L’Écumeur de mer/Chapitre 26

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 296-311).


CHAPITRE XXVI.


Si cela a été fait quand cela a été fait, alors il serait bien que cela se fût fait promptement.
Shakspeare. Macbeth.


Les paroles du poëte immortel qui, suivant un ancien usage adopté en littérature, servent de préface aux incidents qui vont être racontés dans ce chapitre, sont en harmonie parfaite avec la maxime qui régit l’équipage d’un vaisseau, maxime comprise dans les règlements, et qui prescrit la nécessité de la promptitude et de l’activité dans les plus petites opérations. Un vaisseau bien monté, comme un homme bien armé, aime à montrer son pouvoir physique ; car c’est un des principaux secrets de son efficacité. Dans une profession qui présente une lutte continuelle contre les vents capricieux, et dans laquelle les efforts humains dirigent une machine d’une délicatesse effrayante sur un élément inconstant, ce principe devient de la dernière importance. Lorsqu’un délai peut causer la mort, c’est un mot qu’on efface promptement du dictionnaire, et il n’y a peut-être pas de vérité plus utile aux jeunes aspirants de marine que celle qui leur apprend que, tandis qu’ils ne doivent rien entreprendre avec précipitation, ils doivent agir avec toute l’activité qui est compatible avec la précision.

Le commandant de la Coquette avait été de bonne heure pénétré de cette maxime, et il n’avait pas négligé de l’appliquer à la discipline de son équipage. Lorsqu’il atteignit le tillac après avoir abandonné sa cabine à ses hôtes, il trouva les préparatifs qu’il avait ordonnés en revenant de son expédition bien près d’être terminés : comme ils sont liés avec les événements futurs de cet ouvrage, il est de notre devoir d’en donner un détail particulier.

Ludlow n’eut pas plus tôt transmis ses ordres à l’officier chargé du tillac, qu’on entendit le sifflet du contre-maître appeler tous les matelots à leur devoir. Lorsque l’équipage fut réuni, on accrocha des cordages aux larges chaloupes rangées au centre du vaisseau, et on les descendit sur l’eau. La descente de celles qui étaient suspendues sur l’arrière fut, comme de raison, moins difficile et plus promptement effectuée. Lorsque tous les bateaux, à l’exception de celui de la poupe, furent à l’eau, l’ordre fut donné de déployer les voiles de perroquet. Ce devoir avait été commencé tandis qu’on en exécutait d’autres, et une minute s’était à peine écoulée avant que les mâts les plus élevés fussent couverts de toutes leurs voiles légères ; alors on entendit le signal ordinaire de lever l’ancre, puis enfin les ordres rapides du jeune officier : — Du monde au cabestan, aux garcettes, — et en dernier lieu de : — Vire au cabestan. La manœuvre de lever l’ancre à bord d’un croiseur, ou à bord d’un vaisseau marchand, est un travail bien différent, surtout par sa promptitude. Sur ce dernier, une douzaine d’hommes font mouvoir un lent et sale guindeau, tandis que le câble intraitable est roulé en rond par les efforts d’un cuisinier maussade, tourmenté plutôt qu’il n’est aidé par un mousse opiniâtre qui fait le service de la cabine. Sur un autre bâtiment, le cabestan droit est constamment en mouvement et ne connaît aucun délai. Ce messager est toujours prêt, et de jeunes officiers fort habiles écartent avec agilité des cordes massives, afin qu’elles n’encombrent pas les ponts.

Ludlow parut parmi ses gens, tandis qu’ils étaient ainsi occupés, et avant qu’il eût fait un tour sur le gaillard d’arrière, il fut rejoint par son premier lieutenant.

— Nous sommes à court, Monsieur, dit ce surintendant des manœuvres.

— Déployez vos huniers.

Les voiles tombèrent à l’instant, et elles ne furent pas plus tôt attachées aux vergues, qu’à l’aide de drisses, les voiles furent hissées.

— De quel côté voulez-vous que le vaisseau abatte, Monsieur ?

— Du côté de la mer.

La tête des vergues fut en conséquence placée dans la direction convenable, et l’on vint annoncer au capitaine que tout était prêt pour le départ du vaisseau.

— Levez l’ancre tout d’un coup, Monsieur, et lorsque les ponts seront nettoyés revenez me le dire.

Cette conversation caractéristique entre Ludlow et son lieutenant était suffisante pour tous les besoins du moment. Le premier était habitué à donner ses ordres sans explication ; le second n’hésitait jamais à obéir, et se permettait rarement de s’informer des motifs.

