Perrin et Cie (p. 1-57).
II  ►


L’ÉLÈVE GILLES


I


Je m’appelle Jean Gilles. J’entrais dans ma onzième année, lorsqu’un matin d’hiver, ma mère décida de me conduire chez la grand’tante aux soins de qui l’on me confiait habituellement pour les vacances. J’y devais demeurer quelque temps ; une coqueluche qui s’achevait était le prétexte de ce séjour, à l’idée duquel j’aurais éprouvé bien de la joie, si je ne sais quoi dans sa brusque nouvelle, ne m’eût empêché de m’abandonner à ce sentiment.

Mon père ne parut pas au déjeuner ; j’appris qu’il se trouvait las et prenait du repos. J’osai m’en féliciter, car sa présence m’était une contrainte. Il demeurait, à l’ordinaire, absorbé dans ses pensées, et je respectais le plus possible son recueillement, mais le mot, le geste dont il m’arrivait de troubler le silence, provoquaient sa colère ; j’en venais à jouer sans bruit, et à redouter comme la foudre le heurt de quoi que ce fût. Cette perpétuelle surveillance où j’étais de moi-même me gênait, à table surtout. Il suffisait de l’attention que j’apportais à me bien tenir, pour m’amener aux pires maladresses ; la veille même, à dîner, mon verre renversé s’était brisé en tachant largement la nappe. Le sursaut de mon père m’avait fait pâlir, et mon trouble fut plus grand encore à le voir nous laisser et reprendre, au salon, la sonate qu’il étudiait depuis le matin. Ma mère, qui savait sa tendresse nécessaire à mon apaisement, avait différé de le rejoindre pour s’attarder quelques instants près de moi, puis s’était à son tour éloignée. Demeuré seul avec mes leçons que je n’apprenais pas, j’avais bientôt entendu s’élever sa voix aimable, que mon père voulait chaque soir accompagner au piano ; le chant terminé, il la retenait encore par une série d’improvisations que j’eusse reconnues entre toutes, et ne la laissait revenir que pour me dire de gagner ma chambre, et me souhaiter le bonsoir. Il en avait été ce soir-là comme de coutume, et le concert s’était prolongé fort avant dans la nuit.

L’heure du départ approchant, notre déjeuner fut rapide, et silencieux comme si nous n’avions pas été seuls. Quelques derniers soins firent aller et venir ma mère à travers l’appartement, et jusque dans la chambre où je n’osai la suivre ; je laissai mon père sans l’avoir revu.

Pour nous rendre à V…, la petite ville près de laquelle demeurait ma tante, nous prenions le bateau qui, du chef-lieu où nous habitions, y conduit en deux heures. Ce court voyage sur le fleuve était un délice en juillet, et déjà d’un grand attrait au moment de Pâques, mais décembre commençait ; le froid nous força de descendre au salon des passagers et, durant la traversée, je demeurai à demi somnolent, appuyé à ma mère qui ne cessa pas d’être pensive.

Autour de ce petit salon d’arrière où nous nous étions réfugiés, régnaient une banquette et un dossier de velours rouge, au-dessus desquels se trouvaient de profondes fenêtres carrées qui allaient se rétrécissant jusqu’aux hublots, que l’eau parfois venait battre. Entre ces fenêtres, étaient fixés d’étroits miroirs dans l’un desquels je regardais se réfléchir notre groupe, avec l’étonnement de nous voir tenir tous deux dans une surface aussi resserrée. Ma mère était coiffée d’une capote de jais dont les brides de velours suivaient l’ovale de son visage, ses yeux fixes restaient sans regard, ses lèvres jointes se creusaient, à gauche, d’une profonde fossette. Elle portait un « boa » de martre, et ses mains se cachaient dans un manchon de même fourrure, posé sur ses genoux, entre les plis du manteau dont elle était enveloppée. Il n’y avait avec nous que deux dames qui causaient bas, et dont l’une tendait au poêle de fines bottes mordorées. Le jour baissant, nous descendîmes à V…

Lors de notre arrivée, aux vacances, ma tante envoyait au débarcadère une voiture fermée tenant de l’omnibus, dont elle n’usait que pour se rendre à l’église, et que Justin, le fils du premier métayer, conduisait. J’avais dit, un jour, le Wagon, en parlant du lourd véhicule ; le nom qui fit rire lui resta. Le Wagon, ce soir-là, ne nous attendait pas ; nous partîmes à pied. Dès les premières maisons, ma mère me fit prendre une rue oblique, par laquelle nous eûmes vite gagné la campagne. Nous nous engageâmes sur une route que je ne connaissais point. Le froid était vif et ma mère marchait vite ; il me fallait hâter le pas pour la suivre et ne pas lâcher son bras, que je tenais sous le manteau. Je regardais vainement autour de moi ; l’ombre croissait, et je cherchais encore à me reconnaître lorsque je m’aperçus que nous allions être arrivés.

Ma tante habitait seule, avec une servante, sur son domaine de La Grangère, une ancienne maison à deux étages, que des ailes plus basses prolongeaient. Perpendiculairement à celles-ci, s’élevaient les logis des métayers, les étables, les hangars et les cuviers que nécessite une exploitation viticole. Une vaste cour s’étendait entre ces bâtiments abrités de quelques arbres ; une allée la reliait à la route entre les champs de vigne qui l’en séparaient. C’est par cette allée que nous arrivions, habituellement, dans la douceur du crépuscule de Mars, ou le calme des fins de jour en juillet. La voiture, saluée par les gens qui rentraient, tournait lentement devant le perron où ma tante apparaissait soudain, toute riante et nous tendant les bras. Mais le chemin plus court choisi cette fois par ma mère, nous amena derrière la maison, jusqu’au portail du jardin. La grille gémit pour nous livrer passage ; au bout de l’allée, la demeure semblait dormir, avec une seule lueur aux vitres de la cuisine. Segonde, la servante, y rentrait comme nous en touchions le seuil ; elle se récria de surprise heureuse, et laissa choir les menues branches qu’elle portait dans son tablier relevé. L’étonnement de sa maîtresse ne fut pas moins profond ; mais la joie de nous revoir prenait vite chez ma tante la place de tout autre sentiment, et je la trouvai si vive à commander le repas, tisonner la braise, et nous serrer de nouveau dans ses bras, que j’en oubliai la tristesse du voyage, le froid de la route, et me sentis pleinement heureux, dès que je vis s’égayer à demi le visage trop longtemps muet de ma mère.

Nous avions trouvé ma tante dans la petite pièce qu’elle affectionnait, et qui séparait, dans la moitié de leur longueur, la salle à manger et la cuisine. Nous nous rangeâmes autour de la cheminée haute. Aux questions affectueuses de ma tante sur nous-mêmes et sur mon père, ma mère répondant de façon évasive, et plutôt avec les yeux, ma tante cessa bientôt d’interroger.

