordre réitéré du maître. Il le faisait alors dans une grande précipitation, et sautait sur sa couche où il s’accroupissait, avec un claquement de dents que l’on entendait malgré le soin qu’il prenait d’appuyer la mâchoire sur ses genoux serrés. Le maître revenu le forçait à se glisser entre les draps, sans pouvoir obtenir qu’il étendît ses jambes frileusement ramenées contre le corps. Les lampes éteintes, M. Laurin rentré dans l’alcôve, Bereng tirait à soi veste et culotte et les disposait sur son lit ; tout à côté, celui de Méjean se gonflait d’un bel édredon rouge.

Quelques bruits venaient du dehors ; pas sonores dans la rue, chanson à mi-voix d’un passant, longs miaulements de chats en lutte sournoise, mais un grand calme s’étendait le plus souvent autour de nous, et la respiration même du dortoir invitait à la somnolence. Gernon se levait quelquefois, disait-on ; Charlot croyait l’avoir vu, debout au pied de son lit, une nuit, les yeux dilatés, tâtonnant dans la longue chemise… Peut-être aurais-je eu peur d’être réveillé par lui, mais il était loin de moi, de l’autre côté de l’alcôve… Mes yeux mi-clos suivaient le tremblement de la veilleuse, la flamme semblait animée, et s’agiter de plus en plus jusqu’à me paraître vivante et devenir un lutin joueur et dansant, au moment où le sommeil revenait fermer mes paupières.


Trois semaines passèrent sans que l’on me permît de revoir La Grangère. Segonde qui venait me porter des fruits ou des confitures, prétextait je ne sais quelle indisposition de ma tante ; je pense que celle-ci ne faisait qu’obéir aux conseils du Directeur, et que c’était pour m’habituer mieux à ma nouvelle vie qu’on me privait d’en sortir. Je m’en plaignis à ma mère. Je lui écrivais le jeudi et le dimanche, seuls jours où nous fussions autorisés à correspondre ; je l’aurais fait plus souvent si j’avais pu, comme mes camarades, cacher mon travail, mais j’occupais la première rangée de tables en étude et mon papier à lettres était rose. Le maître se serait bien vite aperçu de ma témérité. Dans ses réponses datées d’une petite ville de Provence, ma mère me demandait de prendre patience, de travailler bien, de n’être pas triste, et m’assurait de sa grande affection. Je gardais ses lettres sur moi et les relisais chaque soir, mes devoirs achevés ; en me couchant, je les glissais sous mon traversin.

Il me fallut suivre, outre celle du jeudi, la promenade du dimanche qui m’était plus pénible encore. La ville que nous traversions rangés par deux, avait son air de fête, et les gens s’arrêtaient sur les allées pour nous regarder passer. Un peu de fierté me venait de mon uniforme ; je l’oubliais à voir les enfants simplement vêtus qui tenaient la main de leur mère. Les dernières maisons dépassées, le maître donnait le signal, et, les rangs rompus, nous allions, groupés à notre gré.

J’éprouvais d’abord quelque joie de me trouver à l’air libre et devant la campagne, puis, peu à peu, je ne sais quelle langueur me pénétrait. Les champs étaient déserts, les logis fermés, des appels aux Vêpres traînaient sans qu’on pût deviner où sonnaient les cloches ; on eût cru, par moment, qu’elles tintaient très haut, au delà de la voûte grise du ciel. Nous marchions d’un pas mesuré que le maître hâtait quand il le jugeait trop peu rapide pour le parcours imposé. Ce n’était pas toujours M. Laurin qui nous conduisait, mais, quelquefois, le maître des Moyens dont la moitié des élèves se joignait à nous. Il était violent, aigri par sa division difficile et se montrait dur, même avec nous. Quel qu’il fût, le maître ne voulait pas qu’on demeurât en arrière.

