Perrin et Cie (p. 111-193).
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III


On rentra ; la cour avait des feuilles, leur ombre à peine bleue tremblait sur le sol. Les grands ormeaux qui d’abord s’étaient fleuris jusqu’au faîte d’une mousse violette, puis ornés de mille sequins verts, laissaient neiger sans cesse leurs graines prises dans une écaille. Les garçons, chaque jour, après cinq heures, ramassaient ces graines à la pelle pour les emporter dans une brouette ; le bruit de leurs balais nous venait en étude avec le cri des moineaux. Il faisait déjà chaud ; on ne jouait plus au ballon que la veste enlevée et la figure vite rougie. Certains se groupaient au pied des arbres pour lire ou se montrer des albums de timbres rapportés des vacances. Presque tous étaient revenus avec de nouveaux habits ; Méjean portait un complet de drap gris et un chapeau de paille, Rupert un costume de coutil ; Bereng se parait de cravates claires qu’il échangea bientôt, avec Calvat, contre un canif. Aucun ne différait de prendre les vêtements donnés pour l’été par la famille ; la cour en avait un air de fête, mais les externes s’y distinguaient encore par leur col blanc, le nœud soigné de la lavallière, par leurs souliers mieux cirés aussi.

Il y avait un nouveau dans notre étude ; un garçon de douze ans d’une grande beauté de visage, mais que l’indolence de son regard rendait sans attrait. Il fut, comme je l’avais été, l’objet d’une curiosité dont son indifférence le délivra promptement. Aux récréations, il restait adossé contre un arbre ou assis au seuil d’une classe, les yeux vagues, les mains posées, paumes ouvertes, à côté de lui. Je dus lui céder ma place selon le désir de M. Laurin qui me mit au fond de l’étude, parmi les élèves de Cinquième, à côté de Mouque et près d’une table où Rupert était seul. Charlot demanda inutilement à me suivre ; le soir, à dîner, il me conta que son voisin, qui s’appelait Daunis, possédait de l’encre dorée avec laquelle lui, Charlot, pouvait écrire son nom sur ses cahiers ; le nouveau s’en était peint les ongles et avait encore laissé Charlot l’imiter. Je fus satisfait de ma nouvelle place. Mouque, ses devoirs terminés, voulait bien me faire mes problèmes ; il travaillait avec de larges lunettes destinées à rectifier un défaut de sa vue, mais c’est par dessus leurs verres qu’il me regardait lorsque je lui adressais la parole ; cela le vieillissait et m’intimidait un peu. Dès le premier soir, il crut devoir me prévenir de ne pas m’illusionner sur mon changement de place, et que je n’en resterais pas moins en Sixième pour être venu près de lui. À ma droite, Rupert demeurait longtemps absorbé sur le texte de ses devoirs ; il mâchait fortement l’extrémité de son porte-plume qu’il essuyait ensuite sur la table comme un pinceau. Il écrivait peu et fort vite ; cependant, il se tenait sage et se contentait de faire passer un billet à Mouque lorsqu’il renonçait à résoudre quelque difficulté. Celui-ci haussait les épaules et disait n’avoir pas le temps de s’occuper d’autrui, puis il finissait par faire ce qui lui était demandé en jurant que cette complaisance serait la dernière. Comme je les séparais, je dus me charger des messages. Rupert toussait légèrement et jetait le papier plié sous mon banc où il me fallait l’aller chercher pour le remettre au destinataire ; il semblait m’ignorer, et quand, à mon tour, je lui faisais passer la réponse que j’avais soin, en me penchant, de déposer sur sa table, il ne me remerciait pas même d’un regard. Quelquefois, il m’appelait et m’ordonnait de prévenir Mouque avec qui il causait, par dessus ma tête penchée. Je vis un jour Calvat qui ramassait les papiers froissés lui pincer une jambe sans obtenir le cri qu’il espérait ; Rupert se contenta de repousser le petit qu’il fit rouler par terre, et ramena son mollet pour le frotter en continuant de lire.

Rupert se trouvait encore à mon côté au dortoir ; chaque soir, dès le signal donné, je le voyais sortir du rang, venir à son lit et se dévêtir avec adresse. Il enlevait sa veste, une chemise souple, et massait un instant son torse nu. Je m’étonnai qu’il ne portât pas de gilet de flanelle, mais, à la remarque que je lui en fis, il répondit qu’il les laissait aux femmes, et j’eus honte du mien qui était long, avec des manches. Dès avant Pâques, il avait demandé à M. Laurin la permission de se laver le haut du corps avant le coucher, mais cela ne pouvait se permettre, et il se contentait d’un massage et de quelques mouvements de bras, toujours vite interrompus par le maître qui craignait de voir se généraliser une gymnastique déjà imitée par Méjean, Mouque et Bereng. La chemise passée, il sautait au lit, et, tourné de mon côté pour éviter le rayonnement de la veilleuse, il attendait le sommeil qui ne tardait pas à le venir prendre. Pendant ce temps, je me déshabillais moi-même sans rapidité, ne sachant pas dépouiller d’un seul coup caleçons, bas et culotte, et aussi parce qu’avant de retirer ma chemise, je m’assurais que mon scapulaire fût bien dissimulé.

Le réveil nous était signifié, dès six heures, par la cloche de la cour, longuement sonnée. Un peu avant, M. Laurin laissait l’alcôve dans laquelle nous l’entendions quelquefois s’habiller, et faisait les cent pas dans le dortoir où l’habitude, le jour naissant et le dernier passage du veilleur nous réveillaient à peu près tous ; il frappait trois coups au premier appel de la cloche, et, aussitôt, chacun bondissait de son lit pour passer sa culotte et courir prendre place au lavabo près duquel le nombre insuffisant des robinets forçait les moins prompts à l’attente. Mon retard était le même qu’au coucher ; j’en profitais pour regarder, sous la buée des vitres qu’il était défendu d’essuyer, le ciel s’éclairer au levant de traînées pourpres dont les milliers de gouttelettes couvrant le verre s’irisaient. On bâillait dans l’air lourd d’haleines mêlées, et, bien que le maître y veillât, certains ne s’étaient mouillé qu’à peine la figure à l’ordre donné de descendre. Beaucoup d’entre nous pourtant se lavaient bien ; et cela même empêchait les autres. Bereng, Méjean, Terrouet, malgré des punitions reçues pour ce motif, retournaient les robinets de telle sorte que l’eau jaillît sur leur visage qu’ils frottaient à deux mains. Rupert, enfilant sournoisement ses culottes avant le signal du lever, se trouvait des premiers au lavabo, ainsi que quelques autres qui usaient aussi de ce stratagème ; la chemise ouverte, les manches troussées, il se couvrait de savon les bras, le cou, la face, la tête et gardait tout le jour, jusque dans ses cheveux ras, une odeur de lessive. Le grand Charlot craignait l’eau froide ; son frère se faisait un masque de mousse savonneuse et grimaçait pour qu’elle n’entrât pas dans ses yeux ni dans sa bouche. Il fallait surveiller Calvat peu soucieux de toilette, et Ravet qui mouillait sa serviette et revenait simplement l’étendre sur la tringle, au pied du lit de fer ; beaucoup ne faisaient que le strict nécessaire et négligeaient le soin de leurs dents. Dès le premier jour, on s’aperçut que le nouveau se serait volontiers dispensé d’un grand nettoyage ; il avait fallu le tirer du lit, et M. Laurin dut l’autoriser à demeurer après les autres afin qu’il achevât de se préparer. Il portait longs ses cheveux qui étaient doux et légers… Il m’avait réveillé dans la nuit en appelant sa mère.


On ne fermait plus, l’après-midi, la porte de notre classe, dont le soleil chauffait le seuil ; de ma place, j’apercevais les cours désertes, où les moineaux se roulaient dans la poussière, se poursuivaient, où des feuilles détachées tombaient en planant. Par moment, de la classe des tout petits, venait le bruit d’une lecture en chœur, que la maîtresse scandait à coups de règle sur la chaire :

L’En-fant mé-chant
L’É-tang char-mant,
.......
Luce-Russe-Puce…


ou encore une chanson que j’avais fini par retenir :

Vole, vole, petite mouche,
Sur ma main ne te pose pas ;

Car si par malheur je te touche,
Je le crains, tu périras.
Un méfait cruel
Offense le ciel…

C’étaient presque des bébés à collerette, et cheveux enrubannés, dont les sorties ne coïncidaient pas avec les nôtres.

Il y avait, au mur de notre classe, un planisphère et des tableaux représentant les races humaines et les diverses parties de la fleur ; un autre montrait la mort de Chramne, fils de Clotaire, dont je ne trouvais pas le récit dans mon histoire. Au cours des mois précédents, tout cela m’avait été une distraction suffisante pour que j’oubliasse de suivre la leçon, perdu en rêve sur la « Mer Australe » ou la « Cordillère des Andes » ; mais à présent que le soleil brillait, je regardais le balancement des branches, et, par-dessus la haie, tout au fond, le mur de clôture, après lequel je savais que s’étendaient les champs.

Bien que l’étude fût plus spacieuse et la chaleur décrue, M. Laurin laissait une des portes entr’ouverte après la rentrée de cinq heures, mais, une fois, le Directeur, qui nous surprenait de sa visite, la fit fermer. On ne le voyait guère que pour ces inspections inattendues ; il entrait brusquement et, s’arrêtant, observait d’un coup d’œil la tenue générale. Le même mouvement nous courbait tous sur nos tables ; sournoisement, les mains habiles faisaient disparaître un livre interdit, glissaient dans un cahier la lettre commencée ; sans un geste apparent, l’ordre s’établissait, mais point assez tôt que le Directeur n’en saisît quelque chose, ni que son doigt ne désignât un coupable qui se trahissait lui-même en rougissant. Il faisait ensuite, les mains derrière le dos, le tour de l’étude, rectifiait d’un signe une attitude, ouvrait au hasard un casier qui se trouvait être le plus mal tenu, et sortait en saluant le maître resté debout. L’Étude, alors, respirait.