— Tout est prêt, Monsieur, le pont est nettoyé, dit M. Luff après avoir passé quelques minutes à exécuter les ordres précédents.

Ludlow sembla sortir d’une profonde rêverie. Il avait jusque-là parlé machinalement, plutôt qu’avec la conscience de ce qu’il disait, et sans que ses sentiments eussent aucun rapport avec ses paroles. Il devenait nécessaire qu’il se mêlât à ses officiers, et donnât des ordres qui, tenant moins à la routine, exigeaient plus d’attention et de prudence. Les équipages des différents bateaux reçurent l’ordre de partir, et on leur distribua des armes lorsqu’ils furent descendus ; on leur assigna des officiers, et on leur expliqua le devoir qu’ils avaient à remplir.

Dans la chaloupe du capitaine, un maître assisté de six matelots reçut l’ordre de ramer directement vers le Cove, et de mettre avant d’y entrer des paillets aux avirons. Il devait y attendre un signal du premier lieutenant, à moins qu’il ne s’aperçût que le brigantin tentait de s’échapper ; dans ce cas, il avait les ordres les plus précis de l’aborder à tout hasard. Le jeune brave n’eut pas plus tôt entendu ces paroles qu’il quitta le vaisseau et se dirigea vers le sud, se tenant en deçà de la langue de terre que nous avons si souvent nommée. Luff reçut ensuite l’ordre de prendre le commandement de l’espèce de chaloupe appelée launch ; avec ce pesant bateau, dont l’équipage était nombreux, il devait se rendre dans le passage, où il donnerait le signal à la chaloupe, et d’où il volerait au secours de cette dernière, aussitôt qu’il serait assuré que la Sorcière des Eaux ne pouvait s’échapper par le passage secret.

Les deux cutters furent placés sous le commandement du second lieutenant, avec ordre de se diriger entre l’extrémité du cap, ou le Hook, et cette île longue et étroite qui s’étend du havre de New-York à plus de quarante lieues vers l’est, protégeant toute la côte du Connecticut contre les tempêtes de l’Océan. Ludlow savait que, quoique les vaisseaux de gros calibre fussent obligés de passer près du cap afin de gagner la pleine mer, un léger brigantin comme la Sorcière des Eaux trouvait plus au nord une profondeur suffisante. Les cutters furent donc envoyés dans une autre direction, avec ordre de couvrir une aussi grande surface du canal que possible, et d’amener le contrebandier si l’occasion s’en présentait. Enfin la yole devait occuper l’espace entre les deux canaux, avec l’ordre de répéter les signaux et d’être vigilante dans leur reconnaissance.

Tandis que les officiers chargés de ces devoirs recevaient leurs instructions, le vaisseau, sous les ordres de Trysail, se dirigeait vers le cap. Lorsqu’ils eurent dépassé le Hook, les deux cutters et la yole larguèrent et se servirent de leurs avirons, le launch en fit bientôt autant, suivant les uns et les autres la direction qui leur était prescrite.

Si le lecteur a conservé la mémoire de la scène qui a été décrite dans les premières pages de cet ouvrage, il comprendra sur quelles bases Ludlow fondait ses espérances de succès. En envoyant le launch dans le passage, il pensait qu’il cernerait de toutes parts le brigantin, puisque ce dernier ne pouvait s’échapper tant que la Coquette serait au large. Le service qu’il attendait des trois bateaux envoyés vers le nord était de signaler les mouvements du contrebandier, et si une occasion favorable se présentait, d’essayer de l’aborder par surprise.

Lorsque le launch quitta le vaisseau, la Coquette vint lentement prendre le vent, et avec son petit hunier jeté sur le mât, elle donnait aux bateaux le temps nécessaire pour atteindre leurs différentes stations. Ces expéditions avaient réduit à moitié les forces de l’équipage ; et comme les deux lieutenants étaient employés, il ne restait à bord aucun officier d’un rang intermédiaire entre le capitaine et Trysail. Pendant que le vaisseau était stationnaire, et que les matelots mettaient à profit la permission qu’ils reçurent de disposer de leurs personnes suivant leur bon plaisir, en allant chercher dans un sommeil passager une compensation à celui de la nuit, Trysail s’approcha de son supérieur, qui regardait par-dessus les hamacs dans la direction du Cove.