On avançait en causant, le long de la route, à deux ou à plusieurs suivant les sympathies. Certains allaient seuls ; j’étais souvent de ceux-ci. Les herbes commençaient à pousser aux pentes des fossés, et, dans l’épaisseur épineuse de la haie, restaient piqués les fruits rouges de l’aubépine ou la menue poire orangée de l’églantier. Il traînait une odeur de feuilles rouies ; au loin, après les champs de vigne où se profilaient des arbres nus, l’horizon pâlissait sous un voile de brouillard fin. Charlot ramassait des cailloux ; il ne cessait pas de se baisser, croyant toujours trouver le plus rare qu’il jetait bientôt à la vue d’un nouveau. Il finissait par gonfler les poches vides de l’uniforme, autant que l’étaient, dans la semaine, celles de son tablier où se trouvaient ensemble un mouchoir, de la ficelle, une toupie, des bons points, de la craie, un couteau et, quelquefois, des choses plus inattendues qu’eût pu lui envier Ravet. Parmi ces cailloux ramassés en chemin, il m’en montra de polis comme des dragées, d’autres translucides qu’il pensait être pleins d’une eau congelée ; l’un d’eux plus rugueux, cassé par la masse du cantonnier, laissait voir un cœur cristallin, violet clair, qui me rappelait les grains du chapelet que ma tante disait à l’église ; deux galets plus gros, choqués ensemble, donnaient une étincelle et sentaient la pierre brûlée. Charlot allait de trouvaille en trouvaille, comme si la route eût été semée d’un trésor sur lequel les autres passaient en traînant les pieds. Devant nous, marchaient Bereng et Terrouet, chacun parlant haut au sein d’un groupe et cherchant à s’intéresser mutuellement. Les Moyens que Rupert et le grand Charlot escortaient, menaient la colonne ; ils allaient si vite qu’il fallait leur crier d’arrêter, plusieurs fois par promenade. Durant l’une d’elles, ils tentèrent d’allumer des cigarettes, mais la fumée les trahit, et M. Laurin nous contraignit à faire halte pour les tancer sévérement.

L’itinéraire fixé d’avance nous ramenait au Collège dès le crépuscule. Les premières lueurs naissaient aux fenêtres de la petite ville ; les promeneurs regagnaient le foyer, nous rentrions aussi. Il fallait rapidement reprendre au dortoir les vêtements ordinaires ; le goûter nous attendait dans la cour silencieuse ; les études ouvertes commençaient de s’allumer.

La cloche sonnait alors l’heure la plus lourde de la journée. Notre effectif réduit par les permis de sortie, laissait vide la moitié des bancs, ce qui nous forçait de penser aux absents heureux. Oubliés ou punis, nous étions ceux que le dimanche avait déçus. Pendant la monotonie de la semaine, nous persistions à attendre de lui notre part de joie hebdomadaire. La messe ouïe dès le réveil, à la Chapelle, nous semblait déjà une promesse ; la matinée passait, partagée entre l’étude et la cour, la promenade, malgré l’ennui de l’habillage, l’inspection au départ, nous distrayait encore ; mais, au retour, la seule perspective nous restait de trois heures d’immobilité sous les hautes lampes, d’un dîner rapide et du coucher prompt… Il fallait bien s’avouer que le dimanche n’avait pour nous rien tenu de ses promesses. Les livres de contes ne nous tentaient même plus ; Bereng les connaissait depuis quatre ans et couché sur sa table, répondait : « Je m’ennuie ! » à M. Laurin qui le priait de se mieux tenir. Moi-même, je n’ignorais rien de la « Bibliothèque Rose », et les voyages me lassaient. Les plus sages jouaient à pousser un morceau de papier le long des diagonales d’un carré dessiné à la craie, ou à chercher des noms de ville sur la carte d’Europe ; Mouque, seul, trouvait le courage de repasser pour le Lundi les leçons apprises la veille.

Si quelques rires s’étouffaient dans le fond, M. Laurin ne levait même pas ses yeux qu’un moindre bruit inquiétait en temps ordinaire… La flamme du gaz se reflétait dans les vitres noires ; il semblait que les heures eussent doublé et que la cloche ne nous délivrerait point.