À côté de cette apparition, celle, plus fréquente et prévue, du Surveillant Général nous laissait presque indifférents ; le bureau de celui-ci était visible à tous ; lui-même se montrait sur le seuil au moindre bruit suspect en cour ; il assistait à la rentrée des études et des classes, surveillait le réfectoire et montait souvent au dortoir ; il nous devenait aussi familier que les maîtres. Mais une atmosphère mystérieuse enveloppait le Directeur ; l’entrée de son cabinet avait deux portes, dont l’une matelassée, entre lesquelles tout bruit de voix venait mourir. Lorsque la semonce du Surveillant ne suffisait pas à remettre en bonne voie l’élève dont un maître s’était plaint, cet élève se voyait appelé chez le Directeur d’où il sortait en pleurs, sans qu’on pût rien savoir de l’entrevue. L’Étude en devenait silencieuse, et l’on y entendait les hoquets par quoi s’achèvent les crises de larmes. Le Directeur venait encore la nuit au dortoir, réveillait un ronfleur qui tressaillait de le reconnaître, et le bruit de son passage courait de lit en lit, à mi-voix, le matin, jusqu’à ce que les plus familiers en fissent confidence au maître, qui en prenait prétexte pour nous prêcher la bonne tenue. Les soirs d’hiver, lorsqu’on pouvait obtenir de sortir, on voyait la fenêtre du cabinet éclairée, et une grande ombre penchée s’y dessiner ; en passant devant elle, les rangs marchaient doucement et chacun parlait plus bas.

Un jour, le bruit se répandit dans la cour que le maître des moyens venait d’être appelé lui-même chez le Directeur, et des groupes se formèrent pour l’en voir sortir. Mais la cloche sonna trop tôt, le Surveillant prit la place du maître absent. Lorsque celui-ci revint, une grande rougeur couvrait sa face, et il marcha longtemps devant la chaire. Il s’arrêta pour écrire nerveusement une lettre qu’il dut recommencer. Ses élèves, menés de façon brusque et despotique, riaient entre eux et bourdonnaient en chœur pour témoigner une hostilité dont il s’irritait encore. Nous l’entendîmes crier après l’un d’eux qu’il chassa et que le Surveillant vint ensuite accompagner chez nous. Le surlendemain, il partit après l’étude du matin, et un nouveau maître prit la chaire à dix heures. Il avait fait scandale en ville dans un café ; un externe qui le sut par son père nous l’apprit. On disait aussi qu’il fumait en promenade et ne se levait pas à temps au dortoir.


Ma mère m’écrivait affectueusement, mais ses lettres reprenaient peu à peu le ton grave ; elle n’y parlait plus de sa promesse de venir avec mon père. L’ennui des vacances un instant apaisé me ressaisit, je me sentais seul au milieu même de mes camarades. J’enviais Florent et Mouque qui se promenaient ensemble dans les préaux, et s’asseyaient pour lire au même livre ; ils s’attendaient l’un l’autre au bas des pages, et leurs fronts se touchaient. Bereng et Terrouet, malgré leurs querelles, semblaient ne pouvoir vivre séparés ; les cinq ruraux partageaient leurs provisions au goûter, et les mêmes fautes se retrouvaient dans leurs devoirs faits ensemble. Je ne sais quel commerce liait Calvat et Ravet ; on les trouvait échangeant des choses qu’ils cachaient vite, et de la monnaie sonnait quelquefois dans leurs doigts. Rupert était seul assez fort pour vivre sans personne, car Méjean qui ne le laissait guère, n’en recueillait que de l’indifférence et n’eût pu compter sur son aide que pour se défendre contre les coups ; il jouait sans cesse et semblait ne chérir que le ballon qu’il frappait du pied, des poings et encore de la tête ; il se plaisait à passer brusquement entre ceux qui causaient, à les prendre comme un obstacle pour tourner autour d’eux, ou à les faire s’embrasser par force en courbant leur nuque sous ses paumes. Il n’avait d’attention que pour les Grands auxquels il lui tardait de se mêler ; chez nous, il décourageait toute avance. C’est lui surtout que j’aurais souhaité pour ami.

J’avais la sensation qu’il ne me voyait pas ; un jour, une averse subite nous força de nous réfugier sous le toit du préau, où nos pieds firent lever tant de poussière que les maîtres voulurent nous empêcher de courir. Ils avaient le plus grand mal à se faire entendre, lorsque Rupert se mit à leur service et nous rangea tous sur une seule ligne en nous défendant de bouger. Quelques-uns s’avançant encore, il les repoussa et promit une gifle au premier qui sortirait de l’alignement. Je fis un grand pas… Il frappa ma joue et passa. Je repris ma place avec moins de ressentiment que de tristesse. La rigole du préau était jaune de pollen, et l’on croyait à une pluie de soufre ; une odeur chaude venait de la cour.

Une autre fois, il se trouva que nous eûmes à faire la même narration que la Cinquième ; je vis, le soir, Rupert réfléchir longuement sur le texte, et je me mis à écrire avec une ardeur affectée qui réussit à attirer l’attention de mon voisin. Il s’agissait d’un aiguilleur qui devait diriger un train sur la voie même où son enfant s’aventurait. Quand j’eus relu mes quatre pages, je les tendis à Rupert en le priant d’apprécier mon travail. Il voulut bien lire ma copie. Le lendemain, le professeur vint en étude et, constatant que nos bancs se touchaient, il sourit et signala au maître les analogies constatées dans nos devoirs. Je fus accusé d’avoir copié, Rupert devint très rouge et ne dit pas un mot ; on crut qu’il craignait d’être puni pour m’avoir aidé… Le dimanche suivant, je n’allai pas à La Grangère.

Je suivis comme les autres la promenade. La route était poudreuse, sans arbre, le soleil chaud n’y laissait d’ombre que celle d’un talus. Je m’appliquais à marcher dans cette étroite bande foncée, je n’étais pas triste et ne regrettais rien. Une sorte d’ivresse emplissait mon cœur, et je ne l’aurais point échangée contre le doux repos qu’il m’eût été possible de goûter dans le même temps à La Grangère. Autour de moi, mes camarades allaient d’un pas lourd, leur mouchoir en couvre-nuque. Ils cherchaient à s’attarder pour déjouer la surveillance, et dérober dans les champs les cerises ou les fruits verts qui déjà chargeaient les branches. Charlot ramassait des insectes qu’il enfermait dans une boîte de pastilles percée de trous d’épingles, et me montrait parfois ses captures. Soudain, Rupert me rejoignit ; la marche amenait le sang à son visage, il avait ôté sa veste qu’il portait comme un manteau ; il posa son bras sur mon épaule et nous allâmes quelque temps ainsi. En longeant un champ de vigne, la vue d’un cerisier lourd de fruits arrêta mes camarades que le maître obligea d’avancer. Rupert me demanda si j’avais soif et, sans attendre, s’agenouilla comme pour rattacher les cordons de ses souliers, puis, laissant passer quelques élèves qui nous suivaient et le maître lui-même, il bondit parmi les rangs de vignes entre lesquels il se dissimula. Il me rejoignit au tournant de la route, à la corne d’une haie derrière laquelle il se leva comme je passais. Il fit quelques pas sans rien dire, mais bientôt, tirant une poignée de cerises de sa poche, il en emplit la mienne ; nous nous régalâmes sournoisement. Ravet seul, qui avait flairé le larcin, vint tourner autour de nous ; Rupert dut acheter son silence, et demeura près de moi pendant le reste de la promenade ; on rentra trop tôt à mon gré.

Je ne doutais plus d’avoir gagné l’estime de mon camarade, et je ne pouvais assez me louer du procédé qui me l’avait méritée. Je rêvai pendant toute l’étude à la douceur que cette amitié allait mettre dans ma vie, et je fus très étonné qu’on m’appelât au parloir où Justin venait, de la part de ma tante, s’informer de la façon dont j’avais supporté la consigne ; il me trouva serein et s’en fut rassuré. Rentré en étude, je vis Rupert s’absorber volontairement dans une lecture d’où je tentai vainement de le tirer. Au réfectoire, je laissai Ravet et Calvat qui mangeaient près de moi, se partager mon dîner dont je ne voulus que le dessert ; déjà Rupert ne me prêtait plus la même importance. Il feignit de ne pas me voir en sortant pour le coucher. Je montai l’escalier du dortoir derrière les autres, avec Daunis dont c’était l’habitude de s’attarder ainsi ; au moment d’entrer, et comme nous touchions le seuil, je trébuchai et me retins à son épaule ; son visage se trouva si près du mien que je l’embrassai de toutes mes forces.


