L’Éducation anglaise en France/Chapitre VI

Librairie Hachette (p. 91-107).

CHAPITRE vi

SOUS LES OMBRAGES DE JUILLY

Un petit coin d’Angleterre sur le sol français, une oasis scolaire, un lieu très calme et très frais, tel est Juilly. Il est peu de noms qui aient été plus mêlés aux événements de notre histoire que celui-là : les étymologistes le font dériver de Cæsar (Julius) lequel aurait campé en cet endroit ; je n’y ai pour ma part nulle objection et ferai seulement observer qu’il existe dans notre pays autant de campements de Jules César que de chambres à coucher de Henri iv… et ce n’est pas peu dire. Une tradition séduisante y place ensuite une école fondée par Blanche de Castille pour les fils des chevaliers morts à la septième croisade. Mais c’est avec l’Oratoire que commencent le passé certain et authentique, les annales véritables de Juilly.

Le père de Condren, qui venait de succéder au cardinal de Bérulle comme supérieur général, consentit, sur les instances d’un grand nombre de seigneurs, à créer là un établissement d’éducation en place du séminaire qu’il avait projeté. Louis XIII décora du titre d’Académie royale le collège naissant et lui donna ses fleurs de lys pour armoiries… Ce n’est pas là un souvenir à dédaigner, mais les vraies armoiries de Juilly, ce sont bien plutôt les longues et glorieuses tables où sont inscrits les noms des élèves d’autrefois ; on y relève avec respect ceux de Montesquieu, du duc de Monmouth, du maréchal de Berwick et du grand Villars ; puis encore ceux du conseiller d’Epremesnil, d’Adrien Duport, du duc Pasquier, de Bonald, de l’amiral Duperré, du roi Jérôme, de Bethmont, de monseigneur de Mérode, du général de Sonis et de l’illustre Berryer… et une foule d’autres noms qui ont appartenu à des hommes distingués, bons chrétiens et bons Français, mais surtout esprits justes, sensés, dont la modération et la valeur témoignent hautement en faveur des maîtres qui les ont formés. Dans notre patrie où tant de choses ne datent que d’hier, je crois que l’on chercherait en vain un autre collège ayant un pareil ensemble de souvenirs et de traditions.

Il y a pourtant une lacune dans ce brillant passé. À la suite des secousses de la Révolution, les derniers survivants de l’Oratoire furent assez heureux pour racheter Juilly : mais, dispersés et désunis, ils ne purent lui rendre son ancienne prospérité. En 1828, deux prêtres éminents, MM. de Scorbiac et de Salinis, en prirent la direction ; ils appartenaient l’un et l’autre à cette généreuse phalange à laquelle les contemporains ne ménagèrent pas les sarcasmes, ni la postérité, son admiration. Gerbet et Lamennais furent à cette époque les hôtes de Juilly, qui vit se fonder le fameux journal l’Avenir, l’organe des légitimes aspirations du parti catholique libéral. Toutefois cet état de choses ne dura pas ; il y eut des difficultés dans le recrutement des maîtres et, après des efforts infructueux, MM. de Scorbiac et de Salinis se décidèrent à remettre le collège entre les mains de M. Bautain et d’une société de professeurs ecclésiastiques et laïques groupés autour de lui.

J’ai en ma possession certain petit cahier bleu qui porte la date du 8 octobre 1844 et la signature de M. Isidore Goschler ; c’est le règlement élaboré sans doute à la veille d’une rentrée par la nouvelle Direction. Si je ne savais le respect que l’on doit à ses lecteurs, je donnerais connaissance aux miens de quelques articles dudit règlement. Il y en a qui engendrent irrésistiblement le fou rire ; mais, somme toute, l’ensemble est surtout affligeant en ce qu’il montre à quelles aberrations on s’était alors laissé entraîner touchant l’éducation de la jeunesse : cette ridicule folie de surveillance et de réglementation n’a point encore disparu de nos mœurs scolaires, mais je ne crois pas me tromper en nommant précisément Juilly comme un des lieux où la lutte sera le plus fermement soutenue contre cette néfaste influence… Les oratoriens y sont rentrés ; ils viennent d’y déposer les restes de celui qui eut la gloire de rétablir leur ordre ; c’est en quelque sorte une seconde prise de possession de cette terre sanctifiée par tant de hautes vertus. Il n’y a qu’à souhaiter que cette possession ne soit plus troublée.