Je regardais, autour de moi, le nouveau visage des choses ; l’intimité de l’hiver changeait l’aspect de la pièce où nous vivions, les soirs d’été, l’âtre éteint, les fenêtres ouvertes à la brise. L’abat-jour ne projetait qu’un cercle de clarté, au delà duquel les meubles s’enveloppaient d’ombre, et semblaient s’écarter de notre vie. Segonde allait et venait, portant du bois au feu, dressant la table. Elle reprochait bien fort à ma mère d’être venue sans prévenir, et s’excusait de ne servir qu’un repas modeste.

Le couvert fut vite prêt ; je reconnus la nappe rude, les serviettes et leur senteur de lessive, le dessin des assiettes à dessert ; mais le sommeil de l’enfance pesait déjà sur mes paupières, et je ne sus bientôt plus démêler de mon rêve les voix que j’entendais se répondre à mes côtés. Quand je m’éveillai, après un temps incertain, il me sembla que ma mère essuyait des larmes, mais ce fut elle qui me conduisit au lit ce soir-là, et je m’endormis heureux de ce qu’elle eût bordé ma couche.


Je m’éveillai le lendemain fort avant dans la matinée, et seulement lorsqu’un tardif soleil toucha ma fenêtre. J’appelai en vain ma mère ; sa chambre, contiguë à la mienne, était vide, le feu s’y éteignait ; je la traversai et descendis.

Je trouvai ma tante seule dans la petite salle où elle cousait. À la question que je lui posai en l’embrassant, elle prit le ton des confidences pour répondre que ma mère, pressée de rentrer, était partie sans vouloir troubler mon sommeil. Je ressentis autant de dépit que de tristesse ; il me semblait qu’on se fût joué de moi. Les larmes me vinrent aux yeux, mais Segonde me poussa vers la table où je m’assis, devant la tasse de lait fumant et les tartines grillées qu’elle beurra en affectant de m’envier. Notre arrivée, la veille, l’avait détournée de ramasser les œufs ; elle m’attendit pour aller les prendre, et je la suivis dans le poulailler où nous entrâmes courbés. Il y avait sur le nid une grosse poule noire qui se mit à glousser, le bec dans la plume. Segonde l’enleva adroitement, par les ailes, sans égard aux piaillements de la pondeuse, à qui les coqs répondaient au dehors, et prit, deux par deux, les œufs qu’elle déposa dans son tablier. Je m’étais accroupi près d’elle, les paupières encore humides et gonflées, elle me tendit l’œuf le plus gros en me disant de le passer sur mes yeux, afin, ajouta-t-elle, que mon regard fût plus clair. La tiédeur de coque polie était douce, en effet, à ma chair gercée du sel des larmes. Segonde me regardait en souriant ; par le petit arceau ouvert sur leur cour, les poules montraient leur tête inquiète, qu’elles tournaient de profil pour mieux voir.

Nous rentrâmes ; ma tante avait préparé sur la table un beau livre où étaient peints les Rois de France avec, en regard, les Reines, leurs épouses, ce qui faisait, le livre fermé, s’embrasser chaque couple. Louis XI restait sournois sous la bure et les médailles ; saint Louis, angélique, avait de longs cheveux peignés que je touchai ; mais les Valois, coiffés de perles et de velours, ressemblaient trop à leurs femmes. Il y avait aussi Bayard mourant à Romagnano, devant la croix de son épée, le dos à un arbre, sous les yeux du Connétable de Bourbon ; on y voyait encore Jeanne Laîné, dite Hachette. De l’embrasure où elle se tenait, ma tante découvrait toute la cour, au delà du jardin en terrasse ; sa corbeille d’ouvrage chargeait un guéridon placé près d’elle, et, derrière son fauteuil, la haute horloge semblait veiller. Il n’y avait de meubles que les chaises anciennes et un bahut, la table épaisse, sous son tapis de laine. Des vases dorés ornaient la cheminée haute, avec deux chandeliers et une Vierge de bois dont la hanche saillait pour soutenir Jésus ; au mur, était le tableau de première communion de ma mère.

Le jour passa ; ma tristesse revint au crépuscule, mais la lampe en eut raison, et le feu réveillé dansa sur les sarments. Ma tante, le soir, me demanda si je faisais ma prière ; je dis oui, et je mentis. Ma mère, autrefois, en me couchant, me joignait les mains, et je répétais après elle : Notre pèreJe vous salueSouvenez-vous… Depuis que j’allais seul à ma chambre, je me couchais vite et m’endormais en écoutant le piano. Ma tante se pencha sur moi, et me recommanda de dire : Mon Dieu, conservez, s’il vous plaît, la santé à mon père, à ma mère…, et de ne pas oublier de la nommer aussi ; puis, m’ayant embrassé, elle me remit aux mains de Segonde, sur les pas de qui je montais. La chambre de ma mère devint la mienne, mais, la bougie éteinte, j’eus peur, et je pleurai d’être seul.


Un doux matin se leva chaque jour sur ma vie qu’il baignait de clarté bleue, et de saine fraîcheur.

Je ne savais de la saison triste que le visage ennuyé qu’elle montre à la ville, ses ciels lourds sur les toits, et la boue des rues obscures. Je découvris la splendeur de l’Hiver. Ma chambre, située à l’extrémité de l’aile gauche, ouvrait sur les champs que les vignes dépouillées peuplaient de serpents noirs et de piquets, mais la pureté du ciel pâle s’étendait sur elles, jusqu’aux lointains à peine brumeux ; un coteau se haussait portant un village où le clocher pointait ; des pas claquaient sur la route aperçue, et des voix, parfois, en venaient.

Le jardin nu m’étonna : le paulownia y révélait une ossature tourmentée, les marronniers levaient des bras transis, les arbustes semblaient des balais de brande, la haie, un treillis épineux. Les groseillers se mouraient, près de la fontaine qui dégelait, goutte à goutte, au soleil rose. La charmille n’était plus un abri, et laissait voir, bouchons de paille mouillée, les nids insoupçonnés aux dernières vacances. Seules, les bordures de buis restaient vertes, et, sur le mur bas, la toison de lierre se chargeait d’étranges raisins. Je pensais que notre venue avait surpris les choses : la maison dans le sommeil, le jardin sans parure… Les soirs, surtout, étaient beaux ! Dès quatre heures, le soleil atteignait un petit bois de chênes chargés de gui, derrière lequel il descendait en l’incendiant. L’horizon opposé se teignait de rose, et le ciel pâlissait jusqu’au vert. Segonde ouvrait sa porte, et jetait mon nom dans le jardin ; je rentrais, et c’était le livre repris, le conte à voix basse, ou l’attente silencieuse sous la lampe, le repas, le coucher prompt… un modeste et sage bonheur.