Le nouveau maître avait bien du mal à tenir la deuxième étude. Les élèves s’étaient aperçus de la timidité qu’il cachait sous un masque sévère. Videux, célèbre chez les Moyens par le cynisme qu’il faisait paraître, attirait sur ses yeux qui ne se baissaient pas, les yeux de ce jeune homme, pour l’obliger à détourner le regard ; il l’inquiétait en affectant de travailler en cachette, et ne lui épargna aucun des tourments habituels. Nous savions ces choses par le grand Charlot qui les contait dans la cour, au milieu d’un groupe. Le nouveau maître avait un long nez qu’il retrouva silhouetté à la craie jusque sur la chaire, et en l’honneur duquel les élèves se mouchaient avec excès. Il rougissait aisément et, décontenancé, branlait la tête ; l’Étude entière répétait aussitôt ce mouvement. Comme il se dominait peu, Videux le poussait à la colère en affectant la surdité contre toute observation ; il lui marcha même sur le pied en le frôlant, à la sortie… Le maître faillit frapper. La Division était en joie ; plus que jamais le bruit de ses rires nous venait avec celui des murmures à travers la cloison. Dès que le désordre commençait à côté, M. Laurin promenait sur nous ses yeux inquiets ; quelque chose de la dissipation voisine se communiquait chez nous, Ravet battait la mesure, et chacun se sentait l’envie d’imiter les Moyens. L’un de nous, qui s’était bien tenu jusqu’alors, se dérangea ; un soir, il coiffa sa casquette, se fit des guides de ficelle, puis, agitant sa table, prétendit mener un attelage fougueux. L’étrangeté de sa conduite surprit M. Laurin qui le considéra un instant, et le vit si décidément hostile qu’il vint à lui. Aux questions du maître, l’élève qui s’appelait Fortin, répondit qu’il s’ennuyait et voulait se distraire ; M. Laurin examina les devoirs achevés qu’il se fit soumettre et autorisa Fortin à lire, bien que l’heure n’en fût pas venue. Le lendemain, Fortin recommença de se mal tenir et la lecture permise demeura sans effet. Les menaces de renvoi n’obtinrent pas davantage ; M. Laurin voulut feindre l’indifférence, mais l’Étude s’intéressait au conflit, et, Fortin provoquant le rire, le maître, à bout de patience, le chassa. Il sortit avec impertinence, muni d’un billet à l’adresse du Surveillant ; nous ne revîmes pas notre camarade de la journée ; le soir, nous le retrouvâmes dans son lit, où il avait dîné. Pendant quelque temps il se montra plus calme, mais tout le monde comptait sur lui.

M. Laurin n’était plus qu’à peu de jours de son examen de licence et paraissait fatigué. Son endurance exercée pendant l’année s’épuisait ; il restait prudent encore dans les hostilités avec Fortin, mais il était sans indulgence pour l’innocente agitation des petits. L’un d’eux placé près de lui, éclatait de rire à tout propos ; c’était un externe de la classe enfantine, presque incolore avec des cheveux d’albinos et des yeux déteints. Rappelé à l’ordre, il s’appliquait à sa page, la langue à demi tirée, et suivant de tout le corps le mouvement de sa main. Mais le moindre geste, une toux quelque part le détournaient de la besogne, et, le porte-plume dans la bouche, il riait de nouveau et exaspérait M. Laurin qui le chargeait d’un long pensum. Ce n’était point qu’il manquât d’attention ; je le vis si bien observer une mouche lustrant ses ailes, que le maître l’appela deux fois sans se faire entendre, et dut le réveiller d’un coup de règle sur la table qui le fit se dresser, les yeux effarés sous un battement de paupières.

Les plus sages aspiraient à la détente ; les récréations le manifestaient ; les actifs y restauraient les jeux violents du ballon et des barres, les autres s’allongeaient sur les marches de la Chapelle. Terrouet avait organisé une « Chasse à l’Homme » inspirée de ses livres d’aventures. Les Grands qui ne jouaient pas s’accoudaient à la barrière, et cherchaient à nous parler malgré la défense sévèrement faite ; leur maître qui obtenait la paix en la leur donnant le plus possible, ne paraissait pas les voir, mais M. Laurin empêchait de notre côté ces conversations par-dessus l’allée, et groupait autour de lui en causant ceux qu’il trouvait le long de la balustrade. Les Grands le surnommèrent « Socrate » ; un long manteau qu’il portait habituellement rejeté sur l’épaule avait peut-être contribué à cela. Videux qui marchait la poitrine rentrée, et qui était blême avec un nez camard, le traita même de Jésuite, et Bereng écrivit ce nom dans le sable à l’endroit où devait passer M. Laurin. Cependant, les soirs devenaient tendres, un acacia presque étouffé par les ormeaux commençait à se fleurir de grappes blanches.


Par son aimable visage, Daunis attirait les sympathies ; mais sa nonchalance rendait vain tout essai de liaison avec lui. Il trouvait dans ses livres, des billets que les Grands y déposaient ; il les lisait la tête cachée par la couverture de son atlas et souriait sans prendre la peine de répondre, malgré le conseil que lui en donnait Courtot placé derrière lui. Courtot avait une voix et des manières de petite fille. Il se démenait fort vis-à-vis de la grande cour, sans en obtenir beaucoup de récompense, aussi s’intéressait-il à la correspondance de Daunis. Il osa même répondre plusieurs fois pour celui-ci, en lui empruntant de l’encre dorée. Courtot avait pourtant quelque succès auprès de Bereng qui lui adressait des vers : nous ne tardions jamais à connaître ces envois, en général des quatrains, parce que l’auteur et le destinataire les répandaient également. Il m’arriva d’en copier, la césure y était parfois inattendue ; il y en avait dans le goût de ceux-ci qui s’intitulaient Rêverie et se disaient « inachevés ».

C’était par une nuit sereine et sans étoile,
Sur l’océan, on ne voyait aucune voile ;
Parfois, le cri d’une mouette, rauque et rude,
Réveillait les échos de cette solitude…

Il s’en trouvait de plus proprement didactiques :

Ces vers, à l’un de mes amis je les dédie,
Afin qu’il apprenne ce que la calomnie,
Entre camarades, peut causer de ravages…
Surtout ne l’oublie pas, car c’est un conseil sage.

Courtot ne profitait pas assez d’aussi précieux avis, et se plaisait à colporter de prétendues médisances qu’il inventait à plaisir, et qui le firent surnommer la « Portière ». Quant à Daunis, son calme et la blancheur de son teint lui valurent le nom de «  Pain-au-lait » par lequel on le désigna beaucoup ensuite. Il avait la passion du dessin au point de négliger ses devoirs pour crayonner en étude ; on trouvait des croquis jusqu’en marge de ses cahiers, et toutes les images de son Histoire étaient passées aux crayons de couleur. Il s’employait à cela durant les récréations, et ce fut la seule chose que je vis jamais l’intéresser. Il devenait alors très beau, parce que son regard s’éveillait, et qu’un sourire animait sa bouche ; sa lèvre supérieure était d’un modelé si pur que je la comparais à deux ailes d’ange, et que cela me paraissait être le signe d’une sagesse que je ne possédais point. Un après-midi, il resta en étude après les autres et traça ma caricature au tableau : j’y étais de profil ; l’œil, cependant, s’y voyait de face avec une toute petite prunelle rejetée dans le coin. On me reconnut si bien à la rentrée, que Courtot se hâta d’aller mettre au-dessous du chef-d’œuvre : Portrait de Gilles et de signer du nom de l’auteur avec le pseudonyme qu’on lui avait donné ; M. Laurin qui rentrait le dernier ne put s’empêcher de rire, et s’étonna de la vérité du regard.

Ce même jour, je trouvai des fleurs dans mon casier, et je m’en émus ; mais je sus vite qui les y avait mises, en voyant de loin Charlot me sourire et me faire signe que ce n’était pas lui.


Juin passait ; les jours semblaient ne plus pouvoir mourir. Ils traînaient sur la cour leur lueur finissante que nous y retrouvions après le dîner, car une récréation précédait maintenant la montée au dortoir, et sa durée se réglait sur celle du crépuscule. Cette récréation n’était jamais bien bruyante ; certains ramassaient les fleurs de l’acacia pour en manger le pistil sucré ou en humer le parfum dans leurs mains emplies ; la plupart, assis ou couchés sur les marches, conversaient ; d’autres, plus actifs, tournaient inquiets de quelque chose à faire. Ceux-ci imaginèrent un jour de mettre le feu à des papiers froissés dont ils avaient bourré un ormeau creux. Ravet fournit les allumettes et Rupert les utilisa. M. Laurin, placé à l’écart, ne pouvait rien voir, mais Charlot effrayé courut l’avertir.

La cour entière décida la quarantaine envers le dénonciateur ; j’en fus prévenu. Cette mesure paraissait devoir être sans effet sur Charlot qui ne se mêlait à aucun jeu. Cependant, le lendemain, les groupes affectèrent de se disperser à son approche, et bientôt, tous réunis le huèrent. Charlot réfugié contre la barrière, les mains aux poches, souriait avec embarras en répétant : « Qu’est-ce que ça peut me faire ?… » Sa blouse froissée par l’usage ne s’arrondissait plus autour de lui, et pendait de son cou comme une serviette. Son frère n’était pas le moins prompt à le charger de reproches. Je me trouvais seul à l’extrémité de la cour ; il vint à moi, les autres le suivaient et sa marche en était gênée ; je le vis qui s’approchait avec son sourire et son pas incertain… Je m’éloignai. Quand j’osai retourner la tête, Charlot répétait encore : « Ça m’est bien égal ; ça m’est bien égal… » Mais un rictus nerveux tirait ses lèvres ; M. Laurin s’interposa.

Aux récréations suivantes, la persécution ne se manifesta plus que par le silence et l’isolement soigneusement faits autour du petit. Il y parut indifférent et joua dans un coin avec ses billes ; le soir, il ramassa les fleurs d’acacia et s’assit à l’écart pour les trier dans son tablier : mais en feignant de se poursuivre, deux Moyens le bousculèrent et dispersèrent sa récolte. Un grand remords m’envahit. Au dortoir, les lampes éteintes, j’entendis un bruit de sanglots ; je me levai, c’était bien Charlot qui pleurait, la tête à demi cachée par les couvertures sous lesquelles il tentait d’étouffer la plus violente crise de larmes. Je me penchai et voulus le découvrir, mais ses yeux brillants me fixèrent avec colère, et, se détournant de moi, il me dit : « Va-t’en ». Je le laissai.

