Ollendorff (p. 202-206).

XXXIX

PAS DE GÂCHAGE

J’aime de plus en plus mes amis pour le bon motif. Je ne me hâte pas vers l’inévitable fin, vers le moment où je serai l’amant obligatoire de Madame Vernet, vers l’irrémédiable. Il est heureux que Monsieur Vernet soit, comme on dit, constamment sur notre dos, et je voudrais lui garder toujours une affection sans trouble, une estime sans réticences. Je suis comme les autres. Il n’y a encore que les bons sentiments pour me réconforter. Jamais une saleté morale, même réussie et faisant honneur à mon adresse de préparateur, ne m’a contenté pleinement. L’amitié de Monsieur Vernet m’est chère, et le souvenir de la bonté de son cœur m’impressionnerait dans le mal. Aussi, tandis que les frayeurs de Madame Vernet retardent notre chute, et parfois la rendent improbable, j’apporte de mon côté à la réalisation de nos désirs mes cailloux d’achoppement.

Quand, dans ma chambre, nous nous excitons sans mesure, que les caresses irritent notre impatience, et que « cela va tourner au vilain », j’écoute, l’oreille tendue vers l’escalier, un bruit qui nous interrompe. Il m’arrive de m’arrêter trop tôt, d’être en avance sur le signal d’alarme.

MADAME VERNET

Voyons, n’est-ce pas gentil de nous aimer ainsi ?

Comme je n’ai qu’une chaise, je la garde d’abord pour moi, et, frottant mes genoux, j’invite Madame Vernet à venir s’asseoir dessus. Elle n’en est pas encore là et refuse. Je lui cède la place, et nous feuilletons mes calepins de vers. Elle a remarqué que j’étais « susceptible », et les apprécie tous en bloc, beaucoup.

HENRI

En voilà qui ne sont pas mal. Je les ai faits en dix minutes, à trois heures du matin, avant de me coucher. C’est la nuit que je travaille le mieux. Il m’en vient quand je dors. Je me lève, j’allume ma bougie, je mets mes vers sur un bout de papier, et je me recouche. Je me suis relevé jusqu’à dix fois ; ma descente de lit était couverte d’allumettes.

Ceux-ci, je les ai composés sous un arbre, par une pluie battante. Mon calepin était trempé. Mon crayon se délayait, comme quand on écrit avec une plume sur du papier buvard.

Ceux-là ? je ne peux pas vous dire…

MADAME VERNET

Pourquoi ? pourquoi ?

HENRI

Je les ai tracés sur le dos d’une femme, oui, pendant qu’elle remettait sa jarretière. C’était un pari. J’ai gagné. Il y en a douze. Vous pouvez compter. J’en ai fait de plus mauvais.

MADAME VERNET

Quel était l’enjeu ?

HENRI
Le pupitre !

Où vais-je chercher les choses que je dis ? Je raconte les origines de chaque vers, ses succès dans le monde, la peine qu’il m’a coûté, et, les désignant l’un après l’autre du bout de mon crayon bleu, je bonimente. De ma main libre, je flatte la taille de Madame Vernet, sa joue. Elle me repousse. Je reviens. Nous dévidons de la soie. Quand elle a dit :

— « Ils sont jolis ! »

à ma crispation involontaire, elle ne manque pas de se reprendre et ajoute :

— « Ils ne sont pas jolis : ils sont beaux ! »

MADAME VERNET

Je ne suis pas en peine de vous : vous irez loin.

Je branle la tête et fais l’incrédule.

MADAME VERNET

Si, si, vous irez loin. C’est moi qui vous le dis, et quelque chose qui ne me trompe pas, j’en suis sûre, me le dit à moi. Victor Hugo est mort : vous remplacerez Victor Hugo.

Cette fois, je proteste :

— « Ah non ! permettez, n’exagérons rien ! »

Elle insiste, mutine : il me faut céder.

— « Eh bien ! oui, là, je remplacerai Victor Hugo. Entendu ! »

Elle est sincère, en ce moment, la chère femme ! Mais si, dans quinze jours, trois semaines, sa prédiction ne s’est pas réalisée, elle en sera tout étonnée, commencera de trouver le temps long, et doutera déjà de moi.