J’écrivais de mon mieux à ma mère qui, en retour, m’embrassait bien fort, dans ses lettres à ma tante. Elle pensait venir me chercher à Noël, et, malgré l’ennui où j’étais de ne plus la voir, il ne me tardait guère de rentrer à la ville que j’imaginais si triste sous le brouillard d’hiver. Je pensais plus vivement à elle chaque soir en me couchant, et, à mes prières retrouvées, j’ajoutais la phrase enseignée par ma tante : Mon Dieu, conservez la santé… Ma tante se défiait-elle de mon bon vouloir, avait-elle quelque grâce pressante à solliciter du ciel ?… Elle décida que nous ferions la prière en commun. Le jour même, quand les cruches d’eau chaude montées et le feu allumé chez sa maîtresse, Segonde vint me chercher, ma tante se mit debout devant la Vierge de la cheminée, attira une chaise que ses mains jointes tinrent inclinée, elle m’indiqua un tabouret à son côté, et Segonde s’agenouilla sur la plaque du foyer. Ma tante commença alors une longue prière, et récita le Pater, l’Ave Maria, le Credo, le Confiteor, d’une voix fervente à laquelle Segonde répondait ; puis elle annonça qu’elle allait prier Marie pour le rétablissement d’une personne à qui, sans la nommer, elle nous demanda de penser. J’entendis alors les Litanies de la Sainte-Vierge, et la statue de bois que fixait la récitante m’en parut auréolée : Cause de notre joie, Rose mystique, Tour de David… À chaque invocation, Segonde jetait un rapide Priez-pour-nous, par lequel je craignais de voir se clore la prière. Mais les louanges succédaient aux louanges : Maison d’or, Arche d’alliance, Porte du Ciel, Étoile du matin… Il me semblait que ma tante les créât à mesure… Santé des malades, Refuge des pécheurs, Consolatrice des affligés, Reine des Martyrs !… Les deux femmes se turent, comme une cloche qui a battu tous ses coups, et ce fut une formule plus grave dite pour recommander à Dieu l’âme des morts.

Nous vous recommandons, ô mon Dieu, les âmes des fidèles défunts et, en particulier, celles des membres de notre famille qui nous ont devancés auprès de vous. Daignez abréger leurs épreuves, si elles ne jouissent pas encore de votre lumière ; n’ayez point mémoire des fautes où elles ont pu choir ; mais considérez la bonne volonté qu’elles eurent de vous suivre, et montrez-nous la même indulgence, à nous, vos serviteurs et vos servantes, qui vous prions dans le péché et l’attente quotidienne de la mort.

Ma tante se signa lentement et son baiser sur mon front fut plus grave. Segonde releva dans les angles de la cheminée les deux tronçons de la bûche brasillante, couvrit de cendre les tisons du foyer et, prenant la bougie qu’elle venait d’allumer, elle éclaira notre montée silencieuse vers les chambres.


Les jours ordinaires se suivaient sans différer entre eux, mais le Dimanche venait comme l’Époux attendu, dans la paix de notre semaine, et toute la maison se préparait à le recevoir.

Dès le vendredi, Maria, la femme du métayer Gentil, battait le linge au lavoir ; le lendemain, ses deux filles venaient aider Segonde qui, déjà, se multipliait. L’eau ruisselait sur les dalles de la cuisine ; les vitres étaient frottées mieux que des miroirs ; le cuivre des chaudrons, des chandeliers, l’étain des couvercles et des moules reprenaient tout leur éclat. On confiait le plancher de la petite salle et des chambres à une femme renommée pour le savoir rendre luisant. Un homme était distrait du soin des vignes pour celui de la cour et du jardin ; la maison envahie devenait inhabitable. La salle à manger, le salon, surtout, restaient seuls paisibles, car, notre vie ne les troublant guère, Segonde ne leur infligeait que plus rarement son minutieux nettoyage. Au soir tombant, tout ce monde s’attablait, non dans la cuisine dont la servante défendait l’accès, mais dans une pièce contiguë où le jardinier pensait toujours ne pouvoir se loger. De bonne heure, Segonde congédiait les convives, coupant court aux causeries et pressant, au besoin, le repas. Puis, seule, elle commençait la revue, et, bien souvent, pour monter, je devais attendre qu’elle eût relavé quelque carreau, refrotté un chandelier pas assez brillant à son gré, savonné la table, ou donné le dernier coup de balai ; car elle n’aurait souffert ni que je pusse gagner ma chambre sans elle, ni de laisser sa besogne pour m’accompagner, malgré le conseil répété que lui en donnait ma tante.

Cette activité la reprenait dès l’aube du jour dominical. Après les premiers soins du ménage, elle regagnait sa mansarde où elle changeait pour un foulard de soie noire, le mouchoir de couleur qui serrait habituellement sa tête, se vêtait de neuf sous une mante ronde, et courait aider sa maîtresse. Ma tante portait, dans la semaine, de longs vêtements gris, simplement serrés à la taille, et un bonnet de dentelles dont les attaches pendaient de chaque côté de son visage austère. Elle était haute, et si droite, que le ventre offrait son appui aux mains croisées, lorsqu’elle se tenait debout et causait. Elle prenait, le Dimanche, une coiffure plus lourde de rubans noirs et violets, dont les brides larges se nouaient à plat sous le menton. Elle descendait avec sa bonne, par l’escalier central de pierre blanche, ordinairement délaissé pour l’escalier de service. La voiture attendait au perron, et les emportait toutes deux vers la ville. Je fus du voyage ; je connus les cahots de la route et la montée des rues étroites. J’entrai avec ma tante dans l’église déjà pleine de fidèles, où l’on saluait discrètement. Ma tante possédait une chaise et un prie-Dieu marqués à son nom, que la loueuse avait soin de tenir dans les premiers rangs, à la même place. Il fallut solliciter une vieille dame pour qu’elle me cédât la sienne auprès de ma tante. Les enfants de chœur, suivis des prêtres, processionnaient déjà autour de la nef, le Veni Creator commençait. Des jeunes filles chantèrent au Kyrie ; on lisait l’Évangile à voix haute après que chacun s’était purifié le front et les lèvres d’un signe de croix. Le sermon engagea les fidèles à veiller dans l’attente des jours saints, et le prêtre passa dans les rangs avec une aumônière rouge où chacun laissait tomber un sou. Les chœurs reprirent au Credo ; une famille offrait le pain bénit qui sentait l’encens et la frangipane, et qui retint mon attention jusqu’aux dernières prières que l’officiant récita, à genoux devant l’autel, une main sur le calice, le dos roidi par la chasuble brodée. On sortit. Segonde qui se plaçait aux bas-côtés, partit mystérieusement par la ville ; mais des dames entourèrent ma tante, me reconnurent et voulurent m’embrasser. Elles s’étonnaient de me voir à cette époque de l’année, où je n’avais pas coutume de venir ; il fallut que ma tante me donnât pour convalescent. Des groupes se formaient, grossissaient, puis, d’un effort, s’arrachaient au parvis, et marchaient dans la rue.