— Une nuit sombre, une mer calme, et des bras vigoureux, rendent facile le devoir de ceux qui sont dans ces bateaux, dit-il. Les gentilshommes sont braves et pleins de l’espérance des jeunes gens ; mais celui qui abordera ce brigantin aura, suivant mon pauvre jugement, plus d’ouvrage à faire que de monter simplement sur ses flancs. J’étais dans le premier bateau qui aborda un vaisseau espagnol dans la Mona pendant la dernière guerre, et quoique nous l’ayons surpris légèrement, quelques-uns d’entre nous furent ramenés la tête brisée… Je crois que le mât de petit perroquet, capitaine Ludlow, va mieux depuis que nous avons donné le dernier tour au gréement.

— Il se tient bien, répondit le commandant à demi attentif ; donnez-lui-en encore un, si vous croyez que cela soit nécessaire.

— Comme vous voudrez, Monsieur ; cela m’est égal. Je m’inquiète peu qu’un mât soit tendu tout d’un côté, comme le chapeau sur la tête d’un mauvais sujet campagnard ; mais lorsqu’une chose est comme elle doit être, la raison devrait nous dire de la laisser tranquille. L’opinion de M. Luff est qu’en fatiguant les élingues de la grande vergue on donne un meilleur gréement aux voiles de hune. Mais on peut faire bien peu avec le bâton qui est là-haut, et je suis prêt à payer à Sa Majesté la différence de l’usure de la toile des voiles, entre la manière dont elles sont maintenant et celle où les voudrait M. Luff, à la payer de ma bourse, quoiqu’elle soit souvent aussi vide qu’une église de paroisse dans laquelle prêche un ministre amateur de la chasse au renard. J’étais présent, un jour qu’un véritable tally-ho[1] lisait le service, et qu’un esquire peu dévot suivait la trace d’un renard avec ses chiens, à peu de distance des fenêtres de l’église : les cris produisirent autant d’effet sur mon chasseur qu’une bouffée de vent en produirait sur ce vaisseau ; il fit un mouvement comme pour s’élancer ; et quoiqu’il finît par maîtriser son ardeur, et qu’il murmurât quelque chose auquel personne ne comprit jamais rien, ses yeux coururent les champs pendant tout le temps que la meute fut en vue. Mais ce ne fut pas là le plus grand malheur ; car lorsqu’il se remit sérieusement à l’ouvrage, il ne s’aperçut pas que le vent avait fait voltiger les feuillets de son livre, et il retomba au milieu des cérémonies du mariage. Je ne suis pas un grand avocat, mais il y en eut qui dirent que ce fut un grand bonheur que la moitié des jeunes gens de la paroisse ne fussent pas mariés à leur grand’mère !

— Et j’espère que cette union fut agréable à la famille, dit Ludlow toujours distrait et qui reposa un de ses coudes en appuyant sa tête sur son autre main.

— Quant à cela je ne puis en répondre, car le clerc rappela le ministre à l’ordre avant que le malheur ne fût consommé. Il y a eu une petite dispute entre moi et le premier lieutenant, capitaine Ludlow, relativement au vaisseau. Il soutient que nous sommes trop en avant de ce qu’il appelle le centre de gravité, et prétend que si nous avions été moins en avant, le contrebandier ne nous aurait jamais dépassé pendant la chasse. J’invite donc tout matelot à maintenir un bâtiment sur la ligne d’eau.

— Montrez notre lumière ! interrompit Ludlow, voilà le signal du launch !

Trysail cessa de parler, et passant par-dessus un canon, il regarda aussi dans la direction du Cove. Une lanterne ou quelque autre objet brillant se montra lentement par trois fois et se déroba autant de fois à la vue. Le signal venait de dessous, et d’un côté qui ne laissait aucun doute.

— Jusque-là, c’est bien, dit le capitaine en quittant sa place et se tournant pour la première fois sans distraction vers son officier. C’est un signe qu’ils sont dans le passage et que le largue est libre. Je crois, maître Trysail, que nous sommes maintenant sûrs de notre prise. Examinez soigneusement l’horizon avec la lunette de nuit, et nous en finirons avec le hardi brigantin.

Tous les deux prirent des lunettes et passèrent plusieurs minutes à cette occupation. Un examen minutieux des bords de la mer depuis les côtes de New-Jersey jusqu’à celles de Long-Island, leur donna raison de croire qu’aucun objet ne paraissait à l’extérieur du cap. Le ciel était plus dégagé de nuages vers l’est que près des côtes, et il n’était pas difficile de s’assurer de ce point important. Cela leur donna l’assurance que la Sorcière des Eaux ne s’était point échappée par le passage secret pendant le temps qu’ils avaient perdu en préparatifs.

