L’Éducation anglaise en France/Chapitre V

Librairie Hachette (p. 73-90).

CHAPITRE v

LA QUESTION DES EXTERNATS

Parmi les véhicules nouveaux qu’a produits notre civilisation parisienne, les plus typiques sont assurément les longs omnibus remplis d’enfants de tous âges et de toutes dimensions que l’on voit circuler chaque jour à travers les rues. Le matin, ils s’arrêtent longuement aux portes, appelant d’un coup de sifflet les retardataires, lesquels paraissent enfin le gilet boutonné de travers et la lèvre supérieure ornée parfois d’une moustache de chocolat. Plus ils sont petits, plus est grande la serviette en chagrin gaufré qu’ils portent sous le bras. La tournée achevée, la voiture-croquemitaine gagne l’école au trot de ses honnêtes chevaux. Quand c’est l’hiver, de petites lanternes de poche éclairent de lueurs lilliputiennes les livres de leçons trop souvent posés à l’envers sur les genoux de leurs propriétaires, qui ont repris béatement le somme interrompu. Enfin, le 1er  janvier, les heureux parents reçoivent la visite de l’automédon ; il apporte une orange « pour le petit » et des vœux de bonne année à son papa. — L’externat de la rue de Madrid a des voitures brunes ; l’école Monge en a des bleues ; il y avait aussi les sœurs de la Mère de Dieu qui, de mon temps, faisaient la tournée des jeunes filles ; avec une logique impitoyable nous les appelions irrespectueusement les tantes de Dieu, mais nos cochers les traitaient toujours fort galamment quand on se rencontrait à un carrefour.

L’institution qui a donné naissance à cette industrie nouvelle n’est pas l’externat proprement dit : c’est le compromis entre l’externat et l’internat qu’on nomme la demi-pension. L’externe n’assiste qu’à des cours et fait ses devoirs chez lui : il peut vivre longtemps ainsi sans se lier le moins du monde avec ses camarades ; il n’est presque pas collégien. Le demi-pensionnaire au contraire est un collégien complet avec le dortoir en moins et la faculté de se laver en plus. Il y a des demi-pensionnaires dans beaucoup de maisons d’éducation à Paris ; mais presque partout ils se trouvent mélangés à des internes, pratique assez douteuse dont on finira certainement par reconnaître les dangers. Le nombre est très restreint des maisons qui ne reçoivent pas d’internes du tout, ou n’en reçoivent que très exceptionnellement et pour peu de temps.

Les demi-pensionnats peuvent se ramener à deux types principaux : celui où l’on donne et celui où on ne fait que procurer l’enseignement ; l’école Gerson appartient à cette dernière catégorie et l’école Saint-Ignace ou externat de la rue de Madrid appartient à la première.

L’école Saint-Ignace a été fondée en 1874 par les Jésuites ; elle a prospéré avec une grande rapidité et il a fallu que sa force vitale fût bien grande pour qu’elle pût triompher des difficultés que lui causèrent en l’atteignant en pleine croissance les décrets de 1880. Elle est installée dans d’immenses bâtiments élevés de chaque côté de la rue de Madrid et qui n’ont rien de remarquable au point de vue architectural ; mais, ce qui vaut mieux, tout y est grand et commode ; l’air et la lumière pénètrent à flots. L’établissement compte aujourd’hui 700 élèves ; au point de vue moral, point de nouveautés à signaler : les Jésuites ont apporté là le système qui est le leur dans toute la France ; mais au point de vue matériel il est certain que l’école Saint-Ignace est une école-type dont l’organisation a été soigneusement étudiée ; ne dépendant pour l’enseignement d’aucun lycée, elle ne renferme que des demi-pensionnaires et quelques externes ; on peut dire que c’est l’unique expérience de ce genre qui ait encore été tentée chez nous, au moins sur une si grande échelle.

L’école Gerson est située à Passy, au no 31 de la rue de la Pompe ; c’est un externat de lycéens comme ses sœurs, les écoles Bossuet et Fénelon ; mais c’est une sœur cadette qui ne paraît pas devoir se contenter de marcher exactement sur les traces de ses aînées. Sa jeunesse, sa position hors du centre de Paris lui donnent le droit d’avoir de l’ambition. Elle contient 110 élèves, dont la moitié à peu près suivent (à partir de la cinquième) les cours du lycée Janson-de-Sailly. Le nombre total des élèves atteindra 200. Le but que l’on s’est proposé est triple : on a voulu combiner la vie de famille, l’éducation chrétienne et l’enseignement universitaire. Les enfants reçoivent donc une triple formation, à laquelle concourent leurs parents, les maîtres de l’école Gerson et les professeurs du lycée. Il n’y a pas lieu de s’étonner si ce programme a soulevé quelque polémique. Dans le clergé, les avis sont très partagés ; il y a un petit noyau favorable ; beaucoup sont hostiles, beaucoup aussi sont indifférents, n’ont point d’opinion arrêtée. L’expérience, je le répète, n’est pas nouvelle : les élèves de l’école Massillon sont externes au lycée Charlemagne et ceux de Fénelon à Condorcet ; mais ici le plan est évidemment conçu dans un esprit plus moderne, plus jeune, plus hardi par conséquent.

Un élève l’exprimait à sa manière un jour, en causant avec un nouveau camarade. Le propos fut entendu et m’a été rapporté. « Vois-tu, lui disait-il, nos abbés, c’est pas des curés ! » Et comme l’autre ne saisissait pas du premier coup la différence : « Ils sont bien habillés pareils, reprit-il, mais ce n’est pas des curés tout de même. » — Incontestablement l’explication manquait de clarté : l’enfant aurait été embarrassé d’exprimer en termes précis cette nuance qu’il sentait parfaitement sans trouver de mots pour la rendre.

Une grande familiarité — presque de la camaraderie — fait le fonds des relations entre professeurs et élèves : aussi ces derniers n’ont-ils pas en vous parlant le sourire bête, le regard baissé, l’air gêné qui rendent nos lycéens français si agaçants et si humiliants pour notre amour-propre national. Avec cela, un très grand soin matériel, des lavabos qui ne sont pas là pour la forme seulement, une certaine élégance dans l’arrangement des choses on se sent tout de suite dans un milieu réformateur.

L’école Alsacienne doit être rangée parmi les externats faute de pouvoir l’être parmi les internats. Au lendemain de la dernière guerre, des esprits généreux et patriotes avaient conçu le plan d’un grand établissement où les Alsaciens brusquement séparés de la mère-patrie pussent faire élever leurs enfants. L’école ainsi fondée eût réalisé un mot fameux qui est presque une devise : « Y penser toujours, n’en parler jamais. » Dans ses murs on eût respiré une atmosphère toute alsacienne, faite de regrets et d’espérances ; et cette vengeance pacifique, cette revanche par l’éducation n’auraient point été sans grandeur. Il y avait bien loin de ce projet si vaste à la réalité du 3 octobre 1874 : ce jour-là, 18 élèves se présentèrent à la porte de la petite classe que quelques pères de famille — Alsaciens pour la plupart — venaient d’établir pour les enfants de huit à onze ans. Là fut dès l’abord appliqué le principe fondamental qui avait guidé aussi les créateurs de l’école Monge : substituer une forte et intelligente instruction primaire à l’étude du latin dans les classes élémentaires. Mais ce n’est pas tant par son enseignement que par sa discipline intérieure, par les relations entre maîtres et élèves, par le système des punitions et des récompenses que l’école Alsacienne a marqué sa place au premier rang parmi les tentatives audacieuses et, cela, elle n’aurait pu l’essayer si le plan primitif avait été exécuté ; les difficultés qui en ont empêché la réalisation ont été providentielles et pourtant elles n’ont pas nui au succès. À la fin de 1874, les élèves étaient 50 ; les années suivantes, leur nombre s’éleva successivement à 80, à 120, à 190, et le 9 juin 1881 on inaugurait les nouveaux bâtiments, tels qu’ils existent aujourd’hui.