À Dammartin, — station de la ligne de Paris à Crépy-en-Valois, — on quitte le chemin de fer pour monter dans une patache patriarcale (expression plus que métaphorique, car les patriarches n’eurent jamais de pataches) et par ce moyen on arrive en peu de temps au petit village de Juilly, sur lequel ouvre le portail du collège. Une cour, deux cours, trois cours !… Quant aux corridors et aux escaliers, je renonce à les compter ; autant vaudrait compter les arbres du parc. Accroché au flanc d’une colline, le parc se développe en une longue bande de verdure ; des allées droites s’étagent au-dessus les unes des autres. En bas dans le vallon, miroite un grand étang et sur ses bords se dresse le fameux marronnier de Malebranche, duquel il n’est que juste de dire qu’il jouit d’une verte vieillesse. Malebranche n’est pas le seul visiteur illustre dont Juilly ait conservé la mémoire : Henri iv aimait à s’y arrêter en allant à Monceaux et Bossuet y vint, en sa qualité d’évêque de Meaux, présider des distributions de prix.

Mon Dieu ! l’étonnant, ce n’est pas qu’il y ait un parc et dans ce parc un étang, et sur cet étang des bateaux. Non ! l’étonnant c’est qu’on joue dans ce parc, qu’on nage dans cet étang et qu’on monte dans ces bateaux ; cela, j’en conviens, est tout à fait extraordinaire. L’école de natation, comme l’appelle pompeusement le prospectus de M. Goschler, n’est pas d’ailleurs la seule particularité ; elle a pour pendant l’école d’équitation. À partir du mois de mai, il y a une vingtaine de chevaux dans les écuries du collège ; je laisse à penser les belles cavalcades que cela fait. Les jours de classe on n’a que le temps de tourner en rond dans l’espace sablé qui sert de manège ; mais le jeudi et le dimanche on sort en troupe. Les soutanes font je ne sais quel traité avec leurs propriétaires et ceux-ci ne dédaignent pas de galoper avec les élèves à travers le pays ; tous évidemment s’en trouvent fort bien. Les chevaux sont loués à raison de sept francs par promenade de trois heures, ce qui est incroyablement bon marché ; je ne sais plus l’établissement de Paris qui les fournit.

Rien d’original comme le parc de Juilly dans l’après-midi du jeudi quand il fait beau ; ce jour-là de même que le dimanche, les parents peuvent être avec leurs enfants depuis 11 heures jusqu’à 5 heures ; ils déjeunent avec eux dans le réfectoire des étrangers, une grande pièce ornée de superbes boiseries, et se répandent ensuite par groupes sous les arbres. Deux gamins promènent leur maman en bateau, ce dont celle-ci semble médiocrement flattée, n’appréciant pas le sport nautique. Trois autres ont entraîné leurs papas vers le gymnase et s’efforcent de les convaincre de visu qu’ils exécutent maintenant des culbutes bien plus classiques qu’il y a un mois. Au pied du marronnier de Malebranche, il y a une scène de famille motivée par quelque mauvaise note ; et un peu plus loin, un petit garçon enregistre attentivement la promesse d’un poney pour les vacances s’il a un prix à la fin de l’année. Et puis ce sont les meilleurs cavaliers qui s’exercent à une manière de carrousel pour la fête du Père Directeur, et encore des ouvriers improvisés qui installent un jet d’eau sous la conduite du professeur de physique ; nul doute que, si j’avais appris la physique de cette façon-là, je la saurais un peu mieux à présent. Les Pères s’ingénient à intéresser les élèves à des travaux de ce genre, à la construction d’une volière, au jardinage, etc… C’est dire que du règlement de M. Goschler il ne reste que le souvenir ; on énonce bien encore de retentissantes propositions sur le chapitre de la discipline et un professeur s’est même défendu d’admettre que les temps fussent changés : l’élasticité que j’admirais dans le régime intérieur du collège, il en niait l’efficacité et prétendait même qu’elle n’existait que dans mon imagination. Je ne crois pas avoir imaginé les faits suivants : dans les pupitres il y a quelques Jules Verne ou autres et des journaux illustrés auxquels on a permis aux élèves de s’abonner ; un élève qui couche au dortoir avec ses camarades est privilégié, sur la demande de ses parents, d’une sorte de cabinet de toilette où on lui porte de l’eau chaude pour son tub ; deux autres ont été logés à part avec leur précepteur. Toutes les semaines, ceux dont les notes sont satisfaisantes prennent part à des soirées musicales et littéraires que préside le Directeur et auxquelles assistent les professeurs et les étrangers. Tout cela constitue manifestement un embryon de liberté : ce n’est pas encore beaucoup, mais c’est quelque chose qui fait du Juilly moderne autre chose qu’une caserne et voilà, à mes yeux, son plus beau titre de gloire.

