L’Église et la République/Chapitre IV

CHAPITRE IV


Le Ministère Waldeck-Rousseau et le Ministère Combes. La Loi sur les Associations.

Un ministère de défense républicaine fut constitué, avec M. Waldeck-Rousseau pour chef. Ce n’étaient pas seulement son autorité de légiste, son expérience des affaires, sa rare intelligence et son grand talent oratoire qui le désignaient à tous comme défenseur des droits de la société civile et de l’indépendance de la République. En 1883, lors de la discussion de la proposition Dufaure sur les associations, étant ministre de l’Intérieur dans le cabinet Jules Ferry, il avait déjà combattu au Sénat l’invasion monastique et c’était à la politique, trop vite abandonnée, de Jules Ferry qu’on demandait au nouveau ministère de revenir. De plus, M. Waldeck-Rousseau était unanimement reconnu pour libéral et modéré ; l’on savait que, conduite par lui, la défense républicaine ne coûterait rien à la liberté. Enfin, si la majorité renfermait des radicaux et des socialistes, il s’y trouvait aussi des républicains de nuances pâles ou, si l’on aime mieux, de nuances douces, et il est plus facile, dans un parlement, de faire accepter aux avancés un chef modéré que d’imposer aux modérés un chef moins modéré qu’eux.

M. Waldeck-Rousseau, quand il se présenta devant la Chambre avec ses collègues, fut accueilli par les invectives et les hurlements des nationalistes. Et, ce qui dut lui être plus sensible, ses amis les plus proches, les républicains libéraux, lui refusèrent leur appui. Libéraux, ils entendaient défendre avec le nationalisme la liberté du privilège et de la domination : ce qui était beaucoup accorder aux principes, ou plutôt jouer sur les mots. On sait que les doctrinaires aiment assez ce jeu. La majorité républicaine, ainsi entamée, n’était pas très nombreuse, mais elle ne manqua pas au ministère Waldeck-Rousseau pendant les trois années qu’il garda le pouvoir.

L’œuvre de ce ministère fut la loi du 1er juillet 1901 sur les associations, disposant qu’aucune congrégation ne peut se former sans autorisation. Les congrégations existantes au moment de la promulgation de cette loi, qui n’auraient pas été autorisées ou reconnues, devraient demander l’autorisation. Celles qui ne l’auraient pas demandée dans les délais légaux ou à qui elle aurait été refusée seraient réputées dissoutes de plein droit. La liquidation des biens détenus par elles aurait lieu en justice. De plus, cette loi interdisait d’enseigner aux membres des congrégations religieuses non autorisées. Loi si traditionnelle et si française, qu’on en retrouve l’esprit et les termes dans toute notre vieille législation, et qu’on entend dans le passé les juristes du nouveau régime et de l’ancien parler comme M. Waldeck-Rousseau. L’article 14 de la loi du 1er juillet 1901, ce n’est pas autre chose que l’article 7 de Jules Ferry. L’exposé des motifs, on le trouve, pour ainsi dire, dans une note rédigée sous le second Empire par le ministre Rouland, et que cite M. Combes dans son discours au Sénat, le 21 mars 1903. En 1847, le ministre Salvandy déposa un projet de loi portant que « nul ne peut diriger un établissement particulier ou y exercer des fonctions quelconques, s’il appartient à une congrégation non autorisée ». Et Odilon Barrot disait alors : « Je ne serai pas plus libéral que la Constituante, je n’admettrai pas que mon pays puisse être couvert de congrégations et de couvents en face de la loi, qui resterait silencieuse et impuissante ». Sous la Restauration, si favorable aux religieux, en vertu de la loi de 1825, aucun établissement congréganiste ne pouvait être fondé sans une loi et, à ceux déjà existants, il fallait un décret pour fonder de nouvelles maisons. Quant à l’ancien régime, il est bien vrai que les grasses abbayes, que le roi donnait en apanage à ses ministres, à ses bâtards, à ses favoris et à ses maîtresses, étaient au-dessus des lois. Mais en cette matière, partout où le Parlement pouvait atteindre, il prenait, pour le bien de l’État, des dispositions que la loi du 1er juillet 1901 ne fait que reproduire.