Deux jours encore il subit cet ostracisme ; seul, Daunis ne se refusait pas à lui répondre ; j’aurais aussi souhaité lui parler, mais il me fuyait. Le troisième jour, au matin, il fut malade en étude et remonta se coucher ; le soir, il avait laissé le dortoir pour l’Infirmerie. Mes remords devinrent si vifs que je ne pouvais guère penser à autre chose qu’à ma conduite envers Charlot. Je profitai du tumulte, au début d’une récréation de quatre heures, pour gagner l’Infirmerie. Le cœur battant, j’en poussai la porte ; au bruit que je fis, quelque chose de noir bondit de la couche et sortit entre mes jambes. « C’est la chatte que tu fais sauver, » me dit le petit malade, et il me pria de ne pas refermer afin qu’elle pût revenir. Il ne souffrait pas, mais il ressentait une grande fatigue qui lui donnait l’impression d’être sans os. Il s’occupait à dessiner aux crayons de couleur des paysages ; il voulut m’en donner un ; le soleil qui s’y trouvait représenté, orné de ses rayons, ressemblait à un gros infusoire. Je lui appris que je m’étais échappé de la cour pour lui rendre visite. Il m’écoutait en souriant, mais semblait peu touché de l’amitié que je faisais paraître et dont j’avais pris soin de le désabuser. Il ne s’ennuyait pas ; la maîtresse lingère le soignait avec bonté, on lui donnait des livres, et la chatte lui tenait compagnie. « La chatte aveugle ?… » lui demandai-je, en m’étonnant qu’il l’eût apprivoisée. On appelait ainsi la bête à cause de ses yeux dont l’un était mort et l’autre mi-clos. Nous l’apercevions parfois, se sauvant comme nous entrions au dortoir ou au réfectoire ; les garçons, de qui le coup de pied ne pouvait l’atteindre, l’appelaient « sale taupe », en lui criant qu’elle n’était pas si aveugle qu’elle en avait l’air. Personne ne pouvait se vanter de l’avoir approchée. Charlot me conta qu’un cauchemar l’ayant réveillé au cours de sa première nuit à l’Infirmerie, il avait fait fuir en se débattant, la chatte couchée sur lui ; elle était revenue peu après s’installer à ses pieds, et lui continuait depuis ses visites. Soudain, je la vis accroupie à l’autre bout de la pièce et qui nous observait. Je songeai à des histoires entendues d’enfants étouffés par des chats ; à ces bêtes des contrées chaudes qui saignent les dormeurs sous l’oreille pour boire tout leur sang, et je recommandai à Charlot la prudence. Il semblait lui tarder que je partisse ; il regardait vers « la Taupe » en l’appelant doucement. Elle tressaillit lorsque je me levai, puis demeura. Les stores baissés répandaient une clarté blonde ; j’aperçus en les écartant la campagne lumineuse et confuse au loin ; je crus y reconnaître La Grangère à son toit parmi des arbres, et mon cœur battit. Charlot avait recommencé de lire ; la chatte blottie à son côté pétrissait la couverture en ronronnant, je n’osai pas les déranger encore et sortis avec le dessin que j’emportais.


Depuis mon entrée au Collège j’avais suivi le Petit Catéchisme, et travaillé de mon mieux avec l’Aumônier qui était très bon, mais que nous ne voyions que deux fois la semaine. Il nous laissa tout à fait lorsque, l’époque de la Première Communion venue, il lui fallut s’occuper des retraitants. Ils étaient une dizaine, tous de notre étude, parmi lesquels Florent, Gernon, Mouque, Terrouet et quelques externes. Huit jours avant la date fixée pour la fête, ils cessèrent de vivre avec nous pour n’être plus que sous la garde de l’Aumônier. On les enviait beaucoup ; ils mangeaient à part à midi et jouaient dans le jardin, où l’Aumônier ne craignait pas de leur renvoyer la balle ; le plus souvent, il les emmenait dans la campagne ou chez un de ses parents qui possédait aux environs une propriété plantée d’arbres ; on y goûtait et l’on jouait au croquet. Nos camarades ne nous rejoignaient qu’à la récréation précédant le coucher ; ils continuaient de rester groupés, un peu fiers des distinctions dont ils se voyaient l’objet, attentifs à rester graves, et presque froids avec ceux qui tentaient de se mêler à eux. Je n’osais les approcher ; ils m’apparaissaient au-dessus des autres et touchés d’une grâce que je leur enviais.

Des chœurs étaient organisés pour contribuer à l’éclat des cérémonies ; j’y avais ma place, ainsi que presque tous les jeunes de l’étude. Charlot, revenu parmi nous, se faisait remarquer par la justesse et l’acuité de sa voix qui semblait bien plutôt, dans la Chapelle, descendre de la voûte que s’élever du sol. Il avait un grand plaisir à chanter et ne cessait plus de fredonner l’air du solo qui lui était confié. Son indisposition avait mis fin à la quarantaine, mais c’était lui maintenant qui s’isolait et paraissait dédaigner les autres. Je n’osais pas encore aller à lui, mais je l’écoutais de toute mon âme, lorsqu’au milieu du chœur son chant s’élevait si pur que l’harmonium paraissait hésiter à le suivre, et ne l’accompagnait plus qu’en sourdine.

Au matin du grand jour, la cour s’emplit d’une foule parée, où les mères se distinguaient par l’élégance de leur toilette ; les fillettes, vêtues de clair et les cheveux bouclés, se tenaient près de leur frère et semblaient craindre qu’on les oubliât. Les Communiants demeurés après nous au dortoir, entrèrent en file dans la Chapelle déjà emplie ; leurs mains jointes portaient le chapelet cliquetant, leur bras gauche s’ornait d’un nœud de satin, leur maintien demeurait si grave qu’ils passèrent en étrangers parmi nous, qui nous donnions tout à eux. Gernon qui, disait-on, avait rêvé tout haut, ne baissait pas ses yeux clairs, mais il les tenait si fixement arrêtés devant lui, qu’ils semblaient plus clos encore que ceux des autres et que nul regard n’y aurait pu pénétrer ; Terrouet, au contraire, qui rougit dès l’entrée, me parut moins lointain, malgré l’ombre des cils sagement appliqués sur la joue. Je sentis qu’il restait avec nous de ce côté-ci de la vie, alors que les autres, Gernon surtout, devaient voler au-delà, comme Charlot qui béait, la tête inclinée, les mains en repos sur les genoux. L’Aumônier voulut exhorter encore ceux qu’il appelait ses enfants ; il leur parla des célestes jardins dont ils étaient en ce jour, les fleurs pures, et du Seigneur qui allait venir parmi leurs âmes pour les cueillir. Les mères se tenaient sur des chaises placées derrière chacun des communiants ; au moment où le prêtre descendait avec l’hostie, j’en vis une qui pleurait. Ma pensée fut alors tout à coup et si fortement retournée vers ma mère, que des larmes me vinrent aux yeux et que je me mis à les répandre, y trouvant un amer plaisir. Mes camarades s’en étonnaient entre eux et je dus bientôt m’essuyer le visage, car il nous fallut sortir les premiers et en ordre ; les familles nous suivirent et emmenèrent nos camarades que nous ne pûmes revoir de la matinée.

Tout le monde revint à l’heure des Vêpres ; ma tante me fit la surprise de s’y rendre, pour entendre les chœurs dont je lui avais beaucoup parlé. Après la cérémonie, les communiants s’avancèrent enfin vers nous pour nous offrir des images pieuses derrière lesquelles était leur nom. Mouque m’en donna une où des fleurs entouraient un calice ; j’en reçus d’autres qu’illustraient des anges ou la face douloureuse de Jésus ; celle de Gernon portait en lettres dorées : Le ciel est dans mon cœur. Je les regardai toutes longuement. La cour était pleine de causeries et de rires discrets ; le Directeur, heureux, complimentait les parents : la foule s’écoulait peu à peu et chaque groupe emmenait un communiant qui en était le centre.

Massés à l’extrémité de la cour, sous la garde distraite d’un maître, nous regardions finir la fête en comparant les souvenirs que nous avions reçus, et je me sentais triste et comme banni d’une joie que d’autres avaient goûtée, demeuré en deçà d’un beau pays qu’ils venaient de connaître, et dont les images que je tenais semblaient des choses rapportées pour nous qui n’y avions pas été.


Les nuits devenaient chaudes ; les plus grands insistaient pour qu’après le coucher M. Laurin ouvrît les fenêtres. Il n’y consentit point d’abord, puis s’y décida en mettant à cette faveur la condition de notre plus parfait silence.