Nous reprîmes l’omnibus. « Et Segonde, fis-je, reviendra-t-elle à pied ?… » Ma tante eut un sourire et prétendit que la servante devait être restée à prier pour nous. Des gens, que la voiture forçait à se ranger, nous saluaient à travers les vitres levées. Au dernier tournant, nous trouvâmes Segonde qui attendait, l’embarrassant fardeau d’une tarte bien enveloppée joint à son missel dans ses mains rudes, et, comme ma tante m’observait, je l’assurai m’être douté de la « surprise », en recevant la fragile pâtisserie sur mes genoux qu’elle pénétra bientôt de sa tiédeur.

Le repas déjà retardé, ce jour-là, se prolongeait plus que de coutume, et ma tante, toujours si prompte à se lever de table, n’en finissait plus de boire son café. Quand sonnaient Vêpres, la promenade recommençait, coupée d’arrêts, après l’office, chez de vieilles demoiselles avec qui ma tante parlait soudain une langue nouvelle, où passaient des noms inconnus de personnes mortes, le rappel d’événements ignorés qui amenaient de grands silences, durant lesquels on entendait chanter la flamme sur les bûches. Il y eut un Dimanche où nous allâmes au cimetière ; ma tante y pleurait, outre mon oncle, une fille morte jeune, après quelques mois de mariage.

Le soir nous retrouvait silencieux dans la petite salle, mais il gardait quelque chose de la solennité du jour, de la prière chantée des offices, du parfum des vêtements neufs, quelque chose qui en faisait, malgré la solitude retrouvée, et la lampe et le feu habituels, le soir du septième jour, un soir bien différent des autres soirs de la semaine.


Si je goûtais alors pleinement chaque jour, et le vivais dans la joie que mon souvenir retrouve, le soir ne m’en apportait pas moins ses angoisses, où l’effroi de l’ombre se mêlait à la tristesse de n’en être pas défendu par la présence de ma mère.

Rappelé dès le crépuscule, je venais sagement m’asseoir près de ma tante, dans l’embrasure où elle avait coutume de se tenir. Elle n’aimait point qu’on allumât trop tôt et, laissant l’ouvrage, elle promenait ses regards au delà des vignes, sur la bande claire du couchant. Il arrivait alors que les vents orientés de façon favorable, portassent jusqu’à nous l’Angelus sonnant sur la ville ou le village voisin. Ma tante récitait à voix haute le premier verset de la prière : Angelus domini nuntiavit mariæL’ange du Seigneur annonça à Marie qu’elle enfanterait le Sauveur du monde… À quoi Segonde préparant la lampe à l’office, répondait : Ecce ancilla dominiVoici la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole. L’Ave Maria suivait ; Segonde entrait portant la lampe, et fermait les volets. C’est alors que « l’Ennemie » s’installait près de moi.

J’acceptais de passer des soirées entières à regarder les tisons, par crainte d’aller chercher, dans la pièce voisine, mon livre qui y était demeuré. Notre petite salle éclairée par la lampe, la cuisine où flambait un grand feu formaient mon domaine ; au delà, tout m’eût paru menaçant et hanté. J’aurais aimé qu’on fermât à clef, derrière moi, la porte de la salle à manger, et encore celles qui, de la cuisine, ouvraient sur le bûcher et le jardin ; et je ne pouvais comprendre que Segonde tardât tellement à tirer les volets de ses deux fenêtres, aux petits carreaux desquelles le reflet de la flamme me faisait craindre de voir des mufles collés.

La sérénité des deux femmes ne pouvait rien contre un tourment que, d’ailleurs, je n’avouais pas, et qui était faible, en somme, au prix de celui qui m’étreignait dans la solitude nocturne. Nous gagnions les chambres, non par l’escalier central, mais par un autre, plus rustique, établi dans la cuisine, et aboutissant à l’extrémité du couloir desservant l’étage. Je m’arrangeais pour n’y point passer le premier, afin de n’entrer chez moi que derrière la servante. Elle avait vivement fait de m’y installer, et, dès qu’elle me laissait, je m’efforçais au calme ; mais l’ombre des rideaux elle-même me gênait, et, pour rien au monde, je ne me fusse approché du miroir. Je ne donnais point corps à mon effroi, et je n’aurais pu dire précisément ce que je craignais, mais tout mon être vibrait d’attente angoissée, et la moindre illusion m’eût affolé. Je souffrais moins, quand j’étais blotti dans les draps, la bougie éteinte, le dos tourné au vide de la chambre où, parfois, cependant, un meuble craquait. Le sommeil venait bientôt me prendre, mais pour m’être encore bien redoutable. Aux cauchemars habituels où nos pieds se refusent à la fuite, où l’on choit dans un vide sans fin, il s’en ajoutait un plus terrible ; ma mère m’y apparaissait mystérieusement réprobatrice, avec un regard froid que je ne lui connaissais pas ; ma tristesse, l’affirmation de mon innocence ne pouvaient rien contre sa rigueur, je suppliais vainement, et finissais par m’éveiller en larmes. Il m’arrivait encore de me revoir chez mes parents, heureux et jouant avec des cubes que je m’amusais à échafauder de mon mieux ; tout d’un coup, la muraille ainsi construite oscillait et menaçait ruine, et je demeurais terrifié à l’idée du bruit qui allait suivre, et de l’apparition possible de mon père. Je me retrouvais en sueur, haletant… Le silence semblait bruire, la pluie ruisselait sur les branches, un grand vent emplissait l’espace, le tablier de la cheminée s’agitait. Je me sentais seul ! La chambre de ma tante avait deux lits, mais mon oncle était mort dans celui qu’elle m’eût bien facilement offert sur ma prière ; je savais mon mal sans remède, et le subissais, le corps tendu, les yeux clos. Quelquefois, la demi-clarté du matin me venait seule en aide ; je la devinais sous mes paupières, et, l’esprit calmé par elle, je goûtais enfin un sommeil profond.

