L’Église et la République/Chapitre V

CHAPITRE V


Suite du Ministère Combes.

Le programme ministériel comportait l’abrogation de la loi Falloux dont, à vrai dire, il restait peu. Lors de la discussion, au Sénat, du projet Chaumié, qui donnait satisfaction sur ce point à tout le parti républicain, la question de la liberté de l’enseignement fut soulevée et mit aux prises les partisans et les adversaires du monopole. M. Combes s’est prononcé plusieurs fois, et toujours dans le même sens, au sujet de la liberté d’enseigner la jeunesse. Il ne range pas cette liberté « au nombre des droits essentiels qui sont inséparables de la personne du citoyen ». Il estime « qu’il appartient au pouvoir social d’en régler l’usage et d’indiquer suivant quel mode et dans quelles limites elle peut fonctionner ». Il la tient pour « une concession du pouvoir social » et se plaît à citer cette maxime de Victor Cousin : « Le droit d’enseignement est une délégation de l’autorité publique ». Il admet des conditions d’incapacité professionnelle, et reconnaît qu’en sortant de la société, en renonçant à vouloir, on se rend inapte à former la jeune volonté d’un être social. C’est le cas des moines. Mais le clergé séculier, outre qu’il est parfois difficile de le distinguer du clergé régulier, prononce aussi des vœux, embrasse un genre de vie, obéit à une direction spirituelle qui rendent suspects ses enseignements civiques et moraux. M. Combes était donc amené par ses doctrines à proposer, dans la mesure permise par l’état des finances, la laïcisation complète de l’instruction publique.

Ministre, il restait fidèle à sa pensée du 18 mars 1902, quand il avait dit à M. Jules Huret : « Si le gouvernement exécute la loi des associations dans l’esprit qui l’a conçue, l’enseignement congréganiste aura vécu ».

Avant de reconnaître que c’est là, sans doute, tenir en suspicion la morale chrétienne, il conviendrait de se demander s’il y a vraiment une morale chrétienne et, peut-être, découvrirait-on qu’il y en a plus d’une. Le christianisme, quoi qu’il semble, a beaucoup varié dans ses dogmes ; il a varié plus encore dans sa morale. Faut-il en être surpris ? Il est vieux de dix-neuf siècles. Il aurait moins duré s’il avait moins changé. Il a traversé des peuples nombreux, des races diverses, des civilisations ou barbares ou corrompues ; il a connu trois formes successives du travail : l’esclavage, le servage, le salariat, et il s’est plié à toutes les conditions sociales dans lesquelles il a vécu. Il a nécessairement professé beaucoup de morales. Mais ce n’est pas la question. Et il suffit en ce moment de considérer ce que des religieux ignorants, des filles simples, enseignent, sur le bien et le mal, aux petits enfants des écoles. Sans doute, la morale chrétienne, ainsi définie, peut passer pour innocente. Il faut considérer la simplicité de celui qui la donne et de ceux qui la reçoivent, et se garder du ridicule de découvrir dans la pensée naïve d’un bon frère les monstres d’une noire théologie. Pourtant, en y regardant de plus près, on sera surpris et attristé de reconnaître que cette pensée manque de tendresse humaine et de générosité, que l’idée du devoir s’y montre intéressée, égoïste et sèche, et qu’enfin le bien y consiste presque uniquement dans l’observation de pratiques insignifiantes et de formules absurdes. Ce n’est pas la faute du pauvre moine. Sa doctrine l’oblige à lier les âmes à son dieu incompréhensible, avant de les unir entre elles par la sympathie et la pitié.

La morale puérile des religieux a surtout le tort grave d’imprimer la peur dans l’âme des enfants et d’effrayer les jeunes esprits par des images de flammes et de tortures, par la menace de supplices atroces. Ils enseignent à leurs écoliers qu’on ne peut échapper à l’enfer éternel qu’en observant des règles de vie minutieuses et compliquées, dans lesquelles le désintéressement n’a point de place. J’ai sous les yeux un petit livre de piété, à images. On n’y voit que brasiers, fournaises, diables cornus, armés de broches et de fourches. Cela nous semble ridicule. Mais c’est odieux. Qu’il y ait quelque chose d’inhumain au principe de la morale congréganiste, c’est ce que je ferai mieux sentir par un exemple.