On n’allumait plus les lampes, une lueur diffuse entrait par les baies ; sagement étendus, nous goûtions le plaisir de sentir s’alléger l’atmosphère et la fraîcheur du dehors purifier l’air autour de nous. Je voyais de mon lit, tout un morceau du ciel pâle qui s’obscurcissait peu à peu jusqu’à laisser paraître les étoiles. La première était menue, intermittente dans sa clarté, et je restais incertain de l’avoir vue ; elle se précisait cependant, et d’autres naissaient autour d’elles, il y en avait une plus brillante dont j’aurais voulu savoir le nom. Ma mère m’avait appris à reconnaître le Petit et le Grand chariot, Orion et la Pléiade, mais elles devaient passer plus haut dans la nue, car je ne les apercevais pas. Je me contentais de mon étoile ; elle paraissait me voir et me dire : c’est pour toi que je luis. En clignant un peu, il semblait qu’elle tendît jusqu’à mes paupières un de ses rayons devenu visible et que je l’allais saisir avec la main. Je la baptisai « Petite abeille » et roulais ma tête à droite et à gauche sur le traversin pour croire que c’était elle qui dansait. J’en vins à lui conter mes peines, et à lui donner des commissions pour le Bon Dieu. Mais, peu à peu, elle disparut du cadre de la fenêtre, et celles qui l’y remplacèrent ne me parurent pas aussi aimables.

Des parfums entraient avec le vent ; j’y reconnaissais l’arome des tilleuls fleuris dans toute la ville, ou celui, plus aigu, d’un jardin couvert de chèvrefeuilles, qui s’étendait de l’autre côté de la rue ; une odeur de terre arrosée en montait encore, très forte parfois. M. Laurin s’accoudait à l’une des fenêtres, jusqu’à ce que, le dortoir endormi, il les refermât toutes. Il ne fallut bientôt plus le prier pour les lui faire ouvrir ; la chaleur crût si bien, qu’on n’eût pu songer à nous priver d’une aération nécessaire après le déshabillage. Dès lors, notre sagesse diminua ; des rires naissaient pour la chanson d’un passant, pour une conversation entendue, et obligeaient le maître à revenir au milieu de nous. Chaque soir, le même bruit de pas et de voix contenues annonçait un pensionnat de fillettes que leurs maîtresses ramenaient de promenade à la tombée de la nuit ; une toux générale secouait alors les lits, parce qu’on avait cru comprendre qu’à ce moment-là M. Laurin quittait plus difficilement la fenêtre. Après une de ces espiègleries, il les ferma pour nous punir et, malgré le murmure que nous fîmes entendre, il nous fallut nous endormir sans qu’elles fussent rouvertes ; par la suite, il ne s’en approcha plus que le sommeil ne nous eût tous gagnés. Après les avoir refermées, il se mettait à travailler dans l’alcôve à l’aide d’une petite lampe ; il ne put continuer, parce qu’un élève se plaignit de ce que cette clarté l’empêchait de dormir. Alors il demeura, chaque soir, plus longtemps à la fenêtre qui touchait l’alcôve ; ceux qui se réveillaient disaient l’y voir à toute heure ; je l’y surpris un jour en ouvrant les yeux dès l’aurore ; la légende s’établit qu’il ne se couchait pas.

Un matin, après une nuit trop chaude, je me sentis si las que je demandai de rester au lit. Je demeurai seul dans le dortoir désert où la plus lourde torpeur m’accabla. Mon engourdissement cessait par intermittence, mes yeux, un instant entr’ouverts, suivaient aux carreaux le défilé moutonnant des nuages sur le ciel d’un bleu dur, et se refermaient. À l’un de ces demi-réveils, après midi, je trouvai mon déjeuner dans un plateau posé près de moi sur une chaise, et, sur le lit de Rupert, « la Taupe » accroupie qui me guettait. Je n’avais guère faim et partageai volontiers avec elle, qui me rappelait Charlot, mais je n’osai plus me rendormir. Au bout d’un instant, elle se risqua près de moi et me laissa caresser sa fourrure sèche. Elle semblait très nerveuse et se tordait sous ma main qu’elle mordillait en la retenant entre ses griffes à demi tirées. Je voulus, par jeu, lui rebrousser le poil ; j’en éprouvai sur les doigts mille piqures ; elle cracha, bondit et disparut. Bientôt après, le ciel s’obscurcit, la nuit se fit dans la longue pièce et la pluie battit les vitres, en même temps qu’un roulement lointain annonçait l’orage. Il monta rapidement, et la maison trembla bien vite de ses coups dont l’écho s’éteignait dans le ruissellement de l’averse. Je me blottis sous les couvertures, mais les éclairs m’y venaient chercher, et chaque détonation retentissait dans mon cœur. Je me serais sauvé si je n’avais craint de traverser le dortoir, dont les huit fenêtres s’illuminaient à la fois. Il y eut une explosion terrible, qui me fit croire que le toit s’effondrait, et je restai, les dents serrées, sans plus bouger. Mais le tumulte s’apaisa ; de sourds grondements traînèrent encore sur la campagne, puis la pluie seule continua de bruire comme un fleuve qui eût passé. Je demeurai oppressé et fiévreux ; l’ombre vint de bonne heure, et toutes mes frayeurs avec elle. J’eusse souhaité la présence de la Taupe ; je ne pus que me raidir et, la couverture aux oreilles, attendre l’heure du coucher. Je retrouvai enfin la paix avec le voisinage de mes camarades. Rupert se pencha pour me demander si j’avais entendu le tonnerre et me dire que la foudre avait abattu un des arbres de la grande cour… Je ne sais ce qui m’émut le plus de la catastrophe ou de sa confidence, mais je pus enfin m’endormir malgré le fredonnement des moustiques qui voletaient autour de moi.


Le lendemain, je me persuadai de ma guérison tant je craignais une nouvelle journée solitaire, et aussi parce qu’il me tardait de voir l’arbre tombé. Les Grands l’entouraient quand nous descendîmes, et, comme il se trouvait dans leur cour, il nous fallut nous contenter de le considérer de la barrière contre laquelle toute notre Division se rassembla. Le vent l’avait jeté sur le mur de clôture qui s’était éboulé sous lui ; une brèche en demi-lune laissait deviner, à travers la masse touffue de l’ormeau, un jardin profond dont nous ne voyions d’ordinaire que les hauts feuillages balancés. La plus vive curiosité nous tenait d’approcher de la brèche ; elle devint irrésistible pour moi, lorsque deux jours après, l’arbre débité et enlevé, le parc voisin fut visible. Durant la classe de l’après-midi, j’affectai un grand besoin de sortir, et, l’autorisation obtenue, je courus vers la brèche où nul regard ne pouvait me suivre. Ce fut presque sur la pointe des pieds que je m’en approchai et me penchai sur l’échancrure. Une allée passait devant moi et se perdait sous de lourds ombrages ; des arbres que je ne connaissais pas semblaient me bannir du lent mouvement de leurs palmes ; un sapin montait et ses branches parallèles faisaient le geste d’écarter, à droite, à gauche, d’invisibles présences ; à ses pieds, bordant l’allée, des corolles plus grosses qu’un oiseau s’élançaient parmi des feuilles en lame de sabre… Soudain, je crus voir, dans le fond, une forme blanche qui venait, se baissant de çà, de là, comme pour obéir au rythme d’une danse ; j’en vins à distinguer une dame en robe claire et qui cueillait des fleurs. Je la laissai s’approcher jusqu’à ce qu’en se relevant une fois encore, elle m’aperçût. Elle tenait à plein bras les longues tiges couchées et me sourit ! je la vis venir à moi, couper entre les lances une fleur, qu’elle me tendit. Le sentiment que j’éprouvai alors de sa réalité me remplit de confusion, et me fit me sauver sans un mot avec cette fleur que je n’avais jamais vue et que je sus depuis être un Iris. Une délicate senteur se dégageait des trois pétales recourbés sur le calice ; la nervure des autres était velue comme une chenille. Je brisai la tige et dissimulai la fleur pour regagner la classe où je rêvai longtemps à l’étrange manière dont ce présent m’était venu. Le soir, en étude, pour l’admirer encore, je la déposai sur ma table, entre deux livres épais qui la dérobaient aux yeux du maître. Elle fut vite l’objet des convoitises ; personne ne savait d’où je la tenais, et, sous différents prétextes, chacun se leva pour la venir voir. Je dis à Courtot qui m’interrogeait, qu’elle naissait d’une plante rare rapportée des contrées chaudes, et que les parterres de ma tante en étaient couverts. À Rupert, en cachette, je confiai sa provenance véritable, en lui disant cependant que c’était moi qui l’avait cueillie dans le mystérieux jardin. Sur-le-champ, il demanda de sortir, et, comme lorsqu’il revînt je m’étonnais de lui voir les mains vides, il me dit qu’il avait seulement voulu se rendre compte du lieu où étaient les fleurs, et m’assura qu’il irait, dans la nuit, les cueillir toutes.

