L’Éducation anglaise en France/Chapitre IV

Librairie Hachette (p. 57-69).
Sport, liberté, hiérarchie

CHAPITRE iv

SPORT, LIBERTÉ, HIÉRARCHIE

Encore le cabinet du directeur, à l’école Monge ! C’est l’atelier où se préparent, se manipulent, se fabriquent toutes les nouveautés que nous mettons à la montre pour attirer les clients… Cette fois il s’agit d’un rallye à pied dans les bois de Ville d’Avray, auquel sont conviés les élèves de Monge, de Sainte-Barbe et de l’école Alsacienne. On arrête les détails de la course, du départ et du retour et les termes d’une circulaire explicative, car un rallye à pied est une chose encore peu connue. M. de Saint-Clair, le sympathique secrétaire du Racing-Club, y prête son concours dévoué et promet celui de ses amis pour aider à faire la piste.

Entre temps je lis un papier qu’on vient d’apporter et qui est bien curieux ; il y est inscrit ce qui suit : « Vous avez été prévenus ce matin par M. le directeur de la suppression des maîtres en étude ; il faut donc que vous vous engagiez, en signant cette feuille, à obéir sans discuter aux observations que nous aurons à vous faire. De notre côté, nous promettons aussi de nous montrer dignes de la confiance dont vous nous avez honorés. — Vos délégués… » Les délégués, au nombre de deux, avaient apposé leurs noms suivis d’une quinzaine de signatures. Ce traité en bonne forme était passé entre les élèves et ceux que leurs suffrages avaient désignés pour remplacer les maîtres d’étude. On le voit, il ne s’agissait de rien moins que d’engagements solennels de part et d’autre. C’est là un essai qu’on se gardera de généraliser trop vite ; et même M. Godart emploie un procédé ingénieux pour aider à la réussite de l’expérience. Quand il a accordé à une étude la faveur très grande de se conduire toute seule, il commence par la scinder, mettant à part les plus raisonnables et laissant les autres, ceux qui sont douteux, sous la surveillance du maître ; peu à peu, en raison de leurs bonnes notes et des efforts qu’ils font, on les admet à passer d’une salle dans l’autre ; on leur donne de l’avancement.

Je crois bien que les maîtres d’étude seraient assez flattés de voir échouer la tentative et de faire constater ainsi l’utilité de leurs fonctions ; mais c’est une satisfaction qui leur sera sans doute refusée. Mon Dieu ! je ne veux pas dire qu’ils n’y mettent pas du zèle et de la conscience, qu’ils ne s’efforcent pas sincèrement de bien s’acquitter de leur tâche ; ce n’est pas à leurs personnes qu’on en a, c’est à leur mission : elle n’a point de raison d’être ; elle est fausse, partant elle est pernicieuse. Leur position ne saurait s’améliorer ; jamais des surveillants n’auront d’autorité sur les enfants ; jamais ceux-ci ne reconnaîtront le droit de surveillance à d’autres qu’à leurs maîtres, à ceux qui les instruisent. Les congrégations religieuses ont, sous ce rapport, l’avantage que maîtres et surveillants sont placés sur le même rang ; néanmoins, ils sont bien loin d’être traités par les élèves avec une égale considération, et il faut l’obéissance passive qu’ils ont jurée à leurs supérieurs pour les décider à passer sans récrimination de l’une à l’autre de ces situations si différentes.

En classe, on bavarde, on est dissipé, mais le professeur est plus rarement mis en cause directement ; en étude, au contraire, on fait des niches au surveillant et, quand il parle, on lui répond insolemment. Dans ses rapports, neuf fois sur dix, le maître d’étude se plaint qu’on lui a manqué de respect. On le déteste en effet parce qu’il a un rôle d’espion et qu’il doit aller quêter des punitions en retour des faits qu’il dénonce. Lui donner le pouvoir de punir de sa propre autorité ? C’est fort imprudent : il dépasse aussitôt toute mesure. Il est à croire que ce métier est bien agaçant et prend beaucoup sur les nerfs, car nul n’y échappe. J’ai vu, chez les jésuites, des surveillants, qui pourtant avaient la ressource de dire leur bréviaire pendant les longues heures d’inaction, distribuer des pensums et des arrêts pour les motifs les plus futiles ; les laïques se contiennent moins encore ; ils ressemblent un peu tous au pion qui écrivait à sa fiancée qu’un congé déplacé au dernier moment l’avait empêché de rejoindre… : « J’ai pesté tout le temps en songeant que tu m’attendais et je te promets que mes élèves ont bien porté le poids de ma mauvaise humeur. » Ces mots sont caractéristiques, et comme ils expliquent et dépeignent bien le perpétuel antagonisme du maître d’étude et de l’élève que rien ne relie l’un à l’autre.

