L’Écumeur de mer/Préface de la nouvelle édition

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 1-4).


PRÉFACE


DE LA NOUVELLE ÉDITION.


La préface de la première édition de cet ouvrage contenait dans l’origine quelques mots sur la manière dont se peupla New-York, théâtre de la légende. L’histoire de l’Amérique est en général si peu connue, qu’il semble qu’une courte explication sur cette partie du sujet pourra aider le lecteur à comprendre plusieurs des incidents et des allusions que ce livre renferme.

Les premiers habitants de New-York, d’abord appelés New-Netherlands, furent des colons dépendants de la compagnie hollandaise des Indes orientales, qui s’y établirent en 1612. Les Hollandais restèrent maîtres du pays pendant environ un demi-siècle. À cette époque, les Anglais s’en emparèrent, au milieu d’une paix profonde : mais bientôt ils abandonnèrent leur conquête, qui, en définitive, leur fut assurée par le traité d’Utrecht. Après une seconde invasion, faite cette fois en temps de guerre, Charles II, sous le règne duquel cette importante addition à l’empire britannique eut lieu, offrit la colonie à son frère, le duc d’York, à qui elle doit son nom actuel. L’avénement de ce prince au trône remit de nouveau la province sous l’influence immédiate de la couronne ; elle y resta jusqu’à la révolution de 1776.

Un demi-siècle de pouvoir permit aux Hollandais de jeter de profondes racines dans la contrée ; leurs noms s’y conservent encore, et l’écrivain se rappelle le temps où l’on entendait parler hollandais autant qu’anglais dans les rues d’Albany, capitale de l’État. Plusieurs de leurs usages se sont aussi tellement incorporés à ceux des Anglais de New-York, qu’ils semblent ne pouvoir plus en être séparés.

Il est souvent mention dans les feuilles de ce livre d’une classe de propriétaires territoriaux, qu’on désigne sous le nom de « patrons. » New-York, avant et après la conquête anglaise, était une des colonies aristocratiques de l’union américaine actuelle. Pendant la durée de l’autorité des Provinces-Unies, ces patrons exerçaient une espèce de juridiction territoriale, assez peu dissemblable de celle des seigneurs châtelains en Angleterre ; et, lorsque les Anglais eurent pris possession du pays, on créa des fiefs où les lords tenaient des cours foncières, et jouissaient des autres privilèges féodaux si bien connus, qui étaient l’apanage de cette classe de propriétaires au dix-septième siècle.

Parmi les patrons, la famille de Van Rensselaer possédait plusieurs terres ; l’une d’elles, entre autres, était dans l’origine et est encore la plus étendue et la plus lucrative qui soit dans la province. Cette famille comptait trois patrons, sinon plus, — de Rensselaerwyck ou d’Albany, ainsi qu’on le nommait d’ordinaire, de Greenbush et de Claverack ; il est probable néanmoins que les deux derniers titres venaient d’une concession faite par le maître du premier fief, qui était le chef de son nom. On voit dans l’histoire de la colonie, qu’il y eut un temps où le patron d’Albany avait une forteresse sur les bords de l’Hudson avec un pavillon, et le droit de nommer un shérif. Tous les vaisseaux qui passaient sous le fort étaient obligés d’abaisser leur pavillon en signe de reconnaissance de ses droits, marque de soumission que les Anglais exigeaient naguère des autres nations dans la Manche.

Sous la domination de la Grande-Bretagne, les seigneurs châtelains étaient nombreux, comparativement au reste de la population. Les patrons conservèrent la plupart de leurs privilèges ; on fit à des hommes influents des concessions considérables de ces terres devenues maintenant le territoire de la patrie.

Les Anglais disposèrent même du fief de Courlande, quoiqu’il appartînt à une noble famille hollandaise de ce nom ; ils donnèrent ainsi Livingstone à Livingstone, Morrisania à Morris, Pellham à Pell, Philipse à Felipse, Scarsdale à Heathcote, Coldenham à Colden, Johnstown à Johnson, et beaucoup d’autres. Quelques-uns de ces fiefs avaient le droit d’envoyer des membres au parlement, et devinrent en effet autant de bourgs pourris. C’est une erreur de croire que les biens ne se perpétuassent pas dans les familles en Amérique, comme dans d’autres pays. Avant la révolution, tous ces fiefs étaient substitués, et depuis, il est probable que les subdivisions et les ventes n’ont pas été plus fréquentes que ne le sont les constitutions, les hypothèques et les autres modes d’aliénation en Angleterre. Lors même que la propriété aurait été très-divisée, c’est un fait que l’accroissement de sa valeur a plus que maintenu le niveau. Dans une grande partie des États-Unis, la propriété doit nécessairement être restreinte, par la simple raison que la culture du sol remonte à une époque peu éloignée encore ; mais dans les portions plus anciennement cultivées de l’État de New-York en particulier, les descendants des premiers lords des fiefs sont plus ou moins en jouissance des biens de leurs ancêtres. On peut citer à l’appui les noms suivants, choisis entre beaucoup d’autres, dont les possessions sont moins étendues : — Van Rensselaer, de Rensselaerwyck ou « le Patron, » ainsi qu’on l’appelle par excellence, qui possède un comté entier, situé au centre de la province ; Livingstones, seigneur de fiefs hauts et bas ; Philipse, « of that ilk » du même lieu, comme l’on dirait en Écosse, le Van Courtlandts de Courtlandt, Jones de Fort-Neck ; Nicoll de Islip ; Nicoll de Shetta Island ; Morris de Morrisania, etc. Ce fait est digne d’attention, car il prouve la fausseté de ce qu’on a avancé concernant l’instabilité de la propriété territoriale en Amérique, et il tend à affaiblir les préjugés de quelques individus contre le gouvernement populaire. Bien loin d’être surpris du petit nombre des propriétés, on doit s’étonner qu’une masse si considérable de terre se soit transmise dans les mêmes familles pendant une suite de générations, dans un pays où la substitution n’existe pas, et qui de mémoire d’homme a accru sa population de un à sept.

On a reproché à cet ouvrage le manque de vraisemblance des événements. Il est très-probable que cette opinion est venue d’une ignorance totale de la vie maritime, car il semble qu’aucun homme de mer ne puisse le parcourir sans trouver la simple et claire explication de toute cette magie, qui peut-être peut surprendre l’habitant du continent. On n’a pas eu l’intention de laisser un seul tour de nécromancie non expliqué, et l’on ne pense pas qu’il y ait ici rien qui puisse laisser la moindre incertitude dans l’esprit d’un lecteur familier avec l’Océan, et disposé à accorder à ces pages une dose ordinaire d’attention.

Toutes les descriptions locales sont aussi près de la nature que possible ; et après une soigneuse revue de son travail, l’écrivain n’a pu rien découvrir qui exigeât des changements motivés sur la probabilité ou sur la vérité, concession faite toutefois de privilèges bien connus, prérogatives inséparables du roman.


Londres, octobre 1833.