L’édit de 1749, rédigé par le chancelier d’Aguesseau, ordonnait qu’il ne pût être fait aucun nouvel établissement de chapitres, collèges, séminaires, maisons ou communautés religieuses sans la permission expresse du roi. Toutes donations de biens faites aux établissements religieux qui n’avaient pas obtenu de lettres patentes étaient nulles ; les ayants droit pouvaient les réclamer du vivant des donateurs. S’ils ne le faisaient, ces biens étaient vendus au plus offrant et dernier enchérisseur et le roi en confisquait le prix. Cet édit de 1749 ne faisait que renouveler d’anciennes ordonnances. Estienne Pasquier dit au livre III, chapitre XLIV, de ses Recherches sur la France : « Il n’est permis aux communautés ecclésiastiques posséder biens temporels et les unir à leurs tables[1], soit par donations entre vifs ou testamentaires, ni par acquisitions, sans la permission expresse du roi, lequel peut, s’il veut, leur enjoindre d’en vider leurs mains, afin que ces biens ne tombent point en mainmorte. »

Après avoir parcouru cette longue suite de lois, on ne croira plus que celle du 1er juillet 1901 est singulière ; on ne lui trouvera rien d’un monstre ; on s’apercevra plutôt avec inquiétude qu’elle ressemble trop aux autres, qui n’ont point eu l’effet qu’on en attendait, et il sera impossible de ne pas craindre que des prescriptions vaines et méprisées sous les régimes qui inspiraient au pape la confiance ou la peur, ne soient encore plus insuffisantes pour la défense du régime que l’Église hait le plus et redoute le moins. Est-il besoin de le dire ? Cette loi, qui n’était qu’une nouvelle consécration d’un des plus vieux et des plus constants principes du droit public en France, fut considérée par le parti Noir comme un exécrable attentat à la liberté. M. Waldeck-Rousseau l’avait présentée avec courage et soutenue avec talent devant les Chambres. Il restait à l’appliquer quand s’acheva la législature.

Pendant que les Chambres délibéraient, les religieux travaillaient, cette fois encore, à gagner le suffrage universel. On ne peut reprocher aux Jésuites d’y avoir mis trop de secret. L’un d’eux, le père Coubé, prononça, le 25 avril 1901, dans l’église de Lourdes, devant les zouaves de Patay, un discours dans lequel il en appela « au glaive électoral qui sépare les bons des méchants », invoqua Notre-Dame de Lourdes sous le nom de la « Vierge guerrière » et s’écria d’une voix martiale : « À la bataille sous le labarum du Sacré-Cœur ! Un labarum n’est pas un signe de paix, mais un signe de guerre. »

Ce discours fut imprimé sous le titre de Glaive électoral et répandu à des milliers d’exemplaires. Mais pourquoi parler de Lourdes et du père Coubé ? Dans tous les diocèses, les religieux prononcèrent des sermons politiques avec l’approbation des évêques concordataires. Et nous penserons comme M. Léon Chaine, catholique sage et solitaire, que de tels discours ont beaucoup aidé M. Waldeck-Rousseau à obtenir du Sénat le vote de la loi des associations[2].

Les élections de mai 1902 se firent sur cette loi. Il n’y eut, autant dire, que deux partis : les ministériels et les gens d’Église, qui furent abondants en intrigues et excellèrent dans la calomnie. Le ministère fut appelé ministère de l’étranger et ministère Dreyfus, ce qui voulait dire ministère de la trahison. Car l’erreur judiciaire de 1894 constituait le dogme fondamental des Noirs.