Par contre, jamais on ne me fera croire que des garçons ne peuvent pas au moins à partir de quatorze ans travailler tranquillement ensemble, s’ils sont d’ailleurs habitués à n’être pas tenus constamment sous cloche et si, le reste du jour, ils jouissent d’une part suffisante de jeu et de mouvement physique. Les expériences les plus concluantes ont du reste été faites même dans des lycées par des proviseurs indépendants, qui ont pu ramener le calme dans des études surchauffées où le conflit passait à l’état aigu ; et cela rien qu’en établissant une surveillance intermittente : des portes ouvertes sur une galerie où circulait un maître.

L’innovation consiste, cette fois, dans le fait de s’en remettre à des délégués choisis parmi les élèves eux-mêmes et chargés de maintenir le bon ordre. C’est l’institution anglaise des « captains » appropriée aux mœurs scolaires françaises. Toutefois, quel qu’en soit le résultat (je ne doute pas qu’il ne soit excellent), le vrai domaine des capitaines ou délégués, le nom importe peu, ce sont les jeux. Ceux de l’école Monge n’ont pas encore eu le temps d’appuyer leurs dignités sur beaucoup de hauts faits sportifs, et néanmoins leur autorité est très appréciable ; tous ces jeunes clubs fonctionnent paisiblement : on n’y joue pas à la République ; mais, ce qui vaut mieux, on y fait preuve de bon sens et d’esprit pratique. Ainsi les costumes ont certainement joué un rôle capital dans la fondation des clubs ; il était à craindre que le plaisir d’en changer ne se manifestât, ce qui aurait produit du désordre et des réclamations de la part des familles. Prévoyant cela, très sagement, on a décidé dans un groupe de frapper d’une amende ceux qui porteraient des vêtements fantaisistes et arboreraient d’autres couleurs que celles adoptées au début.

L’institution est, je le répète, en bonne voie de s’acclimater chez nous ; en attendant que leurs ordres soient indiscutés, les capitaines sont consultés suites sur chaque chose ; on prend leurs avis, on a recours à eux. Les joueurs de cricket s’en vont aux pelouses de Madrid et en reviennent seuls dans les deux omnibus mis à leur disposition ; sur la lisière du bois, on peut voir les cochers dormant à côté de leurs voitures vides et attendant le bon plaisir de ces messieurs. Or jusqu’ici le bon plaisir de ces messieurs a parfaitement coïncidé avec l’heure fixée. Ils auraient trop peur de se faire mettre en retenue pour la récréation suivante ; c’est là une crainte autrement salutaire que celle d’un pensum et de celle-là il est juste de dire qu’elle est le commencement de la sagesse.

Une question s’est posée dans ce petit monde scolaire. Les capitaines seront-ils tenus de cafarder ? Il semble admis que les capitaines devront signaler les méfaits, mais sans nommer les coupables ; je crois qu’il y a là une erreur. Il est vrai de dire que les coupables s’accuseront le plus souvent eux-mêmes ; témoin un fait récent. « Un canotier de quatorze ans, joli garçon, brun, vigoureux, grand rieur devant l’Éternel, avait malicieusement engagé son embarcation dans l’îlot de roseaux situé à l’extrémité du lac, du côté de Belvédère. Pour la dégager, il avait épaulé sa rame contre le bord ; la rame ayant glissé, il était tombé dans les 60 centimètres d’eau qui recouvrent le fond plat du lac. Le soleil, ami fidèle des marins d’eau de mer et d’eau douce, sécha son pantalon, et le directeur n’eût rien su de l’aventure si le coupable lui-même, avec une entière franchise, n’était venu s’accuser de son étourderie. » C’est parfait ! Mais la faute n’avait rien de bien sérieux et surtout rien d’humiliant. Il peut se passer des faits plus graves et alors quel doit être le rôle des capitaines ?