Le jour ne m’épargnait point toute crainte ; je ne traversais pas volontiers les pièces isolées de la maison. La salle à manger, si proche, m’était déjà hostile ; le couloir dallé qui la séparait du salon, m’impressionnait de sa résonnance et du jour mystérieux dont l’éclairaient les carreaux peints placés au-dessus des portes. Le large escalier me glaçait : je savais, dès cette époque, que mon oncle, atteint de maladie aiguë, avait été relevé mourant sur les dernières marches, soit qu’il se fût précipité dans l’excès de ses souffrances, ou qu’il fût tombé par faiblesse, en appelant à l’aide, pendant une absence de la garde, un matin que ma tante cédait au sommeil. Je n’entrais jamais au salon où deux portraits des hôtes, aux premiers temps de leur mariage, me demeuraient plus étrangers que s’ils eussent représenté des inconnus. Chaque jour, cependant, on ouvrait les fenêtres de cette grande pièce située à l’extrémité de l’aile droite, et par où la vue s’étendait à travers les branches, jusqu’au fleuve lointain. Mais j’allais seul, et par jeu, chercher du bois dans le bûcher, salle basse attenant à la cuisine, et qu’une petite fenêtre éclairait ; les fagots empilés, les tas de pommes rainettes, les pommes de terre fleurant le sillon, l’emplissaient d’une senteur d’automne qui suffisait peut-être, par ce qu’elle évoquait des sous-bois et des champs, à chasser toute idée gênante. J’y jouais à balancer les tresses d’oignons dorés accrochées aux poutres basses sur lesquelles séchaient des pains de savon ; parfois, l’un des bulbes, détaché, roulait, dans le bruit de sa pelure plus fine qu’un élytre de hanneton. Je traversais cet endroit d’un pied sûr, pour gagner une autre pièce dans laquelle, aux jours de la récolte, mangeaient les vendangeurs, et qui, vide toute l’année, gardait sur ses bancs longs, ses tables grasses, l’odeur vineuse des repas paysans. Cette salle ouvrait de plain-pied sur la cour.

Mais mon terrain d’élection était le jardin, avec ses tournantes allées bordées de buis, ses massifs panachés, l’été, de reines-marguerites et de roses, de géraniums et d’hortensias, de véroniques et d’héliotropes. J’y jouais, aux grandes vacances, à faire des pâtés de sable, à créer de nouveaux et minuscules parterres traversés de ruisseaux, au bord desquels feuilles et fleurs piquées prenaient la splendeur des végétations tropicales. J’avais là deux amies ; l’une familière, une vielleuse de plâtre peint, en jupons rouges et paniers bleus, l’air modeste, à la fois, et sensible, et posée sur un socle bas ; l’autre, plus noble, une muse Empire, réfugiée sous la charmille, et dont un bras était cassé. Je leur portais des fleurs ; la vielleuse les pouvait retenir dans sa main courbée, la muse ne les recevait qu’à ses pieds. Je ne doutais point qu’elles me fussent propices, et je les prenais à témoin de mes travaux. Mais le soir changeait leur aspect favorable ; la muse n’était plus qu’une ombre au fond de la charmille assombrie ; la vielleuse redevenait de pierre, reculait, on eût dit, sous les branches protectrices, et je laissais le jardin.

Ma sympathie pour ce lieu était telle que l’hiver ne m’en chassa pas, et que je trouvais encore à m’y plaire, chaque jour, aux heures où le soleil brillait. Il se faisait plus rare, il arrivait qu’il ne perçât qu’un instant, à midi, pour se voiler ensuite, et ne donner plus qu’une clarté rose que le prompt crépuscule éteignait.

Noël était proche, et leur sourire pâle faisait mélancoliques ces dernières journées de l’année qui mourait.


Nous eûmes quelques jours de neige pendant lesquels je ne pus sortir. Le front collé aux vitres, je regardais, parmi les champs recouverts, les maisons éparses, ancrées comme des nefs sur une mer unie ; ma tante ayant lu tout haut quelques pages d’Histoire sainte, j’imaginais être dans l’Arche, et qu’une main soigneuse y avait entassé toutes les provisions nécessaires à la traversée de l’Hiver.

Noël vint. La veille fut une journée toute voilée de brume douce, où les choses n’étaient plus que leur propre fantôme ; j’eus dans le jardin, au matin, l’impression de vivre au fond d’une eau bleue que le soleil ne perçait pas. Il parut, cependant, vers midi, mais pour se ternir bien vite, et ne laisser après soi qu’une lueur souffrante qui alla s’affaiblissant jusqu’à la nuit. Vers quatre heures, de la cuisine où je regardais Segonde pétrir pour le lendemain un massif gâteau de froment, le jardin m’apparut soudain tout en fleurs, et j’en témoignai ma surprise. Segonde regardait aussi, les deux mains dans la pâte ; j’en profitai pour coiffer mon béret et sortir. Le froid plus vif du crépuscule avait congelé le brouillard autour des branches, et vêtu celles-ci d’une miraculeuse floraison. Je courus follement dans les allées que les buis couverts de neige bordaient d’hermine ; chaque arbuste paraissait plus gainé de corolles que les pêchers au printemps ; les buissons semblaient une cristallisation fragile, et les feuilles encore suspendues y mettaient des pétales. Dans la prairie, chaque brin d’herbe était givré ; j’y brisai ma course ainsi qu’au bord d’un champ de fleurs. Au delà, se devinait un pays mystérieux où les arbres nus s’achevaient en fumée. Je croyais vivre une féerie, et que les anges allaient passer. Le demi-jour baissa soudain, la brume devint mauve, je me retournai vers la maison confuse elle-même, au bout du jardin ; mais la lueur du foyer illuminait les deux fenêtres, et j’allai vers elle avec un vif bonheur.

— Et ces fleurs, donc ?… me dit Segonde. Je montrai mes mains mouillées où fondait un reste de givre, et m’assis devant la flamme pour y sécher mes souliers lourds qui commencèrent de fumer.

L’espoir d’assister à la Messe de Minuit, que je n’avais jamais entendue, me réjouissait. Nous dînâmes plus tard que d’habitude afin que la veillée fût moins longue. Nous nous groupâmes ensuite devant le foyer de la petite salle, à la lueur duquel Segonde, sur une chaise basse, défaisait dans son tablier les grains de quenouilles de maïs pour ses poules ; la lampe posée sur la table éclairait le livre pieux dont ma tante nous lisait parfois un passage. Le repas n’avait rien eu de moins frugal que de coutume. La dinde que j’avais vu égorger la veille, la pâtisserie à la confection de laquelle je m’étais intéressé ne devaient paraître qu’au déjeuner du lendemain. « Jésus n’est pas encore né, m’avait-on dit, comme je boudais devant un dessert d’amandes sèches et de nèfles en robe de bure ; en ce moment, Joseph et Marie cherchent où poser leur tête, les auberges sont pleines de voyageurs, et personne ne veut céder sa place à table ou sous le toit… » Je pensais au brouillard nocturne, à la route longue : Comme nous les accueillerions, nous, me disais-je, ce soir, s’ils frappaient ! On avait réservé pour la veillée une bûche énorme qui, vers six heures, fut assise sur un beau brasier de sarments ; j’en fixais des yeux les cavernes rutilantes ; des palais d’or s’écroulaient pour montrer, derrière eux, de nouvelles richesses ; en soufflant à certains endroits, on pouvait faire jaillir de longues étincelles qui se croisaient avec un bruit sec sur quoi le silence se refermait. Cependant, Segonde, tout en défaisant les grains de maïs, en plaça quelques-uns devant moi, dans la cendre chaude où ils éclatèrent bientôt en petites fleurs blanches qu’elle me permit de manger. Ma tante et Segonde craignant de somnoler à la messe, dans l’habitude où elles étaient de ne jamais prolonger bien avant la veillée, nous avions pris d’un café fort, grâce à quoi le sommeil ne m’inquiétait guère. Il y eut un moment de sa lecture où ma tante parla de loups ravissants ; ce passage fut suivi d’un silence que Segonde rompit en me disant : « J’en ai vu, moi, des loups, et justement un soir de Noël, en revenant de la ville… Leurs yeux brillaient derrière les buissons de la route.