Je le prendrai dans une de ces congrégations autorisées, auxquelles la loi, pour des raisons budgétaires et nullement confessionnelles, laissera encore, durant un certain nombre d’années, l’enseignement primaire qu’elle a retiré aux congrégations non reconnues. Je le prendrai dans l’institut religieux le plus fréquent en écoles, le plus abondant en élèves que possède notre pays, si riche en œuvres monacales. Ce n’est rien qu’un mot. Mais.il vaut qu’on le rapporte avec toute l’exactitude possible. Voici :

Dans l’automne de 1895, me trouvant à Saint-Emilion, j’allais visiter la maison de Mme Bouquey. Cette dame, on le sait, cacha pendant un mois, dans une galerie souterraine, sept girondins proscrits. Son dévouement la perdit et ne les sauva pas. Elle fut guillotinée à Bordeaux. Salle, Guadet et Barbaroux périrent à la même place. Buzot et Pétion se donnèrent la mort dans un champ de seigle où leurs corps furent retrouvés à demi dévorés. Louvet seul échappa. Quand je vins, il y a neuf ans, à la vieille maison Bouquey, basse, sous son toit de tuiles, et qui regarde tristement les buis et les ifs d’un maigre jardin clos, les frères ignorantins y tenaient une école. Elle était déserte en ces jours de vacances. Le supérieur me reçut.

C’était un petit vieillard à l’œil vif, à la parole claire et brève. Il me conduisit obligeamment dans le logis dont les dispositions n’ont guère été changées depuis le départ de Mme Bouquey. Une des chambres a gardé sa cheminée du XVIIIe siècle, où l’on voit sur le bandeau de marbre blanc, dans un cadre de perles, le B des Bouquey. Le frère supérieur me dit qu’il avait beaucoup entendu parler de cette dame, et que même un avocat de Bordeaux lui avait donné un livre où il était question d’elle. Nous descendîmes dans une galerie de calcaire dont les parois blanches s’éclairaient d’un jour livide.

— C’est là, me dit le religieux, que les sept girondins mis hors la loi se tinrent cachés pendant un mois. Ils y entraient et en sortaient par le puits que vous avez vu dans le jardin et qu’on nomme encore le puits des Girondins.

Nous échangeâmes quelques paroles. Il observait dans ses propos une extrême prudence et s’abstenait de tout jugement. Mais à la façon dont il exposait les faits, il me parut qu’il en savait sur l’histoire de la Révolution dans le département un peu plus qu’on n’aurait attendu d’un esprit aussi peu curieux qu’était certainement le sien.

Evitant moi-même avec soin de toucher aux croyances, aux doctrines, je lui dis quelques mots de ces hommes éloquents et jeunes, tombés de leur brillante popularité, abandonnés de tous, mis hors la loi, enthousiastes encore de leur cause perdue, soucieux, en attendant la mort, de défendre leur mémoire, et je prononçai avec sympathie le nom de cette aimable femme qui les nourrissait dans un moment de disette, elle-même rationnée, suspecte dès qu’elle cherchait des vivres, et qui cachait des proscrits, sans craindre ce qu’un républicain d’alors appelait la contagion du supplice.

Après m’avoir écouté très attentivement, le frère supérieur demeura silencieux, les mains croisées et les yeux baissés.

Puis, secouant la tête et tournant ses clés entre ses doigts :

— J’ai beau y regarder, dit-il, je ne découvre là, ni d’un côté ni de l’autre, des œuvres méritoires, de bonnes actions. Je n’y vois que des vertus humaines.

J’admirais. En quelques mots, c’était toute une doctrine. Ce simple vieillard exprimait tranquillement, avec douceur, les sentiments de profonde et de sainte inhumanité dont il était nourri. C’était un religieux. Il professait que les œuvres sans la foi sont vaines. Je ne dis pas qu’il fût capable pour cela de dessécher et désoler le cœur des petits gars girondins qui passaient sous sa férule dans la vieille maison Bouquey. Il ne faut pas supposer tant de vertus à une doctrine. Mais enfin, comme disait l’abbé Morellet quand on lui parlait des chefs-d’œuvre de la pénitence : « Si ce n’est pas là du fanatisme, je demande, qu’on m’en donne la définition ».

Et c’est pourquoi nous sommes heureux d’entendre un ministre des Cultes déclarer que les enfants reçoivent à l’école laïque « les principes d’une morale d’autant plus solide qu’elle est indépendante de tout dogme et d’autant plus noble qu’elle est dérivée uniquement des idées éternelles et nécessaires de justice, de devoir et de droit ».