L’action de cafarder est haïssable, mais elle suppose une démarche clandestine ou une vengeance ; or le capitaine est un sous-chef qui fait le rapport à ses chefs ; il ne se cache point et remplit ouvertement ses engagements ; ses camarades l’ont choisi : il n’y a rien là dedans qui ne soit conforme à la justice et à l’honneur. Je crois donc que l’autorité des capitaines en s’affermissant devra se compléter et que l’éducation en s’émancipant se hiérarchisera franchement. Sport, liberté, hiérarchie, toutes ces choses se tiennent. Point de jeux pour des enfants tenus en laisse et point de liberté possible si une part d’autorité n’est pas dévolue aux plus grands. Mais cela ne souffre pas autant de difficultés qu’on se l’imagine ; ce qu’ils n’acceptent pas d’un surveillant, les élèves l’acceptent d’un des leurs, élevé par son mérite, mais sorti du rang. « Tu es bien plus embêtant que le pion », ai-je entendu dire à un élève ; ce qui ne l’empêcha pas d’obéir et de renommer son « délégué » quelque temps après.

Et le duel ? ce duel scolaire anglais dans lequel les capitaines jouent souvent le rôle de pacificateurs, mais quelquefois aussi celui de régulateurs du combat qu’ils autorisent en y assistant ? Un chroniqueur, qui fait paraître en ce moment dans un grand journal parisien des études sur les jeux scolaires d’outre-Manche, s’exclame contre le caractère dangereux et brutal du foot-ball, et on voit que le cricket n’a pas ses sympathies ; en revanche, il porte aux nues le noble art de la boxe et termine par ce vœu extraordinaire : « Il faudrait, dit-il, que le duel pugilistique devînt, en certains cas et entre grands élèves, obligatoire dans nos écoles comme le duel au sabre l’est dans nos régiments. » Voit-on, sur l’ordre du proviseur, deux rhétoriciens, le torse nu, conduits dans la grande cour et tout le lycée assistant solennellement à la lutte ! Ce serait purement grotesque. Non ! les enfants se querellent et se battent ; on ne peut pas l’empêcher et cela a son utilité ; quand il y a des capitaines, ils parviennent à régler à l’amiable bien des différents, et, s’ils ne le peuvent pas, ils dirigent le combat de leur mieux ; ce qu’il importe, c’est que les enfants ne soient pas lâches et ne se refusent pas à l’échange d’un coup de poing, et c’est aussi que leurs poings soient en bon état de défense ; mais jamais l’autorité ne doit donner son approbation formelle à cet état de choses, et, quant à l’idée d’obligation, elle n’est pas même digne qu’on s’y arrête un instant.

Nous voici loin du rallye dont tous les détails sont convenus depuis longtemps : bien des choses ont passé dans le cabinet de M. Godart auxquelles nous n’avons pas fait attention ; des paquets de photographies qu’on expédie à Eton comme souvenir de notre récente visite, le nouveau drapeau de l’École, rouge avec les initiales E. M. en lettres bleues et blanches ; à présent, ce sont les mamans qui défilent avec des recommandations, des inquiétudes, des observations, des explications et un petit luxe de détails superflus. La présence de votre serviteur à demi caché derrière un journal ne les inquiète guère ; elles ont d’ailleurs toute sa sympathie pour la façon dont elles ont répondu au plébiscite ; car ce fut un vrai plébiscite par lettres qu’organisa M. Godart au mois de mai dernier, quand il pria les parents d’indiquer eux-mêmes le genre d’exercice auquel ils donnaient la préférence pour leurs enfants. Beaucoup indiquèrent l’équitation, beaucoup aussi le canotage, et étant donnés les préjugés courants, c’est très bien, cela ! On voit tout de suite que les mamans de l’école Monge ne sont pas de celles qui « regardent un trapèze comme un instrument de torture, et permettent à un gamin de voir pousser ses moustaches avant d’avoir enfourché un cheval ». (Jules Simon, Revue de Famile.)