Dans la nouvelle Chambre, assez différente de la précédente, les nationalistes entraient un peu fatigués de leur effort, mais accrus en nombre, sans qu’on pût affirmer qu’ils avaient été élus uniquement par des adversaires de la République, puisqu’ils s’étaient proclamés républicains et qu’il fallait plutôt croire qu’ils avaient réuni sur leurs noms des ennemis avisés et des amis séduits de la démocratie. Ils pouvaient eux-mêmes, en un sens, se dire républicains, puisqu’ils étaient, ou consciemment ou à leur insu, les instruments du parti Noir qui voulait, non pas renverser la République, mais s’en emparer. Cependant les progressistes, qui avaient refusé de seconder le ministère Waldeck-Rousseau dans son œuvre de défense républicaine et dans sa lutte contre le cléricalisme, revenaient fort diminués, ayant perdu plus d’un quart de leurs électeurs, qui avaient passé, soit aux nationalistes, soit aux radicaux, plus sûrs ainsi de trouver ou des adversaires violents ou des défenseurs énergiques de la politique ministérielle. Cela était de grande conséquence. Et l’on pouvait prévoir que le parti, que pourtant décorent le grand talent de M. Ribot et le beau caractère de M. Renault-Morlière, se traînerait sans gloire sur les bords indéterminés du cléricalisme.

Enfin une majorité donna raison au gouvernement de défense civile. Il parut bientôt que cette majorité était plus forte que la précédente, et surtout plus résolue. Victorieux, M. Waldeck-Rousseau quitta le pouvoir.

Amyot, dans sa traduction de Plutarque, dit au chapitre LVI de la Vie de Solon :

« Ayans donques ses loix ainsi esté publiées, il venoit tous les jours quelques-uns vers luy, qui lui en louoyent, ou luy en blasmoyent quelques articles, et qui le prioyent d’en oster ou bien d’y adjouxter quelque chose, et plusieurs lui venoyent demander comment il entendoit quelque passage, et le sommer de leur déclarer en quel sens il le falloit prendre. Parquoy considérant que de refuzer à le faire il n’y auroit point de propos, et qu’en le faisant aussi il s’acquerroit beaucoup d’envie, il proposa comment que ce fust de se retirer hors de ces espines pour éviter les hargnes, plaintes et querelles de ses citoyens : car, comme il dit luy mesme,

« Difficile est pouvoir en grand affaire
« Entièrement à chascun satisfaire.

« Si prit la charge de conduire un navire pour donner quelque couleur à son voyage et à son absence. »

M. Waldeck-Rousseau fit un voyage en mer pour de moins timides raisons. Il allégua qu’il avait accompli son programme et que l’ordre public était rétabli. L’ordre, sans doute, était rétabli dans la rue. Mais toutes les causes de trouble subsistaient dans les esprits et il restait à appliquer la loi sur les associations, tâche nécessaire et laborieuse.

Elle échut à M. Émile Combes, sénateur, ancien ministre de l’Instruction publique, que M. Waldeck-Rousseau avait désigné au choix du Président de la République. La Chambre savait ce qu’elle avait à attendre de lui et M. Waldeck-Rousseau ne l’ignorait pas. Président de la commission chargée d’examiner cette loi des associations, M. Combes avait prononcé, à ce titre, un discours au Sénat, le 21 juin 1901, pour défendre l’article 14 qui consacrait « l’incapacité légale des membres des congrégations non autorisées en matière d’enseignement ». Et depuis lors, bien loin de cacher sa pensée, il avait saisi toutes les occasions de la faire connaître. Au printemps de 1902, M. Jules Huret ouvrit pour le Figaro une enquête sur les lois de la laïcisation. Il alla trouver tout d’abord M. Combes dans la paix du Luxembourg, et lui ayant fait plusieurs questions sur les avantages et les inconvénients du monopole d’État, il lui demanda :

— Au cas où, même du fait de l’abrogation de la loi Falloux, l’enseignement libre ne serait pas supprimé, pensez-vous qu’on prendra des mesures pour arrêter le développement de l’enseignement congréganiste, et quelles mesures ?

M. Combes répondit :

— La loi des associations y a pourvu. Si le gouvernement l’exécute dans l’esprit qui l’a conçue, l’enseignement congréganiste aura vécu.

Cette interview parut dans le Figaro du 18 mars. Et l’on ne voit pas que M. Waldeck-Rousseau ait reproché alors à M. Combes de transformer une loi de contrôle en loi d’exclusion.