Un par un, rentraient les élèves sortis le matin. Nous nous glissions auprès d’eux pour leur faire conter leur journée. Leur correspondant les avait promenés au bord du fleuve, parmi les familles et les enfants de la ville ; ils disaient avoir aperçu des externes, et rapportaient des oranges dont on avait chargé leurs poches au départ. L’uniforme gardé les distinguait encore, et leurs yeux montraient une joie qui n’était pas dans les nôtres. Il en venait d’autres au repas ; ils s’asseyaient près de nous sans vouloir toucher à leur part qu’ils cédaient aux voisins ; les derniers nous attendaient au pied de l’escalier du dortoir. Méjean seul rentrait après l’heure, alors que le maître lui-même était couché, et la longue salle pleine d’un sommeil que faisaient plus pesant le grand air respiré et la marche inaccoutumée ; mais je l’entendais gagner sa place sur la pointe des bottines qui craquaient, dévêtir sa chemise roide, croquer un dernier biscuit, ou laisser tomber de sa poche des noisettes qui roulaient sous les lits.


J’eus enfin en me réveillant, un dimanche, la joie de penser que j’allais sortir dans quelques heures ; j’en avais reçu l’assurance la veille, par Maria venue me dire en se rendant au marché, que ma tante me prendrait au retour de la grand’messe. Lorsque la voiture m’emporta, je souhaitais en moi-même que ce fût pour longtemps ; puis un tel besoin de parler me saisit que je persistais, malgré le tapage des vitres, à renseigner ma tante sur le règlement de ma nouvelle vie. Elle se perdait dans la distribution des heures, mais je me répétais avec complaisance, au point de ne pas m’apercevoir que nous arrivions.

Il me fallait reconquérir mon domaine ; je parcourus le jardin que j’avais laissé mort et qui s’éveillait. De hâtifs perce-neige jaillissaient partout, et, sous ses feuilles recroquevillées, je découvris une violette sans parfum que je cueillis. Le temps était doux, je me sentis libre, un grand bonheur vint en moi, et la journée tout entière fut heureuse.

Les dimanches redevinrent alors la halte certaine que je pouvais espérer durant l’étape de la semaine. Je ne vivais que pour eux et dans la plus grande sagesse, de peur que la joie que j’en attendais me fût ôtée. Le samedi me devenait insupportable et me paraissait exagérer sa longueur. Je ne pouvais imaginer que mes camarades s’éveillassent, le lendemain, résignés à vivre ce jour-là comme les autres, et je ne songeais pas sans frémir au temps où j’étais aussi prisonnier. Je trouvais à chaque visite quelque nouvelle corolle ouverte. Après les perce-neige flétris sous les dernières nuits froides, les crocus étaient sortis en collerette jaune ; il me semblait qu’ils la prenaient pour me recevoir… Les jacinthes doubles gonflaient leur grappe rose ou blanche, puis ce furent les anémones et les longs jets tendres des lilas ; en même temps qu’au bout des branches, les bourgeons de marronniers s’ouvraient en gousses trop mûres. Les rosiers se hasardèrent à déplier d’humbles feuilles transies et toutes roses dans la lumière ; des pousses dont je ne savais ni le nom ni la fleur, crevaient la terre friable des massifs ; un jour, je trouvai des pervenches. Je priai ma tante de me laisser inviter Charlot ; il n’osait accepter sans son frère, mais celui-ci ne se montra point jaloux de le suivre et je pus amener mon camarade.