— C’est toujours bien, continua Ludlow. Maintenant il ne peut pas nous éviter. Montez le triangle.

Trois lumières disposées dans la forme que nous venons d’indiquer furent hissées au beaupré de la Coquette. C’était l’ordre d’avancer pour les bateaux qui étaient dans le Cove. Le launch répondit promptement à ce signal, et l’on vit partir une petite fusée au-dessus des arbres et des bosquets de la côte. Tous ceux qui étaient à bord de la Coquette écoutèrent attentivement, afin de recueillir quelques sons qui annonçassent le tumulte d’un assaut. Une fois, Ludlow et Trysail pensèrent que les acclamations des matelots étaient apportées par l’air épais de la nuit, et une autre fois encore ils s’imaginèrent qu’ils entendaient des voix menaçantes commander aux contrebandiers de se rendre. Plusieurs minutes d’anxiété succédèrent. Tous les hamacs du côté du vaisseau en face de la terre étaient bordés de visages curieux, quoique le respect dû à son rang fit que Ludlow occupait seul le court et léger pont qui couvrait les logements de l’état-major du vaisseau, où il était monté pour avoir une vue plus étendue de l’horizon.

— Il est temps d’entendre leur mousqueterie, ou de voir le signal du succès, se dit le jeune homme à lui-même ; car Ludlow était si préoccupé par l’intérêt qu’il prenait à cette entreprise, qu’il ignorait avoir parlé.

— Avez-vous oublié de leur indiquer un signal en cas de non réussite ? dit quelqu’un à côté de Ludlow.

— Ah ! maître Seadrift, j’aurais voulu vous épargner ce spectacle.

— C’en est un dont j’ai été trop souvent témoin pour qu’il me paraisse singulier. Une vie entière passée sur l’Océan m’a permis de contempler souvent l’effet de la nuit avec une vue de la pleine mer, une côte sombre et un arrière-plan de montagnes.

— Vous avez confiance en celui qui reste chargé du soin de votre brigantin ! j’aurai confiance moi-même dans votre dame Vert-de-Mer, si elle échappe à mes chaloupes cette fois-ci.

— Voyez ! voilà un gage de sa protection, reprit Seadrift montrant trois lanternes visibles à l’embouchure du passage et sur lesquelles brûlaient plusieurs lumières.

— C’est le signal de la non réussite, s’écria Ludlow ; laissez filer le vaisseau. Écarissez les vergues. Tirez horizontalement, camarades. Nous allons filer jusqu’à l’entrée de la baie, monsieur Trysail. Les coquins ont été favorisés par leur heureuse étoile !

Un profond désappointement se trahissait dans le son de voix de Ludlow, mais il parlait toujours avec l’autorité d’un supérieur et la promptitude d’un marin. Seadrift, immobile près de lui, gardait un profond silence. Il ne lui échappait aucune exclamation de triomphe, ses lèvres ne s’ouvraient ni pour exprimer de la surprise, ni pour exprimer du plaisir, comme si la confiance qu’il avait dans son vaisseau le rendait inaccessible à l’exaltation ou à la crainte.

— Vous envisagez cet exploit de votre brigantin, maître Seadrift, comme une chose ordinaire, observa Ludlow tandis que son vaisseau voguait, de nouveau vers l’extrémité du cap. La fortune ne vous a pas encore abandonné ; cependant avec la terre des trois côtés et mon vaisseau ainsi que les chaloupes au quatrième, je ne désespère pas de l’emporter sur votre déesse de bronze !

— Notre maîtresse ne dort jamais, reprit le contrebandier en poussant un profond soupir, comme un homme qui a combattu longtemps pour contenir son émotion.

— Les conditions sont encore en votre pouvoir. Je ne vous cacherai pas que les commissaires des douanes de Sa Majesté attachent un assez haut prix à la possession de la Sorcière des Eaux pour m’enhardir à prendre sur moi une responsabilité que je redouterais dans toute autre occasion. Livrez-moi le vaisseau, et je vous jure sur l’honneur d’un officier que l’équipage débarquera sans être interrogé. Livrez-le-moi, les ponts vides et les magasins aussi, si vous le voulez, mais remettez ce léger bâtiment en notre possession.

— La dame de notre brigantin pense autrement : elle a mis son manteau couleur des eaux profondes, et croyez-moi, en dépit de vos filets, elle conduira ses adorateurs loin des lieux qu’on peut souder avec le plomb ; oui, en dépit de toute la marine de la reine Anne.