Ce qui est également conçu dans un esprit moderne et libéral, c’est l’enseignement ; une grande importance est reconnue à l’enseignement spécial, c’est-à-dire aux études qui ne comportent pas les langues anciennes et préparent aux carrières industrielles, commerciales, agricoles. Quant à l’Académie Malebranche, elle est de tous points digne de son vénérable patron : ses réunions sont assez fréquentes et l’on s’efforce d’en varier le mieux possible les programmes. J’ai eu l’honneur d’y faire une conférence politico-diplomatique et d’être ensuite reçu dans ce docte corps ; un de mes jeunes collègues ouvrit la séance par une étude sur le rôle des dieux dans Homère. Ce tribut payé à l’antiquité, j’entretins l’auditoire des problèmes qui sont actuellement posés devant l’Europe, depuis la question d’Irlande jusqu’à la question d’Orient. Je voudrais savoir dans quelle autre école on m’eût permis d’aborder un semblable sujet. Dernièrement enfin, j’ai reçu une carte ornée des armes de Juilly et portant que le Président de l’Académie Malebranche me conviait à une séance solennelle, sous la présidence d’honneur de M. Depeyre, ancien garde des sceaux, dans laquelle M. le vicomte de Meaux, ancien ministre, devait faire l’éloge de M. de Falloux. L’invitation, à laquelle j’eus le regret de ne pouvoir me rendre, traînait sur ma table. « Peste ! s’écria un de mes amis en la lisant, des collégiens qui se payent des ministres ! quel chic ! Il n’y a plus de collèges, ma parole ! » — Si ! il y en a encore et beaucoup trop, au mauvais sens du mot ; souhaitons-leur de ressembler à celui-ci dans un avenir prochain : ce sera un bon commencement de réforme et un acheminement vers de meilleurs principes d’éducation.

Il me reste à retourner la médaille pour en voir le revers, qui précisément est… désargenté. Par là je n’entends point dire que les finances de Juilly périclitent ; je ne puis le dire, car je n’en sais rien. L’organisation de la Société qui s’est fondée pour racheter le collège m’est inconnue et j’ai tout lieu de supposer qu’elle fait ses affaires ; mais il est clair qu’elle ne peut affronter une restauration générale des bâtiments ; elle les entretient, voilà tout. Des plumeaux vigilants font la chasse aux toiles d’araignées, et les balais visitent tous les coins : mais les délicatesses de propreté, les peintures toujours fraîches, les plafonds toujours blancs, l’ameublement intact et soigné… On me dira que ce sont là des recherches superflues : je ne trouve pas. Les enfants se modèlent inconsciemment sur les choses qui les entourent plus que sur les personnes qu’ils fréquentent : dans un milieu débraillé ils se débraillent ; et plus on permet à leur personnalité de prendre un libre essor, plus il est indispensable que les objets autour d’eux gardent une apparence correcte, irréprochable.

Et puis, ce n’est pas tout : le vieux collège n’a pas seulement besoin de refaire toilette ; il faudrait métamorphoser les dortoirs, créer des salons de lecture pour les élèves agrandissements et aménagements qui représentent une grosse dépense. Je connais, par delà la Manche, un collège catholique dont les splendeurs font l’éloge d’un grand seigneur anglais. Qui l’a doté ? C’est lord Schrewsbury. Qui l’a enrichi d’objets d’art et transformé en un vrai musée ? Encore lord Schrewsbury. C’est comme dans les contes de fées, où tout appartient au marquis de Carabas si loin que la vue s’étende. Je me suis dit parfois que, si j’étais millionnaire et désireux d’attacher mon nom à quelque grande œuvre humanitaire et sociale, j’aimerais être le lord Schrewsbury de Juilly : j’aimerais y fonder des chaires de professeurs et des bourses d’élèves, repiquer les grès des façades et mettre à l’intérieur de la gaieté et du confort ; ne se trouvera-t-il personne pour avoir la même pensée et, en plus, les moyens d’en faire une réalité ?