Le plaisir le fit presque muet, il manifestait un grand respect envers Segonde et levait sur ma tante des yeux reconnaissants. Nous tentâmes de jouer dans le jardin, mais toutes les choses l’attiraient. Il se pencha au bord du bassin où vivaient deux poissons gris qui passaient et repassaient sous le reflet de notre visage. L’herbe fourmillait au soleil de bestioles plates et rouges, marquées de noir sur le dos ; Charlot m’assurait que c’était leur nom que chacune portait ainsi écrit à l’encre pour ne pas se perdre. Elles allaient le plus souvent liées par couple, et marchaient de côté. Il découvrit des escargots sous le buis des bordures, et se mit à les recueillir dans sa casquette pour les porter aux poules que nous regardâmes les décortiquer d’un bec brutal sur le sol. Leur caquetage et leur œil curieux amusaient Charlot ; il remarquait la prudence avec laquelle elles posaient à terre leur patte un instant repliée. L’ombre les vêtait de serge noire, mais leur plumage imbriqué devenait au soleil une moulante armure qui luisait. Nous prîmes dans le foin leurs œufs tièdes et les portâmes à la cuisine comme on nous appelait pour le goûter. Sur le pas de la porte, Segonde nous tendait des tartines où sa meilleure confiture s’étalait ; nous les mangeâmes sous la charmille dont les feuilles naissantes laissaient filtrer un jour vert. Charlot me parla de sa mère qui vivait seule, et le laissait depuis quelque temps sans nouvelle, à cause d’un voyage qu’elle faisait. Elle l’avait confié, tout petit, à un parent dans les Landes, et ne put de longtemps l’y aller chercher. Quand elle revint, Charlot l’appela « Mademoiselle » et s’étonna de la voir pleurer ; elle l’envoya rejoindre l’aîné au Collège. Elle les y surprenait quelquefois de sa visite ; je pus la connaître, un jeudi, dans la cour où elle s’était avancée ; les Grands se la montraient des yeux et souriaient en parlant bas.

Le goûter terminé, nous regardions entre les branches le paysage calme du dimanche ; Charlot faisait aller ses jambes sous le banc et les dents rapprochées, susurrait une polka qu’il aimait. Soudain, je m’aperçus qu’un œuf oublié dans ma poche venait de s’y briser. Nous nous entendîmes pour n’en rien dire, mais nous eûmes devant ma tante de tels regards de complicité, que je dus avouer ma maladresse et livrer ma veste au nettoyage. Chaque fois ensuite qu’on nous servit des œufs au réfectoire, Charlot ne manqua pas de me faire signe en souriant, parce qu’ils lui rappelaient notre journée à la Grangère.

Je retrouvais, ces jours-là, l’accueil de la maison au crépuscule, lorsque devenait hostile le jardin où je m’attardais ; la lampe s’allumait, le feu brillait encore, et son reflet dansait aux panneaux du bahut. J’avais obtenu par faveur de prolonger jusqu’au lundi matin mes sorties ; je savais que le sommeil seul finirait ma soirée, et que toute la nuit me séparait du départ. Les heures passaient doucement battues par l’horloge dans sa gaine, le livre était beau, le repas tranquille, et je me souvenais alors de ma prière.


Pâques approchait ; la sortie était fixée à la veille des Rameaux. Chacun de nous possédait un calendrier de poche où il biffait, un à un, les jours qui nous séparaient encore des vacances. On ne calculait plus seulement leur nombre, mais celui des heures et des minutes, sans tomber d’accord sur le résultat. Des feuilles circulèrent où nous dûmes inscrire l’heure du départ, le but du voyage et le moyen de locomotion nécessaire à celui-ci. Rupert, fils d’un propriétaire des environs, partait seul et à pied ; Florent, originaire d’une commune voisine, s’en allait avec le groupe des ruraux qu’une même voiture venait quérir. Calvat et Méjean prenaient, avec quelques autres, le chemin de fer du Chef-lieu ; Terrouet descendait le fleuve, Gernon le remontait. Après avoir craint de rester, Bereng allait revoir l’Espagne et montrait sur la carte, à travers landes et montagnes, le trajet qu’il devait accomplir. Une fièvre d’impatience nous gagnait ; contenue dans notre étude, elle agitait les Grands et soulevait les Moyens que nous entendions, à travers la cloison, bourdonner en chœur ou éclater d’un bruyant rire que la voix de leur maître ne parvenait pas à dominer. Des retenues furent infligées, quelques départs retardés ; mais les maîtres se punissaient ainsi eux-mêmes, et leur sévérité désarmée s’atténuait.