Ils s’étendent sur un espace en longueur qui va de la rue d’Assas à la rue Notre-Dame-des-Champs ; au centre est l’école proprement dite renfermant les classes, le gymnase, la bibliothèque, des cours plantées d’arbres ; aux extrémités sont deux maisons précédées de jardins où logent avec les professeurs les élèves pensionnaires. Deux autres maisons du même genre, mais isolées, donnent l’une sur l’avenue Vavin, l’autre rue des Ursulines, tout près de là. Il n’y a plus de place pour s’étendre davantage, mais c’est inutile, car l’école atteint ce maximum de 300 que ses fondateurs se sont interdits de dépasser, afin de lui conserver ce caractère de grande famille qui fait à la fois son originalité et sa force. Les externes viennent, le matin, de 8 heures 1/2 à midi, et, l’après-midi, de 2 heures à 5 ; à proprement parler tous sont externes, puisque tous retrouvent, les uns sous le toit paternel et les autres au foyer d’adoption, les douces habitudes de la vie de famille ; et voilà bravement installée en plein Paris, cette cité scolaire anglaise tant décriée et si peu comprise de la majorité des Français. Il est vrai que, si le système prospère en Angleterre, il faisait aussi jadis le bonheur des écoliers d’Alsace ; ici il a été importé, non d’outre-mer, mais de par delà la frontière factice de Prusse : voilà pourquoi on l’a accepté avec faveur.

Conséquence première, c’est qu’il n’y a pas de maîtres d’étude mais aussi les professeurs ne se regardent pas comme des fonctionnaires ; ils se sentent associés dans une œuvre commune et libre ; ils discutent entre eux et avec les directeurs tous les détails de l’organisation ; c’est un échange journalier et amical de renseignements et d’idées. La même liberté d’allures règne dans leurs rapports avec les enfants. Aux plus jeunes on demande l’obéissance sans aucune explication. Aux grands, pour tout ce qui sort de la règle établie, on donne de préférence des conseils, tâchant de les amener à faire d’eux-mêmes ce qui convient. À mesure qu’ils avancent en âge et en raison, l’effort devient plus personnel. Dans les classes de troisième et de seconde surtout, la direction du professeur, sans cesser de s’exercer sur leur manière de travailler, s’efface discrètement pour les abandonner de plus en plus à leur propre initiative. « Nous ne supposons jamais la mauvaise foi, dit M. Braeunig, sous-directeur de l’école, dans un discours de fin d’année, nous croyons même qu’un enfant ment rarement s’il est traité avec justice et bonté ; qu’un jeune homme ment plus rarement encore lorsqu’il sait qu’on le croit sur parole. Mais ce sont là autant de raisons pour être très sévère et ferme quand, par malheur, un pauvre enfant se laisse aller au mensonge ; la sévérité dans ce cas est un absolu devoir ; elle produira une impression d’autant plus salutaire qu’elle sera plus sobre et plus contenue dans sa manifestation. » — Voilà un langage qui est d’autant plus digne d’attention qu’on y est moins habitué. Mais la suprême hardiesse, c’est d’avoir pris pour sanction générale la seule idée du mérite et du démérite, d’avoir, en un mot, supprimé récompenses et punitions. La réprimande du directeur, l’exclusion temporaire, enfin le renvoi pour les incorrigibles, voilà toute l’échelle pénitentiaire ; et l’expérience a prouvé combien elle est efficace, car on n’a eu que bien rarement recours à cette dernière éventualité. L’enfant rapporte donc chez lui non pas des punitions, mais des notes bonnes, mauvaises, médiocres, dont sa famille et lui mesurent très exactement la portée. « Une place dit trop ou trop peu ; la note invite l’enfant à se comparer non pas à son camarade, mais à lui-même, à se demander non s’il a fait mieux qu’un autre, mais s’il a fait mieux aujourd’hui qu’hier, cette semaine que la semaine dernière. Ce mode de comparaison est le meilleur des deux en ce qu’il prévient à la fois et l’orgueil et le découragement. — Un enfant peut être le dernier en telle ou telle branche, en toutes peut-être ; mais il dépend de lui, de la sorte, d’avoir néanmoins à sa manière et à son rang du mérite, autant de mérite que n’importe lequel de ses camarades ; en restant le dernier par le succès, il peut devenir le premier par l’effort, et on l’y aide. » (M. Buisson, discours de fin d’année.) Et quand vient l’époque de la distribution des prix, on se borne à donner aux élèves des mentions générales : de sorte que la cérémonie se passe non sans discours, mais sans prix d’aucun genre.