— J’espère que d’autres que vous n’auront point à se repentir de votre obstination ! mais ce n’est pas le moment de perdre des paroles. Les soins du vaisseau réclament ma présence.

Seadrift comprit ce que le capitaine voulait dire, et se retira avec répugnance dans la cabine. Comme il quittait la poupe, la lune se leva au-dessus de la ligne d’eau au bord de l’est et répandit sa douce lumière sur tout l’horizon. L’équipage de la Coquette put voir alors plus distinctement, depuis les sables de Hook jusqu’à plusieurs lieues en pleine mer. Il ne restait plus aucun doute sur la position du brigantin, qui était encore dans l’intérieur de la baie. Encouragé par cette certitude, Ludlow essaya d’oublier les sentiments qui lui étaient personnels, en remplissant un devoir qui devenait de plus en plus intéressant à mesure que l’espoir du succès devenait de plus en plus probable.

Il se passa peu de temps avant que la Coquette atteignît le canal qui forme l’embouchure inévitable du bras de mer. Avant que le vaisseau eût pris vent et que les gabiers fussent envoyés sur les vergues et les plus hauts espars, afin de découvrir à la clarté trompeuse de la lune autant d’étendue dans la baie que l’œil pouvait en parcourir, tandis que Ludlow, aidé du maître, se livrait sur le tillac à la même occupation, deux ou trois midshipmen étaient sur les vergues parmi les gabiers.

— Il n’y a rien de visible à l’intérieur, dit le capitaine après avoir regardé longtemps à travers sa lunette avec attention. L’ombre des montagnes de Jersey empêche la vue de s’étendre dans cette direction, et les espars d’une frégate pourraient être confondus avec les arbres de l’île des États du côté du nord. Gabier de la vergue barrée !

La voix grêle d’un midshipman répondit à cet appel.

— Que voyez-vous dans l’intérieur du Hook, Monsieur ?

— Il n’y a rien de visible. Notre chaloupe se dirige vers la terre, et le launch paraît être en repos en dehors du passage. Ah ! voici la yole se reposant sur ses avirons en dehors du Romar, mais nous ne voyons rien qui ressemble au cutter, à la portée des canons de Coney.

— Regardez de nouveau avec la lunette plus à l’ouest, et examinez l’embouchure du Rariton. Voyez-vous quelque chose de ce côté ?

— Ah ! voilà une tache sous notre vent.

— Que croyez-vous que ce soit ?

— À moins que mes yeux ne me trompent lourdement, Monsieur, il y a un léger bateau ramant dans la direction du vaisseau à une distance de trois encâblures.

Ludlow leva sa lunette, et regarda dans la direction qu’on venait de lui indiquer. Après quelques essais infructueux, son œil découvrit l’objet en question, et comme la lune jetait alors de la clarté, il distingua facilement sa nature. Il y avait effectivement un bateau qui, par ses mouvements, paraissait désirer entrer en communication avec le croiseur.

Le coup d’œil d’un marin est juste, sur son élément du moins, et son esprit est prompt à se former une opinion sur les choses qui appartiennent à sa profession. Ludlow s’aperçut promptement à la construction du bateau, que ce n’était pas un de ceux qu’il avait envoyés, et qu’il s’approchait dans une direction qui lui permettait d’éviter la Coquette, en se tenant dans une partie de la baie où il n’y avait pas assez d’eau pour un vaisseau de gros calibre. Ses mouvements décelaient une grande prudence, mais en même temps un désir évident de s’approcher aussi près du croiseur que la prudence pouvait le permettre. Prenant un porte-voix, il héla de la manière bien connue et habituelle.

La réponse perça faiblement contre le courant d’air, mais elle fut prononcée avec une grande pratique et une mesure parfaite de la voix.

— Eh ! eh ! un parlementaire du brigantin ! furent les seuls mots qu’on pût distinguer.

Pendant une minute ou deux, le jeune homme parcourut le tillac en silence ; puis il commanda subitement que le seul et dernier bateau qu’eût alors le croiseur fût mis à la mer.

— Jetez un signal dans les voiles de la poupe, dit-il quand ses ordres furent exécutés, et qu’il y ait des armes en dessous ! Nous voulons observer la bonne foi, tant que la bonne foi sera observée ; mais, il y a des raisons pour être prudents pendant cette entrevue.

