L’Écornifleur/40
XL
DIRECTEUR DE CONSCIENCE LITTÉRAIRE
J’efface un à un les péchés de son goût.
Vous devriez me composer une petite bibliothèque qui me serait personnelle.
Volontiers.
Qu’y mettrez-vous ?
Madame Bovary, d’abord… C’est l’histoire d’une dame qui est un peu comme vous. Elle ne sait pas ce qu’elle veut et finit par en mourir.
Pauvre femme ! Est-ce bien écrit, au moins ?
Assez bien, comme ça, oui.
Et il n’y a pas de choses trop fortes ?
Des choses trop fortes ?
Des saletés, enfin, comme dans Zola.
Non, je vous le garantis. C’est propre comme votre âme, et d’un luisant ! Vous pourriez vous y mirer.
De qui est-ce ?
De Flaubert, Madame. Flaubert Gustave.
Je connais. Vous m’en aviez souvent parlé. N’a-t-il pas fait un autre livre qui a un titre drôle, un titre qui m’a frappée : La Tentation de saint Antoine ? Ce doit être raide, hein.
Très raide. Je ne vous le conseille pas : vous n’iriez pas jusqu’au bout.
Et après, qu’y mettrez-vous ?
Un peu de Balzac ?
J’en ai lu. Les descriptions m’ont arrêtée. Est-ce qu’il y a des descriptions dans tous ses livres ?
On en retrouve par ci, par là.
Alors pas de Balzac, si cela ne vous fait rien.
Ça m’est égal. Ce que j’en dis, c’est pour causer. D’ailleurs je suis de votre avis. Les descriptions embrouillent ; on perd le fil : c’est agaçant.
Et après, qu’y mettrez-vous ?
C’est comme si nous jouions au corbillon. J’y mettrai un peu des Goncourt, un tout petit peu, pour donner du goût.
Je les connais aussi ceux-là. Vous ne faites qu’en parler. Deux frères qui s’aimaient bien, n’est-ce pas ?
Ils s’adoraient.
C’est gentil, ça. Lequel des deux est donc mort, déjà ?
Le plus jeune.
Lequel des deux écrivait le mieux ?
Le plus jeune, naturellement, puisqu’il est mort.
Qu’est-ce que vous me donnerez des Goncourt ?
Renée Mauperin. C’est encore l’histoire d’une jeune fille qui ne sait pas ce qu’elle veut et qui en meurt.
Pauvre fille ! Ensuite.
Ensuite Germinie Lacerteux : c’est l’histoire d’une servante.
Oh ! non ! pas de bonne. Ces gens-là savent-ils aimer ?
Voulez-vous Madame Gervaisais ? Cela se passe à Rome.
J’aime beaucoup les livres de voyage.
Sœur Philomène. Il s’agit d’une Sœur d’hôpital.
Est-ce qu’il y a des tableaux de la souffrance humaine ? Oui ? N’en parlons plus. Je me trouverais mal à chaque instant. Qu’est-ce que nous prendrons de Zola ?
Rien, à cause de votre odorat. Vous me demandez mon avis : je vous le donne.
Mais il faut du Zola dans une bibliothèque de choix. Je suis une femme mariée. La délicatesse a des bornes. Ne dirait-on pas que vous me prenez pour une petite fille ? Je vous assure qu’il m’est tombé, par hasard, sous les yeux, quelques passages de Germinal et de la Terre, ceux qui ont fