L’Écumeur de mer/Préface de la première édition

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 5-8).


PRÉFACE


DE LA PREMIÈRE ÉDITION.




La chrétienté se débarrasse peu à peu de l’ignorance, de la férocité et des crimes du moyen âge ; ce n’est plus un sujet de vanterie pour la main qui porte l’épée de n’avoir jamais tenu la plume, et les hommes ont depuis longtemps cessé d’être honteux du savoir. Les moyens multipliés de se communiquer les principes et les faits, et une propagation plus générale de l’intelligence, ont contribué à faire adopter une morale plus saine et des pratiques plus justes dans tout le monde civilisé. Ainsi, celui qui se persuade (parce que l’espoir s’évanouit avec sa jeunesse) que le genre humain va rétrogradant, est probablement aussi loin de la vérité que le visionnaire qui voit l’aurore d’un âge d’or dans le commencement du dix-neuvième siècle. Nous avons amélioré sans doute les opinions et les usages de nos ancêtres ; mais il n’est pas moins certain qu’on trouvera l’occasion de perfectionner le legs de morale que nous transmettrons à la postérité.

Lorsque les progrès de la civilisation forcèrent l’Europe à réprimer la violence et l’injustice, si ouvertement pratiquées jusqu’à ce que l’art de l’imprimerie fût connu, les habitants de l’ancien hémisphère rendirent l’Amérique le théâtre d’actions que la honte les empêchait de commettre plus près de chez eux. Il y eut peu de crimes contre les lois et peu de violences que ceux qui s’appelaient les maîtres du continent hésitassent à commettre, lorsqu’ils étaient éloignés des responsabilités immédiates de la société où ils avaient été élevés. Les Drakes, les Rogers et les Dampiers de cette époque, quoique inscrits sur la liste des héros de la marine, n’étaient que des pirates agissant sous la sanction de leurs commissions royales, et les scènes qui avaient lieu parmi les maraudeurs de la terre ferme étaient de nature à dégrader l’humanité.

Si les colonies, desquelles naquit la république américaine, échappèrent aux maux les plus sérieux d’une corruption si étendue, elles le doivent au caractère de ceux par lesquelles elles furent peuplées.

Peut-être les neuf dixièmes de tous les blancs des États-Unis sont les descendants directs d’hommes qui quittèrent l’Europe afin d’adorer Dieu suivant leur conviction et leur conscience. Si les puritains de la Nouvelle-Angleterre, les Amis[1] de Jersey, de la Pensylvanie et de la Delaware, les catholiques de Maryland, les presbytériens des comtés supérieurs de la Virginie ou des Carolines, et les huguenots, apportèrent avec eux l’exagération de leurs sectes particulières, c’était une exagération qui tendait à purifier leurs pratiques ordinaires. Cependant les provinces anglaises ne purent pas entièrement échapper à sa dépendance morale, qui semble presque inséparable d’un gouvernement colonial, ou être tout à fait exemptes de la corruption de l’époque.

L’État de New-York était, comme on sait, primitivement une colonie des Provinces-Unies. Cet établissement eut lieu l’année 1613, et la compagnie des Indes hollandaise, sous l’autorité de laquelle il fut fondé, réclama tout le pays qui est entre le Connecticut et l’embouchure de la Delaware, territoire qui, ayant une profondeur égale, correspond à l’étendue du royaume de France, dans son état actuel. Ils n’occupèrent jamais néanmoins de cette vaste région qu’une étroite bordure des deux côtés de l’Hudson, avec quelques établissements çà et là sur les bancs de sable de la rivière, plus avant dans l’intérieur des terres.

Il y a une providence dans la destinée des nations, qui réduit au néant les plus profonds calculs des hommes.

Si la domination des Hollandais eût continué un siècle de plus, il eût existé dans le centre de l’Union un peuple opposé à ses établissements par son langage, son origine et ses usages. La conquête des Anglais en 1663, quoique injuste et inique en elle-même, éloigna le danger, en ouvrant la voie à l’introduction de cette grande communauté de caractère qui a si heureusement prévalu.

Quoique les Anglais, les Français, les Suédois, les Hollandais, les Danois, les Espagnols, les Norwégiens, eussent tous des colonies dans l’intérieur du pays qui compose maintenant les États-Unis, le peuple de ces contrées est plus homogène dans son caractère, son langage, ses opinions, que celui d’aucune autre grande nation connue. Cette identité est due à la prédominance que les Anglais obtinrent d’abord, et à ce que la Nouvelle-Angleterre et la Virginie, les deux grandes sources de l’émigration intérieure, sont entièrement d’origine anglaise. Cependant New-York a conservé jusqu’à nos jours une multitude d’usages venus de la Hollande. Ses édifices en briques peintes, ses rues bordées d’arbres, ses stoops incommodes[2], et la plupart de ses noms sont également hollandais. Jusqu’au commencement de ce siècle, le langage hollandais dominait dans les rues de la capitale ; et quoique cette nation soit d’une hardiesse et d’une originalité particulières, en ce qui concerne la navigation, le plus grand port de mer du pays conserve les traces d’un goût qui doit dériver de la même origine.

Le lecteur trouvera dans ces faits une explication suffisante des usages particuliers et des pratiques que l’auteur a essayé de peindre dans l’ouvrage suivant. L’esclavage, les idiomes différents et un peuple distinct ne se trouvent plus dans les belles régions de New-York, et, sans prétendre à une exemption exagérée des faiblesses de l’humanité, il nous est permis d’espérer que ce ne sont pas seulement les seuls traits de notre narration, qu’une meilleure police et une administration plus équitable ont rendus purement historiques.

Délivrée promptement des fers du moyen âge, fers qui enchaînaient l’intelligence autant que l’individu, l’Amérique a précédé plutôt qu’elle n’a suivi l’Europe dans la carrière d’améliorations qui a rendu notre ère si remarquable. Dirigée par un système large, libéral et juste, quoiqu’elle puisse avoir à combattre des rivalités qui sont soutenues par une concurrence plus concentrée et qui sont aussi absurdes dans leurs prétentions de libéralité qu’offensantes par leur monopole, il n’y a rien à craindre de l’avenir. Sa devise politique doit être la justice, et son premier et son plus grand soin de l’avoir bien administrée envers ses citoyens.

On laisse au lecteur à faire l’application.



  1. Les quakers.
  2. Portes basses. C’est ainsi qu’on appelle encore aujourd’hui l’entrée des maisons.