Après cette visite à Juilly, il serait peut-être intéressant de parler d’Arcueil, où les Dominicains ont une école que la Commune illustra par un assassinat ; de Vaugirard, où est le quartier général scolaire des Jésuites ; de la rue des Postes, leur École préparatoire à Saint-Cyr et à Polytechnique, dont les succès aux examens ont parfois troublé le sommeil de l’Université ; de Stanislas enfin, cette sorte d’intermédiaire entre les lycées et les écoles libres pour lequel les R. F. qui décorent la façade, le 14 juillet, signifient bien vraiment : Réjouissances Forcées ; il serait intéressant en un mot de faire la tournée de nos grands internats religieux. Si vous voulez vous asseoir encore quelques instants avec moi sous le marronnier de Malebranche, je vous dirai pourquoi je ne la fais point. J’ai parlé de Juilly parce que l’éminent supérieur qui dirige le collège fait partie de notre Comité ; parce que l’ordre auquel il appartient diffère beaucoup, comme esprit, des autres ordres religieux ; enfin et surtout parce que dans le sens des réformes que nous cherchons à provoquer Juilly a beaucoup fait et fera plus encore. Ailleurs, c’est le statu quo : c’est l’application d’un code immuable auquel on ne veut rien changer comme si, ayant atteint la perfection du premier coup, on était délivré de tout souci de perfectionnement ; c’est plus que la routine dont un effort violent a parfois raison ; c’est la volonté bien nette et formelle de ne pas se transformer. Dans les maisons où règne cet esprit étroit, rien n’égale l’intolérance avec laquelle on traite les rivaux, rien ! si ce n’est peut-être l’ignorance où l’on est de ce qu’ils ont fait. Prendre connaissance de leurs écrits, étudier leurs méthodes, s’enquérir des résultats qu’ils obtiennent et surtout visiter les établissements qu’ils dirigent : à quoi bon ? « Ils ne sauraient être dans le vrai ; nous en avons le monopole. » Tel est au fond le raisonnement qu’on se fait. Il faut une étrange aberration d’esprit pour raisonner de la sorte en ce qui concerne une science remuante et changeante comme la science de l’éducation ; car, si les grandes notions morales qui en sont la base sont immuables en elles-mêmes, la manière de les enseigner est essentiellement variable ; c’est précisément ce qui fait leur grandeur : il y a mille manières différentes de les enseigner et elles sont de tous les temps et de tous les pays. Et puis ces notions ne sont pas tout : si l’humanité réclame un honnête homme, la société le veut instruit, policé, fait à ses lois, aimant ses semblables : autant de façons d’envisager la question pédagogique. Il se peut donc que les progrès absolus que certains se flattent de réaliser soient un peu chimériques ; mais il reste les progrès relatifs correspondant à de nouveaux besoins, à de nouveaux courants d’idées, à de nouvelles conséquences de la civilisation… Pour tout cela il faut avoir les yeux constamment ouverts sur ce que fait le voisin : le statu quo n’est pas permis et on ne saurait se réclamer d’une pratique sous prétexte qu’elle est ancienne et vénérable, quand elle se trouve d’ailleurs en parfaite contradiction avec l’état présent des choses.

D’une façon générale on peut dire que, dans la plupart des internats religieux, le régime est celui qui conviendrait à des moines : ce ne sont pas des collèges, ce sont des monastères. La nuance militaire qui est manifeste par exemple à Arcueil, où l’on compte par promotions et où les récompenses se traduisent par des galons de sergent et de caporal sur la manche, la nuance militaire, dis-je, n’exclue pas ce caractère. Le moine a dit adieu au monde ; une pensée constante est devant lui et il n’accomplit les actes de la vie physique dont il ne peut s’affranchir qu’en leur enlevant le plus possible de leur caractère matériel. En prenant ses repas, il écoute la lecture de la vie des saints ; toute sa journée est coupée d’oraisons qui précèdent et terminent chacune de ses actions, et l’obéissance qu’il a jurée à son supérieur fait qu’il n’entretient nulle correspondance au dehors sans la permission de celui-ci. Est-ce qu’un tel régime est fait pour des enfants ? Les médecins ont, à diverses reprises, réclamé contre cette pratique détestable d’empêcher les enfants de parler pendant leurs repas. Mais c’est la règle aussi, et les prescriptions de la science n’ont point de force contre la règle. Quant aux oraisons, je pourrais citer tels pensionnats qui ne sont pas des séminaires où, en dehors de la messe, les élèves récitent des prières 17 fois par jour ; il est déraisonnable de penser que des enfants peuvent, à 17 reprises différentes dans la même journée, prier avec le sérieux désirable. En revanche ils sortent de là ne connaissant ni la Bible ni les Psaumes, ayant des idées plus que vagues sur les origines du christianisme ; il est vrai qu’ils suppléent à cette absence de connaissances religieuses par l’emploi d’une foule de petites pratiques à indulgences, plus mesquines les unes que les autres ; est-ce ainsi qu’on fait de vrais chrétiens ?