Dès le coucher, je me défendis contre le sommeil pour guetter Rupert que j’aurais voulu suivre dans l’audacieuse expédition, mais il s’endormit des premiers, comme d’habitude et, moi-même, je ne pus veiller bien longtemps. Mes yeux se rouvrirent vers le milieu de la nuit, et se portèrent sur le lit voisin qu’ils crurent voir désert ; je ne doutai plus que Rupert fût parti, et me vêtis en hâte pour le rejoindre. On ne fermait à clef que la porte du fond ; celle de l’escalier restait libre ; on pouvait, par là, gagner la cour ; j’eus vite fait d’y descendre ; le feuillage profond des ormeaux dormait sous un ciel constellé où montait une lune cornue. J’allai d’arbre en arbre, parmi l’ombre plus dense à leur pied, et j’atteignis la brèche au bord de laquelle je risquai mes regards. Rien ne bougeait, j’appelai Rupert à mi-voix et me décidai à franchir les pierres écroulées. Je me trouvais dans un gazon humide dont je sentis la fraîcheur à travers mes souliers où mes pieds étaient nus. J’avançai prudemment jusqu’à l’allée ; elle semblait un fleuve clair, au delà duquel le sapin noir gardait la masse ténébreuse du parc. Les fleurs n’étaient pas coupées ; je me dis que Rupert avait dû s’engager sous les arbres, et je n’hésitai pas à y pénétrer. Bientôt, une nuit complète se fit autour de moi ; les arbres m’enveloppaient et me considéraient du haut de leurs cimes, entre lesquelles nulle étoile ne brillait plus ; l’un d’eux m’atteignit d’une branche. Une forme blanche apparut sur un socle, en face de moi… J’appelai Rupert, son souvenir gardait mon courage ; cependant je cherchais à fuir, et je pris au hasard les sentiers qui se trouvaient sous mes pas. Je ne réussis qu’à m’égarer davantage. Quelque chose ayant brui derrière moi, je fus saisi de terreur panique et me jetai follement à travers les bosquets. Chaque arbuste me flagellait au passage et retardait ma course ; des pas se précipitaient sur les miens ; la nuit et le parc conspiraient à mon épouvante : je crus jeté sur l’abîme un petit pont sous lequel je vis briller les astres. J’errai de nouveau. Je ne sais comment je me retrouvai en face de la brèche ; je passai le mur, franchis les cours et regagnai le dortoir où je me précipitai sur mon lit. Rupert ne paraissait pas avoir quitté le sien ; il y dormait, à demi découvert, d’un sommeil paisible : il me sembla que je m’éveillais ! Le dortoir était calme, plein d’une ombre bleue où la veilleuse palpitait, mais je demeurai frémissant jusqu’à l’aube avec par instant l’illusion d’être encore poursuivi.

Le lendemain, des ouvriers remaçonnèrent l’ouverture, et du grand jardin disparu, il ne resta, au-dessus du mur, que les têtes d’arbres oscillantes qui semblaient me faire signe de garder mon secret.


Vers cette époque, Segonde m’ayant porté des cerises, je vins au goûter m’asseoir près de Bereng qui mangeait son pain sec en étudiant une fable. Je l’invitai à puiser avec moi dans le tas de fruits que je mis entre nous deux. Les cerises étaient dures et lourdes, et d’une belle couleur vernie de sang caillé ; nos lèvres à leur contact se teignirent, et tachèrent de violet le pain où nous mordions. Bereng lançait loin de lui les noyaux humides, en les serrant entre l’index et le pouce. De temps à autre, il jetait un coup d’œil sur son livre ; soudain il me le tendit pour que je lui fisse réciter sa leçon. C’était les Deux amis de La Fontaine. Il prononça, en détachant bien les syllabes :

Deux vrais amis vivaient au Mo-no-mo-ta-pa ;
L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre.
Les amis de ce pays-là
Valent bien, dit-on, ceux du nôtre…

Il ne devait apprendre que jusqu’à ce passage :

Lequel aimait le mieux ; que t’en semble, lecteur ?


mais je lus d’un trait tout le reste, tant la fable me parut belle, et je revins à ce vers :

Qu’un ami véritable est une douce chose !

Je le montrai à Bereng qui à son tour, lorsque nous fûmes en étude, me fit passer son livre de lecture ouvert à une poésie de Ducis sur l’amitié ; je l’en remerciai en souriant. Peu après, je reçus un quatrain d’inspiration analogue, dont les vers, s’ils me semblaient moins harmonieux que ceux que je venais de lire, avaient ce mérite de s’adresser à moi. Le soir, Bereng me tendit la main en laissant les rangs au dortoir.

Dès lors, nous nous retrouvâmes pour causer aux récréations, après qu’en étude nous nous étions souvent retournés l’un vers l’autre. Bereng me parlait de son pays, de ses villégiatures de vacances ; il greffait sur ses souvenirs d’impressionnantes aventures, au récit desquelles je le fixais, la bouche ouverte et les yeux ronds, jusqu’à ce qu’il s’égayât de mon expression naïve, et nommât le « bouquin » qui lui permettait de m’ébahir. Il mettait à cela tant de bonne grâce que je ne pouvais lui en vouloir et faisais, dès le lendemain, le même état de sa parole. Il s’embarrassait en de longues phrases dont il ne sortait qu’en s’essoufflant et, souvent, un mot caractéristique retenu de ses lectures, et dont il faussait le sens, ajoutait du plaisant à son discours.

Notre bonne entente fut vite connue ; Courtot la publia en inscrivant au tableau nos deux noms dans une accolade ; je dus subir les compliments déclamatoires de Terrouet, qui rédigea même une épître où se trouvait incluse toute une phrase de l’Epitome relative à Castor et Pollux. Il me suivait plié en deux, le béret à la main, en insinuant que M. Gilles devait fort goûter le beau langage et les hautes imaginations pour montrer une telle préférence envers le rare conteur que l’établissement s’honorait de posséder. Bereng, obsédé de ces espiègleries, le menaçait avec tant de colère qu’il ne pouvait achever sa phrase, et provoquait le rire inextinguible de notre persécuteur. Puis on s’habitua à nous voir ensemble et on nous laissa tranquilles. De jour en jour Bereng me plaisait mieux, et l’autorité que je lui laissais prendre dans nos rapports m’attachait à lui davantage. Il venait de lui-même s’asseoir près de mon goûter, et j’avais grand bonheur à partager avec lui. De son côté, dès qu’il recevait de l’argent, il se faisait apporter par les externes des sucreries de couleur dont je mangeais bien ma part. Sa famille, une fois, lui envoya une boîte de chocolat qu’il ouvrit devant moi. C’était de petites plaques rondes toutes vêtues de papier argenté : « Ça vaut cinq francs », me dit-il, en m’en tendant une… et j’étais tenté de le croire, tant j’avais de plaisir de ce don.

Le soir même, j’écrivis à ma mère que j’avais un ami et que j’allais l’amener prochainement à La Grangère.


Peu de temps après, je fus surpris pendant une récréation de quatre heures, d’être appelé au parloir et d’y trouver ma mère. Elle m’enveloppa de ses bras. Mon père était de nouveau souffrant et l’on avait pensé que la campagne lui serait favorable. Il se trouvait à La Grangère où je devais le voir dès le jour suivant qui était un dimanche. Ma mère me pria de ne point amener de camarade, en me représentant combien un malade avait besoin de quiétude, et me recommanda, à ce propos, de me montrer raisonnable, afin que mon père retrouvât avec bonheur un enfant tout à fait sage. Je demeurai toute la soirée préoccupé de l’idée de revoir mon père, et, dans la crainte de ne pas lui manifester assez de joie, je cherchai le souvenir de toutes les bontés dont il avait comblé ma petite enfance. Je me rappelai la constante exubérance de son affection, son empressement à satisfaire tous mes désirs, qui me l’avait fait d’abord préférer à ma mère ; son essai de m’enseigner le piano, en dépit de mon inhabileté et de l’impatience que lui donnait cette timidité dont je ne me pouvais départir en sa présence, et que doublait le sentiment de ma maladresse. Je me jurai d’être naturel, et qu’il n’aurait pas lieu de me reprendre en quoi que ce fût. Je me tourmentai si bien, dans le temps que la voiture mit à me conduire du Collège à la maison, que, malgré l’accueil affectueux de mon père, je ne pus trouver mes mots tant que je fus devant lui. Mes yeux se baissaient malgré moi, ma pensée demeurait incertaine, et je souffrais cruellement de ne rien pouvoir lui exprimer de ma tendresse. Par bonheur, au cours de cette entrevue et ensuite, pendant le repas, ma mère se répandit en explications sur mon travail et sur ma conduite dont le Directeur l’avait, la veille, entretenue. J’achevai l’après-midi au jardin dans le plus grand ennui de ma sottise, et le vif désir de la réparer au plus tôt. J’entendis mon père qui tentait d’accorder le piano demeuré comme les autres meubles, dans la chambre de cette jeune cousine morte dont j’avais quelquefois ouï parler. Il dut y renoncer et sortit. Il ne parut pas au dîner, et je partis sans le revoir, car il me fallut regagner le soir même le Collège. Ma chambre était nécessaire à mes parents, et l’on n’avait pas eu le temps de préparer celle qui, dans l’autre aile, allait devenir la mienne. Ma tante me promit toutefois qu’elle serait prête pour le prochain congé ; j’y devais loger au-dessous de la mansarde de Segonde, et mes fenêtres ouvriraient sur le jardin.

Les dimanches suivants, je pus en effet demeurer la journée entière à La Grangère et ne repartir que le lendemain. Mon père se trouvait mieux et, pensant prolonger son séjour, il avait fait apporter son piano, qu’on avait installé au salon et dont il jouait la journée entière. Je ne le voyais qu’aux repas, mais je m’habituais de mieux en mieux à sa présence à mesure qu’il semblait ignorer la mienne. Je me plaisais à l’écouter jouer dans le calme de l’après-midi finissante ; les accords peuplaient les ombrages ; j’assistais à d’imaginaires danses, à des défilés funèbres ou guerriers. Le piano parfois se taisait ; ma mère devait interrompre mon père pour lui porter quelque breuvage, causer avec lui, lui conseiller le repos. Le concert reprenait après dîner, et durait assez tard pour que je pusse m’endormir en musique, dans ma chambre située précisément au-dessus du salon. Je luttais autant que possible, toutefois, contre un sommeil trop prompt, surtout quand il arrivait que ma mère chantât, car j’avais plaisir à retrouver sa voix et les « Lieds » dans lesquels mon père aimait l’accompagner. Pour ne les avoir jamais entendus que de loin, j’en ignorais les paroles, mais la musique suffisait à me les rendre intelligibles, et leurs appels tendres, leurs mystérieuses implorations excitaient en moi les plus hauts sentiments. Je me laissais aller à ouvrir la fenêtre au risque d’être surpris et grondé, parce que mon plaisir était plus vif de les entendre dans le décor nocturne des feuillages. Les branches semblaient vibrer comme moi-même, et leurs feuilles légèrement remuées de vent frais, ajoutaient aux chants leur bruissement harmonieux.

