L’Éducation anglaise en France/Chapitre VII

Librairie Hachette (p. 108-120).

CHAPITRE vii

NOS LYCÉENS

Je n’ai pas compté combien de lycéens j’avais épiés dans le courant de l’hiver dernier ; mais la liste en doit être fort longue. Et vraiment cette enquête singulière qui manquait de charme au début a fini par devenir très attachante ; on se perfectionne d’ailleurs dans l’art de l’observation ; les détails qui passaient inaperçus tout d’abord arrêtent bientôt et fixent la pensée : au lieu d’égarer son attention sur un ensemble on la spécialise sur les individus ; on apprend à grouper, à pénétrer, à déduire ; c’est ainsi que procèdent les romanciers modernes dans leur soif de réalités bien peintes ; ils ne veulent mettre dans leurs livres que des choses très vécues et en conséquence doivent, avant de les écrire, les documenter fortement.

« Croisez sur le trottoir à l’heure de la sortie des externes, m’avait dit un homme de bon conseil, et là ouvrez vos yeux et vos oreilles. » Je ne m’en suis pas fait faute, non plus que de suivre les promenades, notant les gestes, les regards, les sourires, tâchant même de recueillir des mots isolés ou des lambeaux de conversation et y réussissant parfois. — Après cela venait la visite officielle, la production d’une lettre aimablement écrite de la main de M. Gréard et devant laquelle les caves se fussent ouvertes et les greniers aussi, si j’en avais exprimé le désir. Un petit étonnement très court et poliment dissimulé passait sur le visage du proviseur, habitué à voir venir des inspecteurs à lunettes et à grandes redingotes, et tout de suite je me trouvais au courant de ce que je voulais savoir, avec des prospectus dans les mains et un trousseau de clefs prêt à me précéder dans l’établissement… Tous les mêmes, ces établissements : les réfectoires avec leurs rangées de tables et l’odeur fade et humide qui leur est propre ; les dortoirs, avec leurs rangées de lits à numéros et l’estrade qui semble faite pour qu’un professeur y enseigne l’art de dormir. Souvent par les fenêtres on voyait les élèves en récréation se promenant de long en large avec la gravité de penseurs qui ont atteint tous les sommets de l’esprit humain. Bien entendu, on n’oubliait pas le gymnase, toujours vide non d’engins, mais de jeunes gens pour en faire usage. M. le Proviseur et M. l’Économe n’avaient qu’à se féliciter de l’état de choses les élèves ne leur donnaient que des satisfactions, etc. Et c’est vrai qu’ils font pour le mieux, ces hommes dévoués et probes, peu rétribués, mais justement honorés : ce n’est pas l’ouvrier, c’est l’outil qui ne vaut rien Donc ils se déclaraient contents. Monsieur l’Aumônier, lui, aurait bien eu envie de gémir un peu, mais il n’osait, ne voulant pas se compromettre inutilement Sûrement, quelque intérêt qu’il y eût à ces visites domiciliaires, c’est dans la rue qu’était la véritable étude, instructive et passionnante.

Le toit et les murailles d’une maison n’en dissimulent pas mieux l’intérieur aux regards des passants que la tunique du lycéen ne cache ce qu’elle recouvre. À première vue on ne peut saisir ni sur la physionomie ni dans la tournure le moindre indice d’une personnalité qui, du reste, est trop souvent absente. Ce vêtement a le don de jaunir l’épiderme, de rendre le regard terne, le sourire hébété et de donner à la démarche une gaucherie parfaite. Aucun tailleur ne pourrait, en le remplaçant, atteindre un résultat négatif aussi complet. La tunique restera le chef-d’œuvre du grotesque : comme c’est aussi l’invention la plus illogique et la plus incommode qui fut jamais, il n’y a pas lieu de s’étonner qu’elle ait subsisté si longtemps ; ces diverses qualités ont assuré son maintien. Seulement la prudence consisterait peut-être, pour ne pas faire de jaloux, à imposer ce costume à tous les Français de douze à dix-huit ans. Il ne serait pas permis alors aux écoles libres d’imaginer des vestons en draps de fantaisie souples et élégants, qui ont tous les avantages de l’uniforme sans les inconvénients ; ces innovations choquent l’égalité et donnent à penser aux étrangers que les pupilles de l’État sont moins robustes, moins dégourdis et moins gracieux que les autres Et chacun sait que c’est tout le contraire.