Elles viennent de temps à autre au pré Catelan faire un tour et regarder tous ces jolis mouvements si joyeux. Mais plutôt que d’arrêter son vélocipède ou d’interrompre une partie, on fait le sourd et l’aveugle quand on aperçoit sa mère ou sa sœur !… N’importe ! la vue de cette gaieté vaut bien pour elles le baiser volant qu’on leur eût donné.

Dans les bois de Ville-d’Avray, le jeudi 5 juillet, c’est le jour du fameux rallye ; le restaurant Cabassud est en fête et le soleil sépare brusquement de gros nuages noirs pour regarder la scène : les élèves de Monge et de l’école Alsacienne qui fraternisent (à Sainte-Barbe, on s’est excusé) ; les jerseys bleus, rouges, blancs, jaunes ; des tricycles qui courent sur la route ; toute une animation très jeune, les bons sourires des professeurs contents de voir que l’on s’amuse et aussi le piteux cortège d’une bande de lycéens versaillais que le sort amèrement ironique a poussés de ce côté ; ils ouvrent de grands yeux en apercevant tout cela ; l’ahurissement des pions est comique et peut-être ils se rendent compte de la relation entre ce joyeux rassemblement et les innovations dont on leur a parlé et qu’ils détestent de parti pris, sentant bien que c’est la fin de leur monde. Est-ce le contraste ? Toujours est-il que ce spectacle auquel tout le monde est habitué d’une promenade de lycéens paraît tout à coup monstrueux et quelqu’un s’écrie : « Faut-il que nous ayons été fous pour tolérer cela si longtemps ! » — Quant aux coureurs, ils relèvent imperceptiblement les épaules et se cambrent un peu je crois même avoir vu quelques mains se diriger vers une moustache absente.

Au milieu du brouhaha, les lièvres sont partis et à présent les cinquante coureurs qui composent la meute attendent le signal : les lièvres ont vingt minutes d’avance ; les chiens sont dirigés par deux membres du Racing-Club et du Stade français. Enfin quatre heures sonnent ; au pied de la statue blanche de Corot, puis le long de l’étang toute la meute déboule grand train pour s’éparpiller sous les arbres ; c’est d’abord un long ruban multicolore et puis des points isolés qui piquent la verdure et puis plus rien ; seulement on entend les trompettes des chefs d’équipage qui ont trouvé la bonne voie et rassemblent leur monde. Peu après, les lièvres débouchent sur la grande route et terminent par une course de 500 mètres ; M. Cavally, du Racing-Club, arrivé bon premier, se déclare gracieusement hors concours et cède à M. Naville (école Alsacienne) la grande médaille. — La piste est d’environ 5 kilomètres ; en tête de la meute qui apparaît bientôt, court un mongien, M. Céalis ; on lui remet une médaille d’argent qui porte l’inscription : Comité pour la propagation des exercices physiques dans l’éducation — Jules Simon, Président — et une médaille de bronze toute semblable est remise au second, M. Zisso (école Alsacienne) ; tout cela au milieu de beaucoup d’acclamations.

Allons, lièvres et chiens, mes amis ! il ne reste plus qu’à goûter ; on s’habille à la hâte pour se retrouver bientôt autour d’une immense table ; et quand le champagne coule dans les verres, quelqu’un se lève et porte le toast suivant, que je reproduis ici parce qu’il résume la pensée des organisateurs de ce premier rallye et de ceux qui suivront :

« Mes amis de l’école Monge et de l’école Alsacienne, vous venez de prendre part à une chasse très intéressante, laquelle consiste à retrouver, à travers plaines et bois, une piste formée en répandant sur le sol de petits morceaux de papier à la suite les uns des autres.

« J’en rêve une autre, plus vaste, dans laquelle vous serez vous-mêmes les morceaux de papier égrenés sur toutes les routes de France par la main de vos maîtres : derrière viendront, innombrables, vos camarades des autres écoles, que vous guiderez de la sorte dans le chemin d’une éducation transformée et régénérée ; beaucoup peut-être s’égareront sur de fausses pistes ; d’autres traîneront un peu la jambe, mais tous, j’en ai la confiance, se trouveront finalement comme aujourd’hui réunis au lieu du rendez-vous général et là, ensemble, ils pourront célébrer le triomphe à la réalisation duquel je vous convie à boire avec moi. »