— Alors, qu’as-tu fait ? demandai-je.

— J’ai crié : au loup, et j’ai couru en me signant, tellement que j’en perdis l’une de mes galoches, et que je suis rentrée chez nous à cloche-pied… Dame ! je n’étais pas bien gaillarde.

— Et maintenant, que ferais-tu ?…

Elle secoua la tête.

— Il n’y a plus de loups dans le pays ; c’était dans les temps ; on a déboisé depuis pour planter la vigne.

Elle se rappelait l’époque où, les bateaux et chemins de fer encore inconnus dans la contrée, un courrier menait seul au chef-lieu. Son père s’y était même rendu à pied, les deux fois de sa vie qu’il y avait eu affaire ; des voleurs faillirent l’arrêter dans un bois qui coupait la route. Segonde, elle, n’avait jamais quitté le pays.

Le temps passa vite, et, quand la voiture roula dans la cour, il se trouva que nous songions à peine à partir. Justin entré dans la cuisine par le bûcher, une lanterne à la main, assurait que la nuit était douce ; mais cette sortie à l’air humide ne laissait pas de nous inquiéter. Le feu rangé, la lampe éteinte, nous fûmes enfin prêts, et Justin éclairant la marche, nous reprîmes avec lui la route qui l’avait amené. Je m’étais soigneusement placé entre ma tante et Segonde, mais celle-ci, au milieu du défilé des salles obscures, s’avisa d’un oubli et retourna à tâtons, me laissant fermer la marche ; le mouvement par lequel je saisis la pelisse de ma tante fut si brusque qu’elle s’arrêta pour me prendre contre elle et refermer sur moi son manteau. Segonde nous rejoignit au seuil de la cour ; elle portait sur le bras une mousseline pliée qui me fit lui demander si elle pensait se vêtir en mariée : « Tout juste », me répondit-elle, en montant dans l’omnibus. Le brouillard était dense ; nos lanternes n’y faisaient chacune qu’un petit nimbe de clarté. Le cocher menait presque au pas ; par instant, une silhouette apparaissait brusquement sur la route ; Justin donnait de la voix, un bonjour s’échangeait ; le piéton dépassé se perdait derrière nous. L’odeur des chaufferettes que nous emportions pour l’église, emplissait la voiture ; une lourde torpeur me saisit. Les peupliers surgissaient, un à un, et semblaient nous dévisager au passage. Je pensais au Roi des Aulnes que ma mère chantait au piano, et dont je m’efforçais de retrouver les paroles dans le cahot rythmique des roues. Je fus tiré du songe par des éclats de voix et l’air froid brusquement entré. La portière ouverte, Segonde s’efforçait de faire monter une vieille femme que nous avions failli écraser.

— C’est-il possible, à votre âge, ma pauvre Mariette, lui disait-elle, seriez-vous pas mieux dans votre lit ?

— On peut pourtant pas vivre comme des bêtes, répondait la vieille ; puis, soufflant sa lanterne par la cheminée, elle ajouta : « Autant d’économisé… sans compter les jambes, » et se prit à rire de façon saccadée. Le voyage continua ; l’on commençait d’entendre les cloches comme une rumeur éparse ; les passants se faisaient nombreux, et, de plus en plus, me pénétrait l’importance de cette heure qui peuplait les chemins vides, et faisait ainsi bruire les airs. L’horrible fracas des vitres secouées annonça le pavé de la ville, nous arrivâmes.

L’office commençait. L’église lumineuse bourdonnait telle une ruche, et je reconnus, dans le cantique dont elle vibrait, un air par lequel, bien souvent, ma mère, le disant lentement, m’avait bercé :

Venez divin Messie,
Sauvez nos jours infortunés ;
Venez source de vie,
Venez…

C’est à peine si nous eûmes de place ; on se dérangeait peu. Je me trouvai enfin assis près d’une fillette à voix aiguë, qui s’épuisait de chanter :

Pour nous livrer la guerre,
Tous les enfers sont déchaînés ;
Descendez sur la Terre…

L’orgue et les voix s’apaisèrent. Le prêtre officiait. Je dus m’assoupir sur l’épaule de ma tante, et c’est mon rêve, sans doute, qui mêle, au souvenir de cette messe celui de ma mère qui n’y assistait pas. Un autre cantique me la rendit présente, avec sa voix, son souffle tiède sur mon front, ses bras qui m’enveloppaient tout entier, et si bien :

Les anges, dans nos campagnes,
Ont entonné l’hymne des cieux…

Il fallut cependant m’éveiller parce qu’un grand mouvement se faisait autour de moi. Ma tante rassemblait son petit sac, son missel, ses gants sur le prie-Dieu, et se levait pour rejoindre dans l’allée, la colonne des fidèles qui allaient vers la Sainte-Table. Je vis alors qu’avant de suivre sa maîtresse, Segonde s’entourait le visage de la mousseline apportée, et, comme elle, toutes les humbles femmes de la ville, les ouvrières pauvres et les servantes avaient ainsi couvert leur tête pour approcher de l’Époux. La colonne n’avançait plus que par instant ; les communiées revenaient en file par les bas-côtés, les mains jointes ou croisées qu’effleurait le voile baissé ; elles gagnaient leur place, et restaient longtemps agenouillées ; l’orgue priait avec elles à mi-voix. Près de moi, la fillette extasiée béait aux lumières de l’autel. Ma tante revint, le regard sur ses mains qu’elle tenait entrelacées, la face parée d’une grande sérénité. Segonde parut après, les mains jointes à plat devant elle, la figure inclinée sous la mousseline blanche ; toutes deux s’absorbèrent dans la méditation.

Discrètement, avec un signe de croix rapide et l’esquisse d’une génuflexion, on commençait de partir, mais l’orgue préluda et, sur un rythme d’allégresse pastorale, le cantique final jaillit :

Il est né le divin Enfant,
Jouez hautbois, résonnez musettes…

Les fidèles, en foule et debout, chantaient, et toutes les bouches, formées à ce chœur ancien, semblaient n’avoir qu’une voix emplissant l’église, et qui devait s’entendre, au delà, dans les campagnes silencieuses, sur qui les cloches se reprenaient à sonner.