Malgré cette ressemblance universelle que la tunique et le képi donnent aux lycéens on ne tarde pas à les ranger en catégories, à mesure qu’ils passent, et à constater qu’ils présentent trois types parfaitement caractérisés. Ce grand, mince, un peu voûté, qui marche comme accablé sous le poids d’un destin féroce, c’est un affalé : il donne l’impression d’une morne résignation, du renoncement à la lutte ; dans ces cerveaux-là doivent passer des envies de liberté, des velléités de fuite qu’ils sont trop faibles et trop indécis pour réaliser. Cet autre appartient à la catégorie des inquiets : son regard est agité, remuant, ne se pose jamais ; on dirait qu’il se sent perpétuellement en faute et cherche à éviter l’œil du maître. Et celui-là enfin, glorieux, fendant, exubérant, un peu débraillé, parlant haut, très commun d’aspect, loustique et mal élevé, ne le reconnaissez-vous pas pour l’avoir vu avaler avec une grimace la fumée d’un très gros cigare et l’avoir entendu, en chemin de fer, parler des « matières premières » comme d’une amie à lui ? Ils ont reçu, les uns et les autres, une empreinte indélébile : sans doute il y aura parmi eux de braves et honnêtes gens, des actifs, des dévoués, des intelligents ; mais du potache il restera toujours quelque chose. Le vantard préparera des révolutions ; l’inquiet les fera et l’affalé les subira.

De quoi ils causent dans leurs promenades ? Un peu de leurs examens et de leurs études, beaucoup de ce qu’ils rencontrent sur leur chemin. Vienne à passer une femme du genre horizontal, toute la bande se retourne avec des sourires et des observations non équivoques : et chacun se met alors à raconter ce qu’il n’a point fait, une vieille histoire déjà racontée maintes fois, à laquelle il ajoute sans cesse un trait nouveau. Bref, l’idée malsaine reparaît toujours ; c’est la vraie récréation ; elle alterne avec les mathématiques, avec le latin, avec tout travail. Mais l’idée n’est pas sans avoir des conséquences effectives que la surveillance ne peut arrêter ; il est certain que des faits très graves se renouvellent fréquemment. L’ennui les cause et l’anémie les reproduit. — Je me persuadais volontiers que, par esprit de parti, les lycées étaient dénigrés systématiquement et je ne les croyais pas très inférieurs aux écoles libres au point de vue des mœurs : ils le sont. La différence au reste n’a pas de quoi rendre très fier ; à part de rares exceptions, l’ennui et l’anémie se retrouvent partout et partout aussi leurs funestes conséquences, mais à cela s’ajoute dans les lycées l’absence d’enseignement moral. Les professeurs ecclésiastiques mêlent souvent trop de religion à leur enseignement ; la plupart des professeurs laïques n’y mêlent pas assez de morale : très justement préoccupés de la partie scientifique de leur mission, à laquelle ils donnent tous leurs soins, ils se désintéressent de la conduite de leurs élèves ; cela ne les regarde pas, ce n’est pas leur partie Et le poids de cette tâche si délicate et si importante retombe entièrement sur le maître d’études ; autant dire qu’elle n’est pas remplie du tout ; le maître d’études dans les lycées n’est préoccupé que d’une chose, à savoir que l’élève ne lui manque pas de respect, respect auquel il tient d’autant plus qu’il en est moins digne.

Ainsi, voilà une étrange situation : le couvent ou la caserne ; ici on donne à mon fils une éducation étroite, là on ne lui en donne pas du tout ; ici on ne lui permet pas de remuer les paupières sans un avis de ses maîtres et là, ses devoirs faits et ses leçons apprises, on ne s’occupe plus de lui ! — On a parlé de codifier la morale… En dehors de la religion, il n’existe pas de morale à enseigner aux enfants ; il y en a bien une pour les hommes faits, qui n’est en somme qu’une religion dont on a enlevé l’étiquette, mais sans cette étiquette les enfants ne la comprennent guère et ne l’apprennent pas. Je ne sais pas où l’on en sera dans cent ans : mais aujourd’hui il est manifeste qu’il n’y a pas d’éducation sans religion, c’est-à-dire sans l’idée de Dieu et sans la notion de la vie future ; je trouve déplorables et passablement ridicules les circonlocutions de certains professeurs qui mettent leur style à la torture pour éviter de prononcer le nom de Dieu ou de donner à penser qu’une seconde vie suivra celle-ci. D’un enfant élevé dans le pur athéisme vous pouvez faire un esprit accompli ; mais si vous en faites un honnête homme, ce ne sera pas votre faute. Or que l’on soit catholique ou luthérien, ou calviniste, ou orthodoxe, la religion n’est pas une leçon à apprendre, c’est une atmosphère à respirer. Voilà pourquoi les établissements de l’État, qui forcément reçoivent des enfants appartenant à différents cultes, doivent être des externats et non des internats ; autour se créeraient d’autres établissements laïques, catholiques, protestants, libres-penseurs même ; pourquoi pas ? il faut la liberté pour tous. Seulement on verrait bien vite la différence entre ceux-là et les autres.