L’école Alsacienne offre deux et même trois types d’enseignement. Elle admet de très jeunes enfants dans sa section élémentaire, qui va jusqu’à la sixième inclusivement ; c’est là que se produit une première bifurcation : l’on se décide pour la section classique ou bien pour la section scientifique française. Dans cette section, qui correspond à peu près à l’enseignement spécial des lycées, les enfants reçoivent une forte culture scientifique appuyée sur une forte culture française et sur la bonne connaissance d’une langue vivante. Les uns y ajoutent du latin, les autres de la comptabilité et de la législation commerciale. Les uns quittent avec un simple certificat, mentionnant les études qu’ils ont faites ; d’autres sont munis du baccalauréat ès sciences ; d’autres enfin du baccalauréat de l’enseignement spécial. En effet, une seconde bifurcation permet aux élèves qui ont terminé leur troisième de quitter leurs sections respectives, pour entrer dans la classe de mathématiques élémentaires, par laquelle ils arrivent au baccalauréat ès sciences.

Les tarifs d’instruction varient d’abord de 200 à 700 francs ; ils restent fixes à partir de la sixième. La pension est, au-dessus de douze ans, de 2500 francs et, au-dessous, de 2 000 francs, ce qui, ajouté aux tarifs ci-dessus énoncés, forme un total de 2 700 ou 3 200 francs. Ce sont des prix d’Angleterre ; il est vrai que c’est de l’éducation d’Angleterre aussi. Avant de quitter l’école Alsacienne, je veux prendre dans ses archives encore une citation. M. Marty, sous-directeur de la section classique, a prononcé tout dernièrement un discours dans lequel se trouve le passage suivant, tout empreint de ce caractère familial qui est le charme de l’école et dont il est impossible de ne pas apprécier les bienfaits. « Ce que nous désirons avant tout, dit-il, c’est que vous demeuriez de vrais enfants, c’est que vous ressembliez le plus longtemps possible à ce que vous êtes aujourd’hui. Peut-être cela vous sera-t-il parfois malaisé ; peut-être aurez-vous à lutter contre ce bouillonnement intérieur, cet esprit d’indépendance et parfois d’indocilité qui caractérise cet âge dans lequel vous allez entrer, le plus fécond de la vie, mais le plus difficile et que certaines mères avec plus de coquetterie que de clairvoyance ont appelé l’âge ingrat ! Il faut pardonner à ces mères : elles ne peuvent se résoudre à voir à leurs grands fils des membres trop longs dans des vêtements trop courts, des attitudes un peu gauches et des manières un peu rudes. Mais pour nous qui veillons aux intelligences et les voyons déborder hors de leurs enveloppes trop grêles, qui voyons la sève monter et pressentons l’épanouissement harmonieux et complet des facultés viriles ; pour nous, croyez-le bien, ce n’est pas là l’âge ingrat, c’est l’âge des promesses. Nous en acceptons tout, les enthousiasmes que nous essayons de diriger, les scepticismes que nous combattons par de bienveillantes railleries, les défaillances que nous soutenons, les révoltes même que nous réprimons sans faiblesse, mais qui nous fournissent parfois l’occasion de toucher les cœurs et d’atteindre les consciences. » On ne peut exprimer avec plus de délicatesse des sentiments plus vrais.