Le samedi désiré vint enfin et, dès quatre heures, avec le flot des externes, une partie des nôtres s’écoula. Il me fallut attendre que Justin vînt me chercher, et, comme il tardait, je vis appeler les derniers groupes que les maîtres conduisaient à leurs trains. Quelques Grands et Moyens punis devaient demeurer la nuit encore. Ravet ne sortait pas, Charlot non plus, l’aîné seul ayant trouvé asile chez son parrain. Calvat demeurait aussi ; on venait de découvrir qu’il se livrait, aidé d’un externe, à un commerce d’oranges fort rémunérateur, et deux jours de consigne devaient l’en châtier. Je promis à Charlot de venir souvent le prendre, en laissant le Collège à mon tour ; mais du seuil où je me retournai, je le vis qui pleurait dans la grande solitude des préaux.

Je retrouvai ma vie paisible à La Grangère. Une lettre récente de ma mère y annonçait son retour prochain et sa visite probable pour la semaine suivante ; ma tante m’en lut quelques passages qui s’appliquaient plus expressément à moi, et j’y trouvai une abondance heureuse de projets et de tendresse, qui me réjouit d’autant mieux que j’étais moins accoutumé à tant d’allégresse. Dès le dimanche, nous fîmes bénir à l’église des branches de laurier fleuri qui sentaient l’amande ouverte, et que Segonde fixa sous le crucifix, à la tête de nos lits. Puis, avec la Semaine Sainte, un peu plus de silence sembla descendre sur les champs ; la petite ville où il m’arriva d’accompagner ma tante pour le Salut ou l’office du soir, me parut elle-même pénétrée de recueillement. Je la crus déserte, le Vendredi et le Samedi saints ; il faisait gris, un grand vent nous forçait de baisser la tête, c’est à peine si nous rencontrâmes quelques femmes se rendant comme nous aux Ténèbres ou au Chemin de Croix ; leurs pas discrets s’entendaient dans la rue où des boutiques étaient closes. Nous priâmes devant le Christ voilé d’un losange violet. Les cloches ne tintaient plus : « Elles sont à Rome, m’avait dit Segonde, il faut se lever tôt pour les voir partir ». J’étais demeuré sans réponse, à cause du souvenir de Noël et de ses prétendus cadeaux, mais tant de silence me frappait. Les seules ressources de la maison suffisaient à composer nos repas ; ma tante dînait d’une collation de confiture et de laitage. Je crois qu’elle ne mangea pas, le jour du Vendredi Saint ; elle m’assura toutefois que les oiseaux du ciel s’en dispensaient eux-mêmes ; je sentais comme une attente autour de moi. Pendant les tièdes heures que je passais au jardin, le bruit du vent dans les branches, l’odeur d’herbe, l’enveloppe collante des derniers bourgeons que mes doigts rencontraient dans le sable, le cri des moineaux, le bouquet de fête des pommiers et les haies déjà blanches, empêchaient que je fusse triste ; le verger en fleur s’emplissait d’un parfum traînant de miel et d’amande ; des papillons l’assaillaient vers midi, puis venaient des bourdons de velours et des mouches moins vives dont le soleil traversait le corps diaphane. Ma joie n’attendait qu’un signal pour jaillir.