Il y a encore les lettres de leurs mères que les élèves reçoivent décachetées et lues et celles qu’ils écrivent à leurs mères sans avoir le droit de les cacheter, ce qui est encore plus fort ; c’est une pratique que je m’abstiens de qualifier. Au lieu que les maîtres cherchent à remplacer les parents, à continuer et à parfaire leur œuvre, il semble au contraire que leur tâche consiste à s’en méfier et à mettre l’enfant en garde contre sa propre famille. Le résultat moral de cette éducation monastique n’est pas brillant ; la moralité est peu élevée dans tous ces établissements où la surveillance, quelque étroite qu’elle puisse être, ne parvient pas à la relever ; mais beaucoup de parents ignorent cela, d’autres ne veulent pas le savoir et quelques-uns enfin se consolent légèrement avec ces mots : c’est partout comme cela ! Parole insensée qui, si elle était justifiée, devrait aboutir à une loi interdisant toute agglomération d’enfants et fermant toutes les écoles.

Il flotte dans l’air anémiant des longs corridors et des cloîtres je ne sais quelle tristesse d’exil ; la vie se montre à toutes ces jeunes imaginations comme un temps d’épreuve que l’on peut adoucir en ayant constamment les yeux fixés hors de ce monde ; on leur en dévoile tout le néant et on les amène au secret désir d’en sortir le plus vite possible : comme carrière on leur propose l’armée et l’on fait revivre à leurs regards le moine-guerrier du moyen âge, ou bien le sacerdoce et on leur donne à entendre que là seulement ils trouveront le bonheur ; de la science et de ses applications industrielles et commerciales qui font la gloire de notre siècle, pas un mot. La conséquence pratique de ce dédain qu’on leur inspire pour la vie, c’est de leur inspirer aussi le mépris du corps ; celui qui en prend soin devient pour eux « un jeune voluptueux » et quelques-uns se prennent à admirer le bienheureux Labre. Au lieu que le corps soit l’agent et le compagnon de l’âme, il n’est plus qu’un vil esclave destiné à être contrarié et délaissé ; il est à remarquer pourtant que, le sans-soin étant la tendance naturelle de tous les êtres humains, on en arrive vite à ne plus en souffrir soi-même, mais à en faire souffrir les autres Ce vieux Malebranche ! il est bien un peu coupable de toutes ces faussetés ; n’a-t-il pas lui aussi enseigné le mépris de cette guenille et n’est-il pas pour quelque chose dans le peu de cas qu’on en a fait si longtemps ?

Non ! le corps n’est pas méprisable et l’existence n’est pas vile. Combien j’aime cette parole de Le Play à un de ses amis, au sortir d’une grave maladie : « J’ai vu l’approche des joies éternelles : je n’ai pas vu comme certains mystiques le néant de la vie humaine. » Pourquoi l’aurait-il aperçu lui qui avait travaillé à fonder une science nouvelle qu’on pourrait définir : la science d’habiter ce monde, d’y produire le plus possible et d’y vivre le mieux possible ; lui qui a toujours, à l’exemple d’Épictète et de ses disciples, considéré dans l’âme le côté voisin du corps et n’a pas cherché à séparer l’un de l’autre.

L’atmosphère dans laquelle vivent les élèves est donc purement factice ; rien n’y pénètre du dehors et, quand ils sortent, on dirait qu’ils sont venus passer un après-midi sur une autre planète. Comment trouvez-vous que, dans une école préparatoire de Paris, des jeunes gens destinés à revêtir l’année suivante l’uniforme français soient restés plus de huit jours sans savoir à qui était échue la succession de M. Grévy ? Personne ne le leur disait ; il est vrai qu’ils ne le demandaient pas non plus, ce qui témoigne de leur insouciance ; et si cette insouciance est telle, c’est que tout contribue à la faire naître et à l’entretenir. Les distractions littéraires se composent d’exercices dramatiques et d’études dont l’antiquité est le théâtre ; point de libre discussion, rien d’actuel ; toujours le passé sous toutes ses formes. Eh bien, tout cela n’est pas compatible avec l’éducation anglaise, avec la liberté, les jeux et le sport ; cette éducation engendre l’audace, la vertu des forts ; elle développe et fortifie ; et ceux qui la reçoivent, rendus plus dociles vis-à-vis de ceux qui la donnent, acceptent mieux leur enseignement, mais aussi échappent à leur constante surveillance. Un enfant élevé à l’anglaise ne pourrait tolérer d’être tenu en laisse, protégé, conduit, guidé, averti à tous propos… Alors, comme la règle rigide et immuable ne peut se plier, qu’elle ne peut souffrir le moindre changement, on repousse tout en bloc !

C’est là un champ dans lequel l’éducation anglaise ne germera pas ; nous allons en voir un où elle pourra germer avec des soins et du temps.