J’en reviens — après cette digression — aux demi-pensionnaires et à leur avenir : la demi-pension, bien accueillie par l’opinion, a fait des progrès rapides ; on s’est rendu compte des avantages de ce procédé mixte susceptible de combiner heureusement la tâche des parents avec celle des instituteurs ; mais en la pratiquant on s’est aperçu aussi de certaines lacunes, de certains dangers même dont on a peut-être exagéré l’importance, qui n’en existent pas moins ; il s’agit de combler les lacunes, d’éviter les dangers, en un mot de perfectionner une forme d’éducation destinée à rendre de grands services. Cherchons donc des solutions aux problèmes suivants : d’abord, l’emploi des soirées. Le retour à la maison paternelle s’opère avant ou après le dîner ; il y a une foule de distractions mondaines auxquelles les enfants ne doivent point participer et, d’autre part, il est bien utile pour eux de prendre au moins un repas hors du collège, afin de pouvoir perdre chaque soir les petites habitudes malpropres qu’ils prennent chaque matin au réfectoire. À part les maisons où l’on reçoit par obligation officielle ou autre, les grands dîners et les grandes réceptions peuvent ne pas se renouveler très fréquemment, et la plupart du temps les enfants sont à leur place dans le salon de leurs parents ; il n’y a guère de meilleur moyen de les habituer à la fréquentation de la bonne société et d’éviter cette fâcheuse alternative d’en faire ou des ours incapables d’adresser la parole à une femme, ou des coureurs de bals menant une existence insipide et débilitante. Mais il y a une autre question : celle de tous les soirs, et je crois que la solution en était indiquée par le père de deux petits diables quand il disait récemment à un membre de notre comité : « Tâchez que, dans les demi-pensions, les maîtres s’occupent des récréations et ne s’en reposent pas sur nous du soin de les donner ; faites jouer nos enfants dans la journée et qu’ils nous reviennent le soir un peu fatigués, non point assez pour s’effondrer de sommeil dans leur soupe, mais assez pour apprécier l’agrément d’être assis dans un fauteuil à lire ou à regarder des images. Mes fils cassent tout ; mes paravents sont troués, mes vases de fleurs n’ont plus d’anses et les lampes renversées se comptent par douzaines ; ils me font autant de dégât qu’un régiment de chiens danois en pourrait accomplir dans un appartement rempli de bibelots. » Certains parents cherchent à se défendre ; ils accumulent les leçons de piano, d’allemand, etc. ; 9 fois sur 10, les enfants prennent ainsi le dégoût des arts de désagrément ( c’est le nom trop justifié qu’ils leur donnent) et, quant aux langues vivantes, ce n’est pas pour avoir sommeillé chaque soir sur leurs dictionnaires qu’ils les parlent plus couramment.

Si l’emploi des soirées est déjà un problème, que dire de l’emploi des jours de congé ? Aller goûter chez le pâtissier, errer, la tête lourde, dans les galeries d’un musée ou d’une exposition, assister à une matinée théâtrale ou à des courses de chevaux, tout cela n’est sain ni au physique ni au moral pour des enfants qui passent le reste de la semaine à travailler, courbés sur les livres. On a bien établi parfois des promenades facultatives, mais qui voulait y prendre part ? Rien n’est moins tentant que de s’en aller trois par trois d’un pas égal dans les rues : aussi les promenades sont-elles tombées faute de promeneurs, et il n’est pas désirable qu’elles reparaissent. Ce qu’il faut pour occuper les jours de congé, ce sont des jeux organisés et variés, groupant et captivant la majorité des élèves ; la minorité rebelle au sport deviendra inoffensive. Il n’est pas douteux que cela puisse réussir ; voyez l’hiver quand la glace immobilise les eaux des bois de Boulogne et de Vincennes ; il n’est plus question de musées, d’expositions et de flâneries ; le patinage règne en maître ; on trouve des bandes de collégiens jusque sur le grand canal de Versailles ; en sortant de l’école le jeudi matin, ils se donnent rendez-vous pour l’après-midi, s’organisent en un tour de main ; le miracle que le thermomètre opère ainsi occasionnellement, il ne faut qu’un peu de bonne volonté pour le rendre permanent. Seulement l’initiative ne viendra pas des principaux intéressés ; il faut les aider et les pousser. Ce qu’il y a de bien certain c’est que les associations sportives sont le complément indispensable de la demi-pension et de l’externat.