Donc, à peu près du haut en bas de l’éducation française règnent l’ennui et l’anémie, ces deux pourvoyeurs de l’immoralité ; ajoutez-y dans les lycées l’absence d’enseignement moral et le mauvais emploi des congés, et vous aurez la recette pour faire un lycéen. Cette malheureuse question des jours de congé, j’y reviens encore, car elle est capitale ; d’autant que dans les maisons religieuses les internes sortent une ou deux fois par mois, tandis que beaucoup de lycéens sont libres tous les dimanches. Parmi eux il y en a tant qui ont des destinées étranges, un foyer organisé de travers et des lambeaux de famille, — ou bien même un père, un oncle, un tuteur surchargés de besogne et ne pouvant s’occuper d’eux. Les voilà lâchés sur le pavé de Paris où leur meilleure sauvegarde c’est d’être laids et sales ; mais chacun sait que c’est là une bien mince sauvegarde. Quant à la timidité, il suffit qu’elle ait été vaincue une fois et il se trouve toujours un camarade de bonne volonté pour aider à cette première défaite. J’ai vu les marins de Pierre Loti en bordée dans les rues de Brest ; ils sont si drôles, ils chantent si fort et malgré tout il leur reste une bonne figure si ouverte, qu’on se prend à rire en songeant avec indulgence à la rude vie qu’ils ont menée et qu’on excuse facilement ce tapage du désarmement. J’ai rencontré aussi dans les rues de Londres des gentlemen correctement vêtus titubant d’un réverbère à l’autre, et plus souvent encore des femmes ivres-mortes emportées par des policemen : c’est un spectacle révoltant et écœurant. Mais il y a pire encore, il y a cette chose atroce, navrante, le potache en bordée. On en voit dans les brasseries du quartier Latin et dans les petits entresols du quartier de l’Europe, sans compter ceux qui se laissent raccrocher sur le trottoir avec un long battement de cœur et le désir violent de « savoir ce que c’est ». — Rue de Moscou et rue de Turin, les dimanches d’hiver, autour d’une table et de quelques bouteilles de bière, des réunions s’improvisent comprenant 2 ou 3 femmes, 1 potache, 2 polytechniciens… Quel excellent réactif pour ces jeunes gens courbés toute la semaine sur leurs chiffres : ils le sentent bien, mais que faire ?… Ils ont toupillonné quelque temps, indécis, se consultant ; une pluie fine s’est mise à tomber et les a chassés peu à peu presque inconsciemment vers leurs amies du dimanche précédent. Quant au potache, on lui a fait fête parce qu’il est très jeune et que ça amuse une fois en passant, cette naïveté… Il ressort tard, un peu étourdi, avec la sensation d’être « passé homme». — Pauvre bête ! tu t’en repentiras.

Et ce serait si facile à éviter, ces chutes prématurées ! Encore une fois, je ne crois pas aux dangers des rues ; envoyez des enfants tout seuls à travers Paris, vers quelque chose qu’ils désirent, qui les amuse et les captive… rien ne les détournera de leur chemin ; mais s’ils ont leur journée inoccupée, de mauvais camarades et un peu de précocité malsaine, ils sont perdus.