Dès le mois de juin, en application de la loi de 1901, M. Combes fit fermer, par décret, cent vingt-sept établissements qui, depuis la promulgation de cette loi, avaient été créés sans demandes préalables d’autorisation. Au mois d’août, il fit fermer les établissements qui, n’ayant pas demandé l’autorisation dans le délai de trois mois, se trouvaient en contravention avec la loi. Il y eut de la surprise et de l’indignation parmi les Noirs. La surprise était sincère. Je dirai même qu’elle était légitime ; car on n’admettait pas alors qu’une loi contre les congrégations pût être appliquée. Ce n’était pas l’usage. Quant à l’indignation, elle fut violente chez les modérés de la Chambre. L’un d’eux, naturellement aimable, parla de crime contre la liberté et l’humanité. Mais cela doit s’entendre au sens parlementaire. Le monde des couvents prépara des manifestations publiques. Il y eut, au soleil de juillet, de saintes promenades dans les villes et les campagnes. À Paris, des foules aristocratiques firent cortège aux sœurs expulsées. On vit les femmes fortes dont parle l’Écriture s’acheminer par les Champs-Élysées vers le ministère de l’Intérieur, où elles espéraient apaiser leur soif du martyre, qui n’y fut point étanchée. En Bretagne, les comités catholiques organisèrent la résistance à la loi. Les hommes d’Église exhortaient à la haine les femmes et les enfants, poussaient au combat les paysans ivres de religion et d’eau-de-vie, organisaient des gardes de jour et de nuit autour des maisons d’école. Devant ces maisons, des prêtres, commandés par des officiers en retraite, construisaient des barricades, creusaient des fossés et lançaient sur le commissaire excommunié des jets du liquide infect dans lequel mourut l’impie Arius. On vit le desservant d’une commune, couché sur le pavé de l’école, obliger les gendarmes à l’emporter comme un paquet.

« C’est la tactique ordinaire des partis cléricaux, a dit Renan dans son Histoire du Peuple d’Israël. Ils poussent à bout l’autorité civile, puis présentent les actes d’autorité qu’ils ont provoqués comme d’atroces violences ».

Voici un fait qui montre l’état où les excitations du clergé avaient mis les catholiques bretons : Certain prêtre, ayant versé un baquet d’ordures sur un commissaire de police, un riche présent lui fut offert, en mémoire de ce grand acte, par souscription publique. Qu’on se rappelle ces refus d’obéissance, opposés par des officiers à des ordres légitimes, ces démissions jetées au ministre de la Guerre par des militaires dévots. Qu’on se rappelle ces arrêts factieux, rendus par des juges qui se refusaient à appliquer la loi aux congréganistes, et l’on jugera que les esprits n’étaient pas aussi apaisés que M. Waldeck-Rousseau l’avait cru.

M. Combes, insensible aux injures et aux menaces, poursuivit son œuvre. Aux Chambres appartenait d’accorder ou de refuser l’autorisation demandée par les congrégations non reconnues, conformément à la loi de 1901. Ces demandes étaient nombreuses, et s’il avait fallu que chacune fit l’objet d’une loi spéciale et fût soumise à l’une et à l’autre Chambre, dix ans n’auraient pas suffi ; la loi n’aurait jamais été appliquée ; et l’on ne pouvait supposer que telle fût l’intention du législateur, même dans une loi sur les congrégations. Après avis du Conseil d’État, le gouvernement présenta les demandes d’autorisation avec un dispositif qui permît aux Chambres de voter par oui et par non, et les demandes rejetées par l’une des Chambres ne furent pas présentées devant l’autre, puisqu’elles avaient dès lors cessé d’être légalement admissibles.

Le gouvernement divisa les congrégations en trois groupes : les enseignantes, les hospitalières et les contemplatives, et fit un projet spécial pour chacune de ces trois catégories.