Trysail reçut l’ordre de tenir le vaisseau stationnaire, et après avoir donné en secret à son subordonné ces instructions importantes, en cas de trahison, Ludlow commanda le bateau en personne. Peu de minutes suffirent pour amener le petit canot et le bateau étranger si près l’un de l’autre, que les moyens de communication étaient aussi faciles que sûrs. Les marins du premier reçurent l’ordre de cesser de ramer ; et, levant sa lunette, le commandant du croiseur prit une connaissance plus certaine de ceux qui attendaient son arrivée. Le bateau étranger dansait sur les vagues, comme une frêle coquille qui flotte assez légèrement sur l’onde pour toucher à peine l’élément qui la soutient, tandis que quatre marins athlétiques s’appuyaient sur les avirons, qui étaient placés de manière à le faire rapidement avancer au besoin. Près de la poupe, on voyait une figure qu’on pouvait facilement distinguer à son attitude et à son maintien. À son calme admirable, à ses bras croisés, à ses traits mâles et réguliers, à son costume, Ludlow reconnut le marin au châle des Indes. Un salut de la main l’engagea à s’aventurer plus près.

— Que demande-t-on au royal croiseur ? dit le capitaine, lorsque les deux bateaux se furent approchés l’un de l’autre.

— De la confiance, répondit le marin avec calme. Approchez-vous plus près, capitaine Ludlow. Je suis ici les mains nues ! Notre conférence peut avoir lieu sans porte-voix.

Honteux de ce qu’un canot appartenant à un vaisseau de guerre pût trahir quelque crainte, les gens de la yole obéirent avec empressement à l’ordre d’aller jusqu’à la portée des avirons.

— Eh bien ! Monsieur, vos désirs sont accomplis, j’ai quitté mon bâtiment pour venir près du parlementaire, dans la plus petite de mes chaloupes.

— Il n’est pas nécessaire de dire l’usage qu’on a fait des autres, reprit Tiller, dont un léger sourire effleura les traits calmes. Vous nous poursuivez chaudement, Monsieur, et laissez peu de repos à notre brigantin. Cependant vous n’êtes pas encore vainqueur.

— Nous avons l’espoir d’une meilleure fortune dans la capture que nous avons faite cette nuit.

— Je vous comprends, Monsieur ; maître Seadrift est tombé entre les mains des serviteurs de la reine. Mais prenez garde ; si quelques injures en paroles ou en actions sont faites à ce jeune homme, il existe des gens qui sauront comment venger cet outrage.

— Voilà un langage bien fier pour un proscrit, mais nous le pardonnerons en faveur du motif. Votre brigantin, maître Tiller, a perdu une partie de sa force dans la personne de l’Écumeur de mer, et il peut être sage d’écouter la voix de la modération. Si vous êtes disposé à traiter à l’amiable, je suis prêt à vous entendre.

— Alors cette entrevue se terminera convenablement, car je viens vous offrir une rançon que la reine Anne, si elle aime les revenus de la couronne, ne méprisera pas. Mais pour rendre mes devoirs à Sa Majesté, je veux d’abord écouter sa royale volonté.

— Premièrement, comme marin, et n’ignorant pas ce qu’un vaisseau peut accomplir, laissez-moi diriger votre attention sur la situation des parties adverses. Je suis certain que la Sorcière des Eaux, quoique cachée dans ce moment sous l’ombre des montagnes, ou favorisée peut-être par la distance et la faiblesse de la lumière, est encore dans la baie. Une force contre laquelle elle n’a aucun pouvoir de résister entoure le passage. Vous voyez le croiseur tout prêt à la rencontrer en dehors du Hook. Mes chaloupes sont stationnées de manière à vous ravir la possibilité de nous échapper sans qu’elles s’en aperçoivent ; enfin, tous les passages vous sont fermés. Demain, dès l’aurore, nous connaîtrons votre position, et nous agirons en conséquence.

— Aucune carte ne peut montrer plus clairement le danger des rocs et des écueils ! Et que faut-il faire pour éviter ces dangers ?…

— Rendre le brigantin, et partir. Quoique vous soyez proscrit, nous nous contenterons de la possession de ce bâtiment remarquable, jusqu’ici la cause de toutes vos fautes ; nous espérons que, privé de ce moyen, vous retournerez à une existence plus régulière.

— Avec les prières de l’Église pour notre amendement ! Maintenant, écoutez, capitaine Ludlow, ce que je viens vous offrir. Vous avez en votre possession une personne chérie par tous ceux qui suivent la dame au manteau vert de mer, et nous avons en notre pouvoir un brigantin qui commet de grandes injures envers la suprématie de la reine Anne sur les mers de cet hémisphère ; rendez-nous le captif, et nous vous promettons de quitter ces côtes pour n’y revenir jamais.