Il est à remarquer que tout cela est plus facile à organiser en province qu’à Paris et pour les demi-pensionnaires que pour les externes. Il viendra sans doute un temps où la plupart des lycées de province, hormis ceux des plus grandes villes et de quelques cités maritimes, seront des lycées d’externes entourés comme Condorcet de diverses institutions ; ce sera une véritable pépinière pour les concours de jeux. Ajoutez qu’à Paris il y a plus qu’ailleurs ce qu’on appelle « les dangers de la voie publique ». Je n’ai jamais très bien compris qu’on mit l’article au pluriel : oui, à certaines heures et dans certaines rues, il y a un danger ; quant à ce que l’on voit et à ce que l’on entend sur la voie publique, beaucoup d’éducateurs n’y prennent pas garde et je suis bien de leur avis. Habituez donc vos enfants à voir ce qu’ils n’ont pas encore l’idée de regarder et même au besoin à entendre ce qu’ils n’ont pas l’idée d’écouter : ce sera un grand service que vous leur rendrez. Le procédé ressemble quelque peu à la vaccine ; mais au fond qu’est-ce que l’éducation si ce n’est une suite de vaccines ?

Il n’en est pas moins vrai que dans les villes de province on peut laisser une plus grande liberté aux externes et aux demi-pensionnaires, et que cela facilitera les jeux qui sont, je le répète, le complément nécessaire de l’externat.

Le pire inconvénient de l’externat, surtout à Paris, c’est de traîner à sa suite une période d’internat forcé ; bien des gens ne veulent pas, ou même ne peuvent pas s’astreindre à ne s’absenter de Paris que deux mois par an ; ils se séparent donc de leurs enfants en juin et juillet, en octobre aussi et les laissent aux mains de marchands de soupe recommandés par les collèges : cette pratique est détestable. Ces intérieurs de fantaisie défient toute description : la patronne flirte avec les élèves, ou bien c’est la bonne ; le patron raconte à table des histoires extraordinaires ; il profite de ce qu’il a tant de bouches à nourrir pour inviter « ses amis » à dîner ; sa femme invite les siennes à danser, afin d’utiliser ses jeunes pensionnaires ; en échange de leurs complaisances on ne les surveille plus du tout, mais on dresse une longue liste des objets qu’ils n’ont pas cassés ; les parents crient, on se dispute et l’année suivante cela recommence avec d’autres élèves, car dans ces boîtes-là on ne retrouve jamais deux fois les mêmes.

Je n’ai pas la prétention que le sport puisse remédier directement à cet inconvénient-là ; je me borne à le signaler parce qu’il touche à la question des externats : il ne doit pas être très difficile aux parents de trouver une combinaison meilleure. Mais, à propos du sport, j’éprouve le besoin, lecteur, de vous faire une déclaration.

Au Lecteur.

Dans un livre précédent que je vous engage à lire si vous ne l’avez déjà lu, parce qu’il ne peut manquer de vous intéresser vivement (excusez-moi de dire tout haut ce que tous les auteurs pensent tout bas), j’ai chanté les bienfaits du sport ; je recommence dans celui-ci. Je vous ai déjà dit une quarantaine de fois qu’il fallait établir pour nos écoliers des associations sportives et que cela aurait autant d’influence sur le moral que sur le physique. Ne croyez pas que je ne me sois pas aperçu de ces redites ; il ne doit pas y avoir de malentendu entre nous ; cette vérité, je vous la répéterai encore et, non content de lui avoir consacré deux volumes, je fonderai un journal pour la répéter plus souvent ; je ne serai pas seul à remplir cette besogne ; beaucoup de voix plus autorisées que la mienne s’élèveront pour redire les mêmes paroles ; nous installerons des espèces d’orgues de Barbarie pour vous mieux les faire entendre. Quand, dans une salle de spectacle, tous les assistants réclament les lampions ! on lève le rideau pour les faire taire. Ainsi ferez-vous pour obtenir notre silence : vous nous donnerez votre argent et votre bonne volonté ; nous ne demandons pas autre chose pour mener à bien l’œuvre commencée.