Cette méthode, qui avait pour la droite le grand inconvénient de rendre la loi applicable, fut combattue par des arguments juridiques auxquels le ministre a répondu par un discours prononcé à la Chambre le 18 mars 1903. En voici les parties essentielles :

Par ce vote collectif, vous n’allez à l’encontre ni de la lettre, ni de l’esprit de la loi du 1er juillet 1901. Ne nous perdons pas dans les subtilités, allons droit au texte.

Deux textes commandent cette question. Un premier texte, celui de l’article 13, décide qu’une congrégation ne peut exister sans une loi qui l’autorise. Un second texte, celui de l’article 18, stipule que les congrégations auxquelles l’autorisation aura été refusée seront réputées dissoutes de plein droit. Mais aucun texte ne vous condamne à répondre par des refus individuels et successifs à des demandes d’autorisations similaires.

La question des congrégations enseignantes se présente devant vous comme une question de principe en ce qui concerne l’intérêt supérieur de la République, question de principe en ce qui touche la liberté d’enseignement. C’est donc comme question de principe que vous avez à la résoudre…

Sans doute le Gouvernement a dû entrer dans l’examen de chaque demande. Deux motifs l’y obligeaient. L’un… c’est qu’il existe un règlement d’administration publique portant application de la loi du 1er juillet 1901, qui prescrit au Gouvernement d’instruire non pas les demandes des congrégations, mais, au singulier, la demande de la congrégation et de la soumettre à l’une ou l’autre Chambre sous forme d’un projet de loi. La seconde raison, c’est que nous avions le devoir de nous éclairer et de vous éclairer sur la nature de chaque demande, sur son importance et sa véritable signification.

Ce faisant, messieurs, nous avons fait ce que les autres gouvernements avaient fait avant nous. Car la législation de 1901 n’a pas innové en la circonstance ; elle a reproduit et confirmé la législation antérieure.

Il y a seulement cette différence entre l’ancienne et la nouvelle législation, que l’ancienne législation n’imposait pas au Gouvernement l’obligation de soumettre aux Chambres les demandes d’autorisation dont il était saisi, et laissait les congrégations absolument désarmées contre son refus, tandis que la nouvelle législation nous fait un devoir de vous apporter ces demandes. Mais il n’y a rien, ni dans les anciens textes, ni dans les nouveaux, qui puisse vous forcer de procéder par délibérations successives à l’égard des demandes de même nature que le Gouvernement vous propose de repousser par des raisons identiques, qui sont des raisons de principe.

Messieurs, ces raisons de principe dominent toutes les considérations d’espèce et de personne. Si votre conviction les adopte, il serait aussi peu séant que superflu d’obliger le Gouvernement à remonter vingt-cinq fois à la tribune pour vous les redire vingt-cinq fois, dans les mêmes termes, en réponse à vingt-cinq demandes identiques.

Le Gouvernement a conscience d’avoir adopté, d’accord avec la commission, une procédure qui n’a rien de contraire à la législation. La majorité républicaine de cette Chambre ne voudra pas le désavouer, et, en le désavouant, lui rendre impossible la continuation de sa tâche.

Elle repoussera donc sans hésiter les demandes des congrégations enseignantes. Elle les repoussera aussi sans s’attarder à distinguer entre elles.

L’examen individuel que vous pourriez en faire, ne vous le dissimulez pas, absorberait, non seulement la totalité de cette législature, mais encore la totalité de la législature suivante.

Que vous ayez eu tort ou que vous ayez eu raison de réserver au pouvoir législatif le droit de statuer souverainement sur les demandes des congrégations, vous êtes en présence du fait accompli. Or, Messieurs, si vous voulez vous livrer à l’examen séparé de chaque demande, vous seriez obligés d’inscrire à votre ordre du jour 451 projets de lois.

Outre l’impossibilité d’entreprendre une pareille tâche sans renoncer à tout autre travail, l’examen successif des demandes vous présenterait des traits identiques, se reproduisant uniformément à travers la fantaisie des noms et la variété des costumes. Partout, derrière la diversité apparente des types statutaires, le même courant d’idées circule, la même volonté s’agite, les mêmes espérances contre-révolutionnaires fermentent. Moralement, toutes ces associations sont calquées sur le même modèle ; toutes ont la même raison d’être, les mêmes aspirations, la même fin.