Ma mère arriva la veille de Pâques et nous porta les regrets de mon père retenu au Chef-lieu. Le réveil du lendemain fut une ivresse. Les baisers heureux s’y mêlèrent au chant des cloches revenues, à la fraîcheur de la route que nous suivîmes pour aller au village voisin ouïr la première messe. Ma mère et ma tante communièrent côte à côte, et je vis le soleil entrer, rouge et violet, par les vitraux du chœur. À la sortie, le bonheur était sur les visages, le désir de parler sur les lèvres, on se félicitait du temps pur. Le pauvre du seuil recevait les aumônes, et, dans le ciel qui riait, tous les blancs pommiers de la terre semblaient s’être envolés !… « Jésus est ressuscité », me dit ma mère, et je le répétai après elle en l’embrassant. Son front, soucieux d’habitude, resplendissait ; des bandes de blé nouveau divisaient les labours roses. Elle me dit encore : « Comme ce beau temps fait aimer le bon Dieu ! »… J’aurais voulu courir ou chanter.

J’allai, ce jour même, chercher Charlot au Collège ; je le trouvai dans la cour que le maître des Grands surveillait. Il avait imaginé avec Ravet un jeu qui consistait à trouver une boule que l’un d’eux cachait de son mieux. Le croquet délaissé alignait ses arceaux, des maillets gisaient à terre, le ballon était «  perché », le maître lisait. Il autorisa Charlot à monter pour s’habiller. Ravet consentit à causer avec moi durant que j’attendais, puis nous regarda partir, les mains dans ses poches… Je n’eus pas l’idée de lui demander de venir.

Ma mère nous quitta bientôt, mais avec la promesse de revenir prochainement, et, peut-être, en compagnie de mon père ; son départ me laissa triste, l’isolement me pesa. Je songeais, sans plus les redouter, aux cris de la cour, aux bousculades volontaires, au coup de pied risqué dans le ballon sorti des camps ; à la brusque surprise d’être saisi aux épaules et maintenu comme un obstacle entre deux joueurs, aux menaces de Rupert qui feignait trois fois de vous lancer la balle et frappait lorsqu’on ne s’y attendait plus. Quel bruit il eût mené dans le jardin paisible ; les arbres auraient connu ses assauts, et peut-être quelque moineau fût-il tombé, blessé d’un jet de pierre… Charlot, lui, ne savait que suivre à quatre pattes les insectes et faire mousser les escargots. Je ne manquai pas cependant de l’aller chercher encore, mais pour l’attendre seulement quelques minutes dans la cour, je me sentais pénétré de la tristesse qui emplissait le bâtiment désert. Une gamme venait de la salle à musique où quelque maître s’essayait au piano ; on entendait les coups de pioche du jardinier au fond du potager, ou la chanson d’un domestique dans les salles vides. Je me dépêchais d’emmener Charlot. Il me contait que Ravet fouillait, un à un, les casiers des études, et le taquinait au dortoir où ils couchaient seuls, parce que le maître gagnait doucement sa chambre dès qu’il les croyait endormis.

Les jours avaient repris leur train ordinaire, sous un ciel tendre qui demeurait clair plus longtemps et dont l’indulgence les faisait faciles à vivre. Mon ennui même m’était doux ; le matin était un lac frais, l’après-midi un bain tiède de silence où tombaient en tournant des fleurs de marronniers. Assis sur le banc, l’esprit ailleurs qu’à mon livre, j’émiettais mon goûter à une couvée de poussins dont la mère picorait les œillets brillants de mes souliers. Il fit si bon, un soir, que ma tante sortit avec moi, après dîner, sur la terrasse ; une lueur auréolait le toit du hangar, et bientôt la lune s’y montra toute ronde. Elle montait lentement parmi de petits nuages, les vapeurs de sa surface dessinaient une vague géographie ; ma tante croyait y voir un homme chargé de bois qui passait. Mais Terrouet avait démenti que la lune fût habitée et gagé à Bereng que cet astre était mort, comme le serait un jour la Terre ; M. Laurin lui avait donné raison. La fraîcheur nocturne se faisant plus sensible, nous rentrâmes pour gagner nos chambres, et, comme je retrouvais dans la mienne toutes mes anciennes frayeurs, je me pris à regretter la veilleuse, l’alcôve protectrice et le sommeil en commun du dortoir.