« Nous ne sommes pas d’une génération robuste, confesse un chroniqueur (Journal des Débats, 8 juin), et pourtant nous avons fait beaucoup de gymnastique dans notre enfance : deux fois la semaine un ancien pompier venait au collège ; on descendait aussitôt après le dîner de midi dans la cour des grands ; le terrible homme nous attendait entre deux gardes-chiourme qu’il appelait ses sous-maîtres : il nous faisait aligner, en nous interpellant avec la brutalité d’un soldat qui n’a pas appris le latin et qui s’en console en s’en glorifiant. Il était le plus dur de nos maîtres dans sa peur qu’on le prît pour un inférieur. Et en effet les élèves, à partir de la troisième, le dédaignaient un peu ; ils affectaient de le traiter comme les stoïciens antiques traitaient la Fatalité, en la subissant, mais sans se commettre à raisonner avec lui. Par malheur il avait des moyens tout matériels de nous faire sentir son autorité ; il n’avait cure de nos dédains ; il passait outre et nous nous lassions avant lui comme s’il avait été la Fatalité justement. S’accroupir, se lever, tendre un bras, piaffer sur place, tout cela au commandement, puis manœuvrer des haltères, des poids, enfin grimper dans les agrès, non comme des écureuils, mais comme des pantins mécaniques, c’était toujours le même programme et la partie aérienne en était terrible. » Après cela, faut-il s’étonner que l’auteur de ces lignes manifeste « une grande froideur à l’égard des tours de force et autres divertissements patriotiques ». C’est là un des traits curieux et caractéristiques de la génération qui nous précède : montrer à l’enfant le côté brutal et effrayant de toutes les choses viriles. Il semble que pendant longtemps l’on ait pris à tâche de le détourner des exercices physiques, de leur enlever à ses yeux tout leur attrait. Les enfants, grands et petits, ont besoin d’être encouragés pour s’y livrer : quelques-uns sont doués d’assez de hardiesse pour commencer d’eux-mêmes, mais ce sont des exceptions ; les autres considèrent avec une envie mêlée de crainte un cheval, un masque d’escrime ou un vélocipède ; leur désir reste caché si on ne les aide pas à le manifester… et le temps passe. De plus il faut user de précautions : car une moquerie maladroite, un mot rude, un insuccès dont ils n’aperçoivent pas la cause les découragent et les mettent en déroute ; et, s’il n’y a pas en eux un peu de spontanéité, un goût bien marqué, si, en un mot, on les force, tout est calculé pour qu’ils gardent un mauvais souvenir, une rancune, une antipathie contre le sport qu’on aura voulu leur faire aimer.

Car il faut qu’ils en aiment un plus que les autres : les romanciers qui veulent rendre leur héros séduisant le font toujours mince, bien tourné, habile à tous les exercices du corps. C’est très joli dans les livres ; dans la pratique cela ne vaut rien. C’est vrai qu’il y a de ces hommes adroits qui semblent commander à leur corps et réussir toujours du premier coup les mouvements qu’il leur plait d’exécuter ; mais cette facilité même empêche que les exercices physiques ne produisent sur eux leurs effets bienfaisants ; parce qu’ils les pratiquent tous, ils n’en travaillent aucun ; or d’une manière générale et sous forme d’axiome : « tout sport facile n’a pas d’action ». N’allez pas me dire que plus on pratique un sport, plus il devient facile ; c’est le contraire de la vérité, car le perfectionnement musculaire a des limites bien lointaines et l’on y tend sans les atteindre.

Comment les prendrons-nous, nos lycéens ? Aiment-ils le sport ? Sont-ils seulement disposés à l’aimer ? Ils ont bien tous quelques prétentions : en passant près d’un cheval que l’on essaye, ils le détaillent d’un coup d’œil qui veut paraître exercé ; ils parlent au besoin de Mérignac et de Vigeant avec la désinvolture de fins connaisseurs et, sans avoir jamais touché à un bicycle, ils vous expliqueront que ce n’est pas une affaire de rester quasi immobile au moyen d’un petit balancement de la pédale Mais de là à obtenir que d’eux-mêmes et pour leur propre plaisir ils montent ce cheval, tombent en garde le fleuret à la main ou apprennent à diriger ce bicycle, il y a un grand pas à franchir ou mieux un grand mur à démolir. Nous le démolirons, n’est-ce pas, mes collègues du Comité ? oh oui ! nous le démolirons et pour un bon motif, c’est que nous taperons dessus jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.

Nous venons de faire en trois chapitres une courte promenade à travers les externats, les internats religieux et les lycées ; je me suis attaché à prouver que les exercices physiques étaient indispensables aux externats, que leur succès et leur développement étaient à ce prix, qu’un athlétisme volontaire et puissant organisé par les élèves, en groupant la plus grande partie et exerçant son influence sur tout l’ensemble du collège, ferait disparaître les inconvénients du système. La plupart des internats religieux résisteront à une réforme qui contredit des idées enracinées et une règle immuable prise pour point de départ et pour centre ; telle est du moins ma conviction. Enfin à l’inverse l’opposition viendra, dans les lycées, des élèves bien plus que des maîtres ; mais une lutte opiniâtre et persévérante ne peut manquer d’avoir raison de leur mauvaise volonté… Ainsi soit-il.