C’est l’esprit des temps anciens, l’esprit de réaction, qui les a fait surgir des débris du vieux monde comme une négation vivante des principes fondamentaux de la société moderne.

C’est l’esprit de la société moderne, l’esprit de la Révolution, qui doit les rendre pour jamais à un passé définitivement condamné par les doctrines et les mœurs de la démocratie.

Il apparut soudain que M. Combes était en désaccord sur ce point avec son prédécesseur, et l’on ne pouvait nier que M. Waldeck-Rousseau n’eût beaucoup d’autorité pour interpréter une loi qu’il avait lui-même proposée et soutenue. Mais il revenait d’un long voyage et il s’y prenait un peu tard pour donner son avis. Cet avis en lui-même était de nature à satisfaire moins ceux qui avaient voté la loi que ceux qui l’avaient repoussée. M. Waldeck-Rousseau faisait connaître qu’il était dans les intentions du législateur que chaque demande fût examinée séparément et soumise aux deux Chambres. Et il ne cacha pas que, à son avis, les pouvoirs publics devaient accorder les autorisations très libéralement, que le refus, en bonne justice, devait constituer l’exception et non la règle, enfin, qu’il ne fallait pas « transformer une loi de contrôle en loi d’exclusion ».

La pensée de l’ancien président du Conseil prenait, à cette heure tardive, l’élégance d’une spéculation pure et se revêtait d’une grâce nonchalante. Mais, dans son désintéressement et son détachement même, elle combla d’un espoir inattendu tous ceux qui voulaient accorder aux congrégations la liberté avec le privilège. Et telle était l’autorité, tels étaient le savoir juridique et le talent oratoire de M. Waldeck-Rousseau que le Sénat, la Chambre, le public, s’émurent. On voyait avec surprise que tout le monde, amis et adversaires, s’était trompé sur les intentions de cet homme d’État, et que la loi, sur laquelle la France entière se querellait depuis six mois, n’était pas du tout ce qu’on croyait. Contrairement à toutes les apparences, M. Waldeck-Rousseau estimait (on le sait maintenant) qu’après avoir chassé les plus actives et les plus violentes associations, ces religieux qu’il nommait les moines ligueurs et les moines d’affaires, ces Assomptionnistes ignares et furieux que le Pape lui-même n’osait pas avouer, la République pouvait vivre heureusement avec le vaste reste des moines contemplatifs, hospitaliers, enseignants ; idée étrange dans un esprit si judicieux, car sa loi, appliquée dans cet esprit et dans cette forme, devenue, comme il le disait lui-même, une loi de contrôle, laissait espérer, à toutes les congrégations qu’elle ne dissolvait pas, une sorte d’autorisation et de reconnaissance qu’aucun gouvernement, pas même celui de la Restauration, n’eût osé leur accorder si largement. Et vraiment, il ne manquait plus à M. Waldeck-Rousseau qu’une entente avec le Saint-Siège, laquelle se serait bientôt faite, pour conclure un Concordat plus onéreux que celui de 1801, pour reconnaître les réguliers comme le premier Consul avait reconnu les séculiers, pour rendre à la France « l’homme juste » de Pie VII, pour devenir enfin le Bonaparte des moines. Entreprise de pacification, sans doute grande et généreuse, mais pleine de périls et qu’un Napoléon lui-même eût trouvée imprudente, bien qu’il eût contre la partie adverse des garanties qui manquent à la République, comme de fusiller les Pères conspirateurs et d’envoyer dans un régiment les novices tumultueux ! Extrémité surprenante des conceptions d’un rigoureux légiste ! Après nous avoir délivré des moines ligueurs et des moines d’affaires, M. Waldeck-Rousseau nous donnait des moines d’État ! On ne peut méconnaître les grands services qu’il nous a rendus, mais il fallut bien défendre sa loi contre lui-même.

  1. Tables, menses, revenus.
  2. Léon Chaîne. — Les Catholiques français et leurs difficultés actuelles. 1903.