Une étable est son logement,
Un peu de paille sa couchette,
...........
Il est né le divin Enfant…

On sortait encore exalté, dans la vibration profonde de l’orgue. Les groupes ne stationnaient plus comme le Dimanche, mais se hâtaient vers les rues étroites où des lumières s’apercevaient. Le brouillard s’était levé. Nous remontâmes dans l’omnibus que Justin ramenait de la remise, et le sommeil m’y reprit si bien, que je m’éveillai seulement à la Grangère dans la petite salle où l’on avait dû me porter. Le chocolat fumait dans les tasses, et Segonde me déchaussait pour que mes pieds fussent plus tôt sensibles à la flamme qu’elle venait de ranimer. Je pensais alors à laisser, pour la nuit, mes souliers au foyer ; mon idée fit se regarder les deux femmes, et ma tante prétendit avec embarras que le Père Noël n’avait point accoutumé de venir chez elle, et qu’il serait bien pauvre, s’il songeait d’y passer, en revenant de sa tournée. Je persistais dans ma confiance et, le sommeil m’ayant fui, je serais volontiers demeuré, dans l’espoir d’un cadeau, si je n’avais jugé que mon absence fût plus propice à sa venue.

En me couchant, des chants de joie m’environnaient encore, et je les redisais en pensant à ma mère de qui je les avais appris. Je savais la revoir bientôt, puisque le mois ne pouvait finir sans qu’elle vînt me chercher. Elle n’avait point redit, dans ses lettres, que cela dût être à Noël, mais rien ne prouvait que le lendemain ne l’amènerait pas, et je me flattais de cette espérance. La bougie éteinte, je m’aperçus qu’on avait oublié de tirer les volets, et que la clarté lunaire baignait ma chambre. Le dessin de la fenêtre se projetait sur le tapis. Je considérai, aux vitres nues, le scintillement profond de la nuit, et je demeurai sans aucune crainte, les yeux clos, avec le sentiment d’une présence céleste à mon chevet.


Je m’éveillai fort tard le lendemain, malgré le jour entré librement dans la chambre. Je portais comme ceux d’un rêve, les souvenirs de la nuit, mais ils se précisèrent, et la pensée me revint tout à coup des souliers laissés devant l’âtre.

Je trouvai une pomme rouge dans chaque chaussure, et, pliés dans le papier brillant d’une plaque de chocolat, cinq gros sous neufs et crissants sous les doigts, qui ne suffirent point à combler mon attente. Il y parut sur ma figure ; ma tante qui m’observait, me rappela ses pressentiments de la veille : « Nous sommes loin de la ville, mon petit, et le Père Noël y laisse tous ses jouets. » Je l’embrassais sans trop de rancune, quand le facteur s’annonça dans la cuisine. Je courus prendre la lettre, et la rapportai à ma tante qui cherchait ses lunettes et devant qui, anxieusement, j’attendis. Elle déchiffra la suscription tout entière, prit ses ciseaux pour ouvrir proprement la missive, la déplia, et se mit à lire, lèvres closes, les sourcils hauts. Elle alla jusqu’à la fin, sans que son visage trahît l’impression que je guettais ; puis, replaçant la lettre dans l’enveloppe, et celle-ci dans la poche de son tablier, elle me dit, en retirant ses verres : « Ta mère vient ce soir, mon enfant. » Ma joie fut sans borne. Segonde, descendue des chambres, se tenait, les mains aux hanches, dans le cadre de la porte ; il me sembla bien que le regard de sa maîtresse lui confiait autre chose, mais ma tante la pria de prévenir Justin afin qu’il fût à l’arrivée du bateau, et je me promis d’y aller aussi. Le bonheur que me donnait l’espoir certain de voir ma mère, décupla mon activité. J’aidai ma tante à dresser dans la salle à manger un couvert digne de la solennité du jour. Elle avait convié au déjeuner une de ses vieilles amies à qui nous faisions visite le Dimanche, et qui souffrait de la solitude aux jours de fête. Je plaçai avec soin les assiettes que me tendait ma tante, puis, par le grand escalier, je l’accompagnai dans les combles, où elle-même s’occupait de conserver des fruits. Je pénétrai, derrière elle, dans une mansarde obscure qu’une odeur forte emplissait. Les œils-de-bœuf ouverts, je vis, sur la paille qui jonchait le sol, de délicats raisins roses dont quelques grains tombés et pourris répandaient une senteur vineuse. De longues poires rousses, bien rangées, couvraient une table où se trouvaient encore de grosses pommes Canada. Des prunes passées au four demeuraient sur leur claie, et, levant la tête, j’aperçus, pendus aux poutres, des paquets d’herbes sèches qui étaient la menthe du bord des routes, la sauge, la mauve et la verveine du jardin. La fenêtre m’attira ; on y dominait la cour où Maria paraissait toute menue ; la route blanche, entre les vignes, et, tout au loin, presque brillant de soleil pâle, le vaste fleuve dont l’autre rive ne s’apercevait pas. Je ne cessais plus de regarder. Cependant, le panier garni, il fallut descendre mais l’odeur des fruits nous suivait, et j’avais, dans ma poche, deux prunes molles et noires dérobées grâce à l’ombre des volets refermés, en me rappelant combien les aimait ma mère.

Mlle Aurélie arriva tôt, à pied, et par la cuisine, où elle dit quelques mots à Segonde, avant de nous rejoindre à la salle à manger. Elle était vêtue d’un châle et d’un bonnet noir, posé bas sur ses cheveux tirés et gris ; son visage avait cet air d’attention craintive des gens à qui la vie a déjà beaucoup demandé. Elle caressa ma joue, embrassa son amie qui achevait de garnir un compotier, et s’occupa de remplir l’autre, en mettant de côté les grains tombés des grappes fragiles, qu’elle me tendit ensuite dans le creux de sa main, avec un sourire. Elle parlait peu ; assise devant la cheminée, et près de ma tante qu’elle écoutait en hochant la tête, elle fixait la flamme. Ma tante lui annonça l’arrivée de ma mère ; leurs regards croisés s’abaissèrent sur moi, puis se cherchèrent de nouveau.

« C’est à elle qu’il ressemble », prononça Mlle Aurélie. Le vif acquiescement de ma tante exprima la joie qu’elle avait de cette constatation à laquelle elle s’était déjà livrée. Elle ajouta encore : « Et il n’a aucun goût pour le piano. » Sur la chaise basse, j’attendais que l’on servît ; je n’avais guère faim, mais l’impatience où j’étais de la soirée me faisait trouver interminable le temps qui m’en séparait.