Je ne pouvais penser à autre chose au long des classes du lendemain, et Bereng qui, dès le samedi, me voyait dans l’attente fiévreuse du dimanche, m’accablait au retour de questions sur La Grangère et la façon dont je m’y divertissais. Il y eut un jour où je me réfugiai, au cours d’une récréation, dans une classe qu’éclairait une baie à vitres dépolies sur lesquelles je me faisais un jeu de suivre l’ombre projetée par les élèves qui passaient. J’y voyais leur vivante caricature, et la silhouette de certains camarades évoquait précisément l’animal auquel je les eusse en secret comparés. Il en vint deux qui stationnèrent et que je reconnus être Bereng et Courtot. Leurs voix qui d’autre part me les désignèrent, me parvenaient très nettement ; je ne fus pas longtemps à comprendre qu’ils s’entretenaient de moi. Bereng expliquait à Courtot comment, d’après ce que je lui avais dit, une indisposition de ma tante empêchait que je remplisse ma promesse de le faire sortir un dimanche ; mais Courtot se montrait sceptique ; il tenait d’un externe la nouvelle que mes parents séjournaient à La Grangère, et Bereng s’étonnait que je ne lui en eusse pas fait part. — « Il ne te fera jamais venir tant qu’ils y seront », fit Courtot ; comme Bereng le questionnait : « Ce n’est pas sa tante, reprit-il, qui est malade, c’est son père ! » Et Bereng l’ayant interrogé de nouveau, Courtot ne répondit pas tout de suite, mais je vis l’ombre de sa main se porter vers l’ombre de son front, et je compris qu’il se penchait pour parler bas.


M. Laurin n’avait pas cru devoir se présenter à l’examen de Licence ; il ne travaillait plus guère, devenait irritable, et Fortin qui recommençait à se mal tenir le lassait. Il arriva à cet élève de prononcer à mi-voix un mot très grossier, ce pour quoi M. Laurin l’appela à la chaire. Fortin jura n’avoir rien dit, et feignit ignorer de quelle faute on le voulait coupable. Le Directeur saisi de ce nouveau méfait, le condamna à rester au lit jusqu’à ce que la mémoire lui revînt, et qu’il se fût excusé de son insolence. L’Étude compta les jours. Fortin en laissa passer trois, et s’exécuta enfin avec tant de coléreuse fierté, que l’expulsion dut lui être annoncée pour la prochaine incartade. Il ne tarda pas à se dissiper de nouveau et retourna sur-le-champ dans sa famille.

L’Étude en recouvra la tranquillité ; mais les Moyens s’agitaient. Leur maître qui en avait momentanément triomphé par des punitions répétées, n’en était que plus haï ; les initiales P. B. dont il signait les cahiers de correspondance, lui avaient valu le surnom de « Pelle-Bêche », et le tableau s’illustrait chaque jour du dessin de cet instrument aratoire que l’on en vint, pour plus de commodité, à schématiser et à reproduire partout. Les sanctions s’usaient d’être trop souvent appliquées, et le zéro de conduite n’avait plus que peu d’effet. Videux menait lutte ouverte, et toute sa Division le suivait ; il y eut une large huée, un matin, à l’entrée de leur maître dans la cour. Une retenue générale fit se déclarer trois coupables ; mais leur chef n’était pas parmi eux et continuait d’organiser le désordre. Il commit enfin une faute qui le perdit ; ce fut d’adresser à l’un de ses lieutenants, un billet circonstancié au sujet d’un « Chahut » préparé pour la nuit suivante ; le billet égaré vint aux mains du Directeur qui en isola l’auteur, et fit décréter son renvoi au Conseil de discipline. Mais l’Étude donna encore bien du mal à son maître qui ne réussit pas à se faire adopter. D’ailleurs, comme à l’approche de Pâques, chacun s’énervait dans l’attente d’une délivrance prochaine, la crainte des semonces ou du pensum s’atténuait, et je constatais en moi-même une propension surprenante à me divertir.

Bereng avait cessé de prendre à son compte les excentricités qu’il continuait de me narrer ; il s’était décidé, pour s’assurer mon intérêt, à créer un héros auquel il les attribuait toutes ; il l’appela Rémy, et lui fit connaître pour mon plaisir, tous les avatars et de rares disgrâces. Il préparait son récit durant la classe, et l’agrémentait ensuite à mesure qu’il me le rapportait. Au cours d’une leçon, l’inspiration lui venait parfois de façon que nous fussions sortis pour m’en donner connaissance par signes ; et c’était entre nous une télégraphie à quoi les autres ne comprenaient rien. Un après-midi de chaleur excessive, le professeur d’histoire nous sentant distraits, fit lire à haute voix quelques anecdotes. L’une d’elles me frappa, qui relatait l’aventure du roi Charles VI dans la forêt du Mans. La porte ouverte sur la cour laissait voir les feuillages ensoleillés sous lesquels palpitait une ombre dense ; les oiseaux se taisaient, mais les cigales ne cessaient pas de faire entendre leur crissement. Daunis, à mon côté, les yeux lourds, se laissait glisser entre le banc et la table ; ses cheveux lui couvraient à demi l’oreille ; j’imaginais d’après son profil les Pages de la suite royale, et je voyais Charles VI s’avancer pesamment. Soudain, l’homme demi-nu s’élançait d’entre les branches… « Arrête, noble sire, tu es trahi ! » La chevauchée interrompue reprenait dans la torpeur d’un jour semblable, sans doute, à celui qui nous accablait ; puis c’était l’éclair du soleil sur un casque, le cri du Roi et sa ruée sur les Chevaliers français. Une étrange impression me restait de cette lecture, et j’en rêvais au lieu d’écouter la suivante, quand Bereng se retourna et me montra son visage illuminé d’un rire qu’il s’efforçait en vain, avec la main, d’enfermer dans sa bouche. Je m’égayais déjà de le voir en cet état, et me préparais à recueillir quelque fantaisie nouvelle ; mais il lui était impossible de me la communiquer tant il s’en trouvait agité ; enfin, il saisit son atlas recouvert de papier sombre, y traça en hâte ce qu’il voulait me faire savoir et tourna l’écriteau de mon côté. J’y lus : Rémy va devenir fou. Je ne sais si ce fut l’imprévu de la catastrophe, ou la mine effarée de nos voisins nous regardant alternativement, mais le rire me prit si bien que je ne pus le cacher au professeur qui m’appela. Je ne recouvrai mon sérieux qu’à m’entendre demander de rapporter ce que l’on venait de lire ; mon angoisse se traduisit par le regard dont je parcourus la classe. Mon malheur voulut que mes yeux rencontrassent les yeux de Bereng… Subitement, une nouvelle crise me tordit, si violente que je dus m’appuyer au mur, le front sur mon bras replié. Le professeur se leva et me découvrit le visage ; je n’étais plus capable d’arrêter mes éclats, les larmes coulaient de mes yeux, et mes mains se portèrent à ma gorge où il me semblait que l’air ne passait plus. Le maître m’attira contre lui et demanda de l’eau dont il baigna mes tempes. La classe était pleine d’étonnement, la cloche qui sonnait la sortie parut à peine l’émouvoir. Mes camarades s’éloignèrent enfin sur l’ordre du maître, et je fus autorisé à demeurer jusqu’à ce que j’eusse recouvré mon calme.


Jour à jour juillet s’achevait. On recommençait de compter les heures, les minutes, les secondes, et le travail général se ralentissait de plus en plus, jusqu’à ne consister pendant les classes, qu’en lectures et récits que les professeurs nous faisaient. Bien des externes avaient cessé de venir ; les autres apportaient des flacons de formes variées et pleins de boissons colorées dont ils prétendaient se rafraîchir. La chaleur de leurs mains et le soin qu’ils prenaient d’agiter sans cesse ces liquides, en faisait quelque chose de trouble et de mousseux ; j’en vins assez vite à préférer l’eau de la fontaine. La répartition des prix nous procurait l’objet de discussions quotidiennes. J’espérais quelque chose en Français où j’avais été souvent deuxième, avec, peut-être, un accessit d’Histoire et Géographie, et un autre de Grammaire. On attribuait l’Excellence à Mouque ; Terrouet comptait sur le prix de Thème. Mais nous eûmes bientôt un plus pressant sujet de nous émouvoir ; le Directeur vint annoncer en étude que les deux Divisions se réuniraient séparément, le lendemain soir, pour désigner chacune par leur suffrage, un lauréat aux prix de camaraderie.

Rupert sembla tout indiqué chez nous, et son triomphe apparut certain ; Bereng seul y mit opposition. Je n’avais jamais fait part à celui-ci de mon admiration pour notre camarade, mais il l’avait sentie à me voir m’arrêter afin de le regarder courir, jeter la balle, ou bondir légèrement. Bereng m’attaquait à ce sujet et s’efforçait à détruire mon estime pour celui qu’il appelait « Le Rat des champs » : il le dépréciait en raillant sa lenteur à l’étude, et faisait de la force, de l’adresse au jeu, une compensation mesquine, et presque la preuve de l’infériorité intellectuelle. Il affectait en passant près de Rupert, de déclamer quelques vers de la fable à laquelle il avait emprunté le surnom qu’il lui donnait ; Rupert qui s’en souciait peu, se contentait de l’effrayer en paraissant le viser avec la balle. Bereng s’entourait aussitôt la tête de ses bras et levait une jambe, puis, rien ne venant, il se risquait à se découvrir, et c’était ce moment-là que Rupert attendait pour tirer.