— Ce serait un digne traité, en effet, pour un homme dont l’habitation n’est pas une maison de fous ! Abandonner mes droits sur le principal agent du mal pour la parole d’un subordonné dont rien ne me répond ! Votre heureuse fortune, maître Tiller, trouble votre raison. Ce que j’offre, je l’offre parce que je ne voudrais pas réduire à l’extrémité un homme aussi remarquable que notre captif, et… il peut exister encore d’autres motifs, mais ne vous méprenez pas sur mon indulgence ; si la force devenait nécessaire pour mettre votre vaisseau entre nos mains, les lois examineront l’affaire avec plus de sévérité. Des délits que l’indulgence de notre système regarde comme véniels, peuvent aisément se changer en crimes.

— Je devrais trouver votre défiance excusable, répondit le contrebandier, réprimant avec peine un sentiment de hauteur et de fierté blessée. La parole d’un contrebandier doit avoir peu de poids aux yeux d’un officier de la reine. Nous avons été élevés à différentes écoles, et nous voyons les mêmes objets sous des couleurs différentes. Votre proposition mérite en quelque sorte mes remerciements, car j’y découvre de bonnes intentions. Mais je la refuse sans vous laisser aucun espoir de l’accepter jamais. Notre brigantin est, comme vous le dites fort bien, un vaisseau remarquable ; son égal en beauté et en rapidité ne flotte pas sur l’Océan. De par le ciel ! je sacrifierais plutôt les sourires de la plus belle femme de la terre, que de trahir l’affection que je porte à ce joyau de la science navale. Vous l’avez vu plus d’une fois, capitaine Ludlow, dans les tempêtes et dans les calmes, avec ses ailes étendues et ses voiles baissées, le jour, la nuit, de près, de loin, par le bon ou mauvais vent ; et je vous demande avec la franchise d’un marin, n’est-ce pas un bijou assez joli pour remplir le cœur d’un matelot ?

— Je ne peux nier les mérites du bâtiment, ni sa beauté ; c’est dommage qu’il n’ait pas une meilleure réputation.

— Je savais bien que vous ne pourriez lui refuser cet éloge. Mais je deviens un enfant lorsqu’il est question de ce brigantin. Maintenant, Monsieur, que nous avons écouté nos propositions réciproques, nous arrivons à la conclusion. Je me séparerais plutôt de la prunelle d’un de mes yeux que de souffrir qu’une des planches de cette charmante fabrique soit volontairement abandonnée. Offrirai-je une autre rançon pour le jeune homme ? Que penseriez-vous d’une somme en or pour garantie, et qui serait confisquée si nous manquions à notre parole ?

— Vous demandez l’impossible. En traitant avec vous, j’abandonne le sentier que l’autorité de mon rang m’ordonne de suivre ; parce que, comme je vous l’ai dit, il y a dans l’Écumeur de mer quelque chose qui l’élève au-dessus des gens qui exercent le même métier que lui. Le brigantin ou rien.

— Ma vie plutôt que le brigantin ! Vous oubliez, Monsieur, que notre destin est protégé par une personne qui se rit des efforts de votre flotte. Vous croyez que nous sommes cernés, et que, lorsque le jour renaîtra, il ne vous restera plus que la facile tâche de jeter les grappins de votre croiseur sur notre bau, et nous forcer à demander merci. Voilà d’honnêtes marins qui pourraient vous assurer de la futilité de ces espérances. La Sorcière des Eaux a couru la bouline de votre marine, et les boulets n’ont pas encore terni sa beauté.

— Et cependant un de ses membres est tombé devant un messager de mon vaisseau.

— La commission de notre maîtresse manquait au bâton dont vous voulez parler, interrompit Tiller, jetant un regard sur l’équipage attentif et crédule du bateau. Dans un moment d’oubli, elle fut élevée en mer et arrangée suivant nos idées sans prendre conseil du livre. Avec des avis convenables, rien de ce qui touche notre pont ne peut éprouver de malheurs. Vous avez l’air incrédule, et votre rang vous en fait un devoir ; mais si vous refusez de croire à la dame du brigantin, prêtez du moins l’oreille à vos propres lois. De quelle offense pouvez-vous accuser maître Seadrift, et pourquoi l’avez-vous fait prisonnier ?