Segonde parut enfin, portant le potage, et, le Benedicite récité, nous prîmes place. Vers le milieu du repas, pour fêter la dinde rousse et gonflée, la servante prit, devant le feu, un flacon de vin vieux qu’elle avait mis tiédir, et emplit nos verres, en insistant sur l’âge respectable de la bouteille qu’elle disait « être née » avant moi. Je ne me souciais guère du vin vieux dont le fumet de truffe m’écœurait, mais on me forçait à le boire pour les forces qu’il devait me donner. Ma tante se contentait d’y tremper ses lèvres, et semblait ne chercher là qu’un prétexte à se souvenir. À demi-mots, avec son amie, elle rappelait la chaleur torride de l’année qui avait donné ce vin ; la maison fermée où l’on vivait dans l’attente du soir ; les lueurs d’incendies, au delà du fleuve, vers les Landes ; les vendanges plus abondantes que jamais, parce qu’une pluie providentielle était tombée après les prières publiques de septembre… La lumière jouait sur le liquide, dans le verre où se heurtaient des reflets chauds. Qu’y voyait-elle encore qui faisait ses yeux fixes et son sourire mystérieux ? Mlle Aurélie regardait aussi, bien loin, par la fenêtre qui l’éclairait en face, et j’eus soudain l’impression, comme aux repas où se taisait mon père, d’être tout seul, près de ces deux femmes dont la pensée retournait aux étés d’autrefois, aux jours d’avant ma naissance, pour y retrouver le soleil d’alors, leur jeunesse et le rire de ceux-là qui n’étaient plus.

Je laissai la table dès l’entremets et passai au jardin. Les cloches y jasaient en langue claire ; celles de la ville et celles encore des villages voisins. J’avais souvent pensé que notre jardin était leur lieu de causerie ; je les écoutais s’y retrouver et se parler, dans le grand calme du Dimanche, et je me disais que c’était peut-être la venue de ma mère qu’elles s’annonçaient mutuellement. J’eus l’idée de faire un bouquet pour orner la chambre qu’il m’allait falloir céder. Rien ne cachait la terre brune des massifs, mais, sur le mur bas dont il disjoignait les pierres, le lierre, parmi son feuillage lustré, offrait des grappes rondes de menus fruits que je me mis à cueillir. À ce moment, une femme au mouchoir noué sous le menton, ouvrit le portail et prit l’allée. Je reconnus en elle la domestique de la Directrice des Postes et la rejoignis à la cuisine assez tôt pour la voir remettre à Segonde effarée, la dépêche qu’elle apportait. Elle assurait, de la part de sa maîtresse qui avait reçu le télégramme, que celui-ci n’offrait aucun sujet d’inquiétude. Ma tante ne l’ouvrit cependant qu’avec le plus grand trouble, et nous apprit enfin que ma mère remettait son voyage, et qu’il ne fallait pas compter sur elle ce jour-là.

Je regagnai le jardin. J’allai sans savoir jusqu’à la charmille, sur le banc de laquelle je m’assis. Les cloches battaient encore, mais ma joie morte ne leur prêtait plus de voix ; le paysage, baigné de lumière affaiblie, se découvrait tout entier, à travers les arbres dépouillés. Soudain, je m’entendis appeler dans le jardin… Je ne répondis pas, un second appel retentit en vain ; puis une porte se referma ; on ne me chercha pas davantage.

Quand plus tard je rentrai, j’appris que ma tante et Mlle Aurélie s’étaient fait conduire à la ville. Je m’assis dans la cuisine où Segonde réparait le désordre du repas. Elle retira du feu l’eau qu’elle y avait mis chauffer dans une lourde bouilloire, et l’emporta au réduit voisin où je l’entendis bientôt remuer les plats et les assiettes qu’elle lavait. Une fine buée voilait les carreaux des fenêtres, le jardin s’effaçait peu à peu ; alors, comme je retrouvais, au fond de ma poche, les prunes dérobées le matin, les larmes jaillirent, que je m’efforçais depuis trop longtemps de retenir.


Elle vint enfin. Nous dûmes veiller pour attendre, après le dîner, le train tardif qui l’amenait. Elle me parut plus pâle et plus grande. La voilette relevée faisait un bandeau sombre sur son front. Elle s’émut de nous revoir, et me tint longtemps embrassé.

Nous nous rassîmes autour de la lampe, sous laquelle fumait une tasse de lait qui était tout ce que la voyageuse consentait à prendre. Je la regardais dans la demi-clarté filtrée par l’abat-jour ; ses yeux restaient tristes, et le coin de sa bouche avait cette fossette que je connaissais. Elle s’informa de ma conduite, de la peine que j’avais dû donner, et, comme on l’assurait de mon obéissance, elle ajouta qu’il était temps que je devinsse sérieux.

J’eusse passé la nuit à l’entendre, mais elle me pria de monter en m’assurant qu’elle aurait vite fait de me rejoindre. Je me couchai avec confiance et l’attendis, les yeux ouverts, dans l’ombre, de peur de laisser le sommeil me gagner. Mais bien du temps s’écoula avant qu’elle parût se souvenir de sa promesse. Je l’entendis pourtant pénétrer dans sa chambre, ouvrir son sac, et ranger sur le marbre les objets de toilette, aller, venir, se coucher enfin, et je m’endormis, réconforté de sa présence.

Ce fut elle qui me réveilla le lendemain ; elle voulut aider à mon lever. J’appris alors que le but de son voyage n’était pas de me venir chercher ; mon père désirait visiter le Midi, y séjourner probablement, et peut-être plusieurs mois… Afin de ne pas interrompre mes études, on avait décidé de me mettre en pension à V… Ma tante devait veiller sur moi, me faire sortir jeudis et dimanches, et se tenir au courant de mes progrès.

Il y eut en moi une joie sourde de ne pas retourner au Chef-lieu, mais aussi le secret effroi d’une nouvelle vie, et l’ennui de voir s’éloigner ma mère qu’il m’allait falloir perdre de nouveau, et tout à fait. Le jour même, elle se rendit à V…, vit le Directeur du Collège dans lequel je devais entrer, convint avec lui de toutes choses, et m’informa au retour que je reprendrais, dès janvier, mes études. Elle me recommanda le travail ; me représenta le plaisir que ma bonne conduite lui causerait, ainsi qu’à mon père. Elle m’assura d’une sortie hebdomadaire à La Grangère, et me promit de m’écrire le plus souvent possible. Le lendemain elle repartit.

La semaine s’acheva rapidement, dans une inquiétude qui, tout en comblant les jours, m’en fit mieux encore saisir la brièveté. Segonde et ma tante marquaient chaque pièce de mon trousseau du chiffre qui allait être le mien. On commanda au menuisier une petite caisse qui fut garnie de chocolat et de confitures, pour mes goûters, et fermée d’un cadenas dont j’eus la clef. Une autre boîte fut achetée, toute pleine d’objets de toilette qu’il fallut aussi numéroter. Pour la première fois, je me sentais en possession d’un bien propre que l’on séparait, pour qu’il me suivît, des biens communs de la maison.

Avec quelques bonbons, ma mère m’avait porté un livre de Jules Verne que je me mis à lire sur le champ, pris de la crainte de ne le pouvoir finir avant la rentrée. L’état d’esprit dans lequel je me trouvais me rendait infiniment propre à partager l’émotion des héros, à frémir de leurs aventures, et les prodigieux événements rapportés par l’auteur restèrent longtemps mêlés, dans ma mémoire, au sentiment venu de ces derniers jours de l’année qui s’achevait avec ma liberté.