Bereng repoussa de tout son pouvoir le choix que l’on avait fait pour l’attribution du prix de camaraderie, et cela, devant le candidat lui-même, contre lequel il entreprit un discours tendant à prouver l’erreur qu’il y aurait à couronner la force. Il proposait Daunis, mais la cour ne le suivait pas. Méjean, Courtot, Terrouet parcouraient les groupes en faveur de Rupert ; le dernier moins par amitié pour le candidat, que par esprit de contradiction envers Bereng. Le grand Charlot promettait des coups à son frère, si le petit n’usait pas de sa voix comme il convenait. Daunis laissait faire et ne s’assurait même pas un partisan. Bereng, las de combattre, revenait vers moi qui me laissais presque persuader. Le moment vint vite où la décision dut être prise. Méjean et Terrouet avaient préparé des bulletins au nom de Rupert, Courtot les aidait dans leur distribution ; Bereng, qui s’y était pris trop tard, tâchait de placer utilement ceux qu’il avait pu faire pour Daunis. J’en reçus des deux sortes, mais promis à Bereng de ne me servir que du sien. Nous fûmes rassemblés après le dîner dans la salle de physique. M. Laurin, aidé du Surveillant général, recueillit les votes et procéda au dépouillement. Il n’y eut que deux bulletins au nom de Daunis ; celui de Bereng et celui de l’intéressé, un troisième portait : Je vote blanc. Tous les autres désignaient Rupert… Ma voix aussi lui était allée ; je ne pensais pas que son rival serait si dépourvu ! Bereng me regarda avec colère, jeta, en sortant, une phrase où je distinguai le mot trahison, et s’éloigna en emmenant son candidat malheureux. Il affecta de se tenir à distance, tandis que la cour portait Rupert en triomphe et l’acclamait. Je comprenais ma faute sans en éprouver de remords ; je ne croyais pas que Daunis fût indigne, mais le succès de Rupert me touchait mieux. Le vainqueur, cependant, ne paraissait point croire qu’il m’en dût quelque chose, et tout son groupe m’ignorait. Je tentai de m’y mêler, mais j’en fus chassé comme ennemi : Je me trouvai seul. À l’écart, Bereng gesticulait devant Daunis ; Ravet, les mains dans les poches, fouillait du pied le gravier de la cour. Gernon poursuivait Florent qui riait, Charlot sifflotait, les yeux vagues. À leur tour, les Grands sortirent de la salle où ils nous avaient succédé, et proclamèrent une victoire difficilement remportée. La cloche sonna pour le coucher. Je laissai passer tous les autres, et montai derrière eux, le cœur gros, les pieds lourds.


La dernière semaine commençait ; les entrepreneurs étaient venus reconnaître sous les arbres la place de l’estrade où les prix devaient nous être officiellement décernés. Les cigales ne cessaient plus de vibrer. Mes journées se passaient solitaires ; Bereng continuait à me dédaigner. Il se promenait maintenant avec Daunis et lui narrait ses histoires ; lorsque nous nous rencontrions, il affectait d’adresser tout haut à son compagnon des avis en vers tirés de La Fontaine. Je ne les saisissais pas toujours très bien, mais les mots retenus me guidaient pour en retrouver le texte dans le livre de lecture où Bereng se fournissait. Il emprunta ce quatrain, entre autres, à la fable : Le Villageois et le Serpent :

Il est bon d’être charitable,
Mais envers qui ?… C’est là le point.
Quant aux ingrats, il n’en est point
Qui ne meure enfin misérable.

J’appelais les vacances. Elles m’apparaissaient comme un portique ouvert sur de lumineuses prairies, tout au bout du couloir sombre où je devais me traîner encore quelques jours. Tout mon cœur tendait vers elles, et j’aurais voulu dormir jusqu’à leur premier jour. Je sentais autour de moi une suspicion constante, une sourde hostilité que je ne m’expliquais pas : on cessait de parler à mon approche et, quand je passais, des regards me désignaient. Les récréations surtout me lassaient. J’en étais venu à m’asseoir au seuil d’une classe, à regarder errer les autres dans la poussière qu’ils soulevaient, ou choir, une à une, quelques feuilles déjà grillées. Charlot allait et venait devant moi avec une apparente indifférence, mais je ne pouvais croire qu’il errât sans dessein de mon côté ; bientôt, je le vis s’approcher tenant un objet qu’il examinait. Il leva sur moi des yeux timides, et me demanda si je n’avais pas perdu un couteau ; en même temps, il me montrait celui qu’il portait, qui était de corne blonde avec un anneau. Je n’en avais jamais possédé de semblable. Charlot resta près de moi. Nous causâmes comme si rien ne s’était passé ; il apportait seulement à s’exprimer un peu moins d’abandon que d’habitude, et moi, je me sentais plus triste de ce qu’il fût venu. Il me tendit la main à la rentrée, et son sourire était tel que j’en eus presque des larmes.

Nous continuâmes, ces derniers jours, de nous retrouver ainsi ; de plus en plus la solitude se faisait autour de nous. Des hommes clouaient à grands coups les solives de l’estrade ; nous ne travaillions guère que le matin ; le reste de la journée se partageait entre l’étude et la cour où personne ne jouait plus. Un jour, je m’endormis sur ma table et je rêvais être libre. Lorsque je me réveillai, la voix du maître qui réprimandait un élève me parut frapper mes oreilles pour la première fois ; ma bouche était amère et mon front était lourd. Des insectes bourdonnaient et le soleil semait des taches rondes sous les arbres ; la chatte aveugle traversait la cour… Je repris la vie comme un fardeau. La cloche sonnait la sortie, j’eusse préféré demeurer tant mes membres se refusaient à toute fatigue. J’allai m’étendre au pied d’un arbre, où Charlot ne tarda pas à venir me rejoindre. Nos camarades, en groupe devant la Chapelle, paraissaient discuter un jeu nouveau ; nous les vîmes se lier tous par la main, en une longue chaîne que Rupert en tête commença de dérouler. Il la fit lentement serpenter entre les arbres, évoluer autour de nous, l’animant d’un mouvement de plus en plus rapide à mesure que sa course se précipitait. En passant près de notre arbre, le dernier qui était Méjean, saisit Charlot par le bras et l’entraîna. Rupert imprima aussitôt à la chaîne un mouvement giratoire tel, que Charlot placé à l’extrémité, et ne suffisant pas à multiplier les enjambées, fut lancé comme une balle de fronde dans la poussière de la cour. Il se releva en pleurs et gagna, tout boitant, une classe vers laquelle je me précipitais, quand je compris qu’on me réservait un sort semblable. Je me mis à courir pour éviter la poursuite de Méjean qui, fort heureusement retardé par ceux qu’il tirait à sa suite, ne réussit pas à m’atteindre. La chaîne changea de tactique et parut vouloir se refermer sur moi. Elle barrait la cour entière ; où que je fuie, elle menaçait de ses cent têtes. Le maître des Grands, se promenant dans l’allée, veillait seul aux deux cours ; j’aurais vainement appelé à l’aide. Je tentai d’échapper encore, mais chacun des vivants anneaux tendait vers moi, et, bientôt, je fus entouré, pressé, bourré par les genoux qui se levaient pour frapper, à défaut des mains liées ; des pieds foulèrent les miens, des faces hurlantes me couvrirent de crachats et d’injures ; l’une d’elles cria : Fils de fou ! … Je frappai. À droite, à gauche, des pieds et des poings, la tête baissée, je frappai. Une sorte de rage m’avait saisi ; je ne sentais plus les coups reçus ; j’en donnais. Il me semblait que l’ennemi n’avait qu’un visage, celui de Rupert ou de Bereng, que je massacrais sur tous les autres. Mais le nombre m’écrasait : La chaîne rompue, les mains libérées m’atteignaient de toutes parts et me forcèrent de reculer. Je me trouvai soudain adossé à la porte du vestibule, elle céda ; je roulai dans le couloir. En me relevant, je vis, au fond, la grande porte entr’ouverte ; j’y courus et m’élançai…

La rue qui m’apparut déserte au soleil de quatre heures n’arrêta pas mon élan ; elle menait à la campagne, je la suivis d’un pas précipité. Mes oreilles tintaient encore des injures reçues, mes joues brûlaient ; mes mains gonflées étaient rouges, j’étais nu-tête. La peur d’être rejoint me fit hâter la marche ; je m’orientai vers La Grangère, seul refuge qui me restât, et, sans rien sentir de l’ardeur de la journée, je me pris bientôt à courir. La route était longue ; je dus m’arrêter plusieurs fois. Le souffle me manquait quand j’aperçus le toit que je souhaitais ; un nouvel effort me porta jusqu’aux vignes parmi lesquelles je m’engageai ; j’atteignis le portail et pris l’allée ; je vis ma mère sous les arbres, je l’appelai et me jetai dans ses bras.

Ce furent trois jours de fièvre et de délire, où l’on craignit que mon cerveau ne résistât point, et qui ne me laissèrent d’autre souvenir que celui d’un réveil apaisé dans le demi-jour d’une chambre où mon premier appel fit se lever ma mère. Les prix étaient donnés depuis la veille ; on me montra sur la table le livre rouge et la couronne de papier vert que mon travail m’avait valus. Le Collège fermait ses portes ; ma mère m’embrassait avec tendresse, je me sentis délivré. Il n’y avait plus en moi que le bonheur de me retrouver à La Grangère et le désir de m’étendre à l’ombre, tout seul et longtemps, dans le jardin.