— Son nom redoutable d’Écumeur de mer l’eût fait arracher du milieu d’un sanctuaire, répondit Ludlow en souriant. Quoiqu’il n’y ait aucune preuve d’un crime immédiat, on peut l’arrêter en toute sûreté, puisque les lois ne le protègent pas.

— Voilà votre justice si vantée ! Pirates ayant l’autorité, vous condamnez un absent, un homme qui garde le silence. Mais si vous croyez commettre impunément une violence, sachez qu’il existe des gens qui prennent le plus vif intérêt à la destinée de ce jeune homme.

— Ne perdez pas votre temps en folles menaces, dit le capitaine avec chaleur. Si vous acceptez mes offres, parlez ; si vous les rejetez, supportez les conséquences de votre refus.

— Que les conséquences retombent sur moi. Mais puisque nous ne pouvons nous accorder, vainqueur ou vaincu, nous nous séparerons amis. Touchez ma main, capitaine Ludlow, comme un brave touche la main d’un brave, quoique la minute d’ensuite ils se prennent à la gorge.

Ludlow hésita. Cette proposition fut faite avec un air si franc, et tandis qu’il s’avançait sur le plat-bord de son bateau, les manières de Tiller étaient si supérieures à celles d’un homme de son état, que Ludlow, de crainte de faire preuve d’orgueil, et ne voulant pas être accusé d’impolitesse, consentit, quoique avec répugnance, à toucher la main qui lui était offerte. Le contrebandier profita de ce rapprochement pour attirer les bateaux l’un près de l’autre, et au grand étonnement de tous ceux qui furent témoins de cette action, il sauta hardiment dans la yole et fut bientôt assis face à face avec l’officier.

— Il y a des affaires qui ne peuvent se traiter devant toute espèce de gens, dit à voix basse le marin hardi et confiant lorsqu’il eut ainsi subitement changé de position. Parlez-moi franchement, capitaine Ludlow : votre prisonnier est-il seul, en proie à la tristesse, ou a-t-il la consolation de savoir que d’autres s’intéressent à son malheur ?

— Il ne manque pas de consolations, maître Tiller, puisqu’il est plaint par la plus belle femme d’Amérique.

— Ah ! la belle Barberie avoue-t-elle l’estime qu’elle a pour lui ?… La conjecture est-elle vraie ?

— Malheureusement vous n’approchez que trop de la vérité. Cette jeune fille exaltée ne semble vivre qu’en sa présence. Elle méprise assez l’opinion des autres pour l’avoir suivi jusque sur mon vaisseau.

Tiller écoutait attentivement, et depuis cet instant toute inquiétude disparut de son visage.

— Celui qui est ainsi favorisé, peut pendant un moment oublier jusqu’au brigantin ! s’écria-t-il avec son air délibéré… Et l’alderman ?…

— Il est plus prudent que sa nièce, puisqu’il ne lui a pas permis de venir seule.

— C’est assez, capitaine Ludlow ; n’importe ce qui suivra, nous nous quittons amis. Ne craignez pas, Monsieur, de toucher de nouveau dans la main d’un proscrit, il est honnête à sa manière, et il y a bien des pairs et bien des princes dont la main n’est pas aussi pure. Témoignez de l’affection à ce jeune matelot téméraire et gai. Il n’a pas encore la prudence d’une tête plus vieille, mais son cœur est la bonté même. Je hasarderais ma vie pour protéger la sienne. Mais, malgré tout, le brigantin doit être sauvé. Adieu.

Il y avait de l’émotion dans la voix du marin, malgré le sang-froid qu’il affectait. Après avoir serré la main de Ludlow, il retourna dans sa propre barque avec l’aisance et le calme d’un homme dont l’Océan est la demeure.

— Adieu ! répéta-t-il en faisant signe à ses gens de ramer dans la direction des bas-fonds, où il savait que le vaisseau ne pourrait le suivre. Nous pouvons nous retrouver encore ; jusque-là, adieu.

— Nous sommes sûrs de nous rencontrer à la lueur du jour.

— Ne le croyez pas, brave gentilhomme. Notre dame cachera les espars sous sa ceinture, et nous passerons inaperçus. Que la bénédiction d’un marin vous accompagne. De bons vents et en abondance ; un port sûr est un asile agréable. Traitez avec bonté le jeune homme qui est en votre pouvoir, et, qu’excepté dans vos entreprises contre mon vaisseau, le succès suive votre pavillon !

Les matelots des deux chaloupes frappèrent l’eau de leurs avirons en même temps, et les deux équipages furent promptement hors de la portée de la voix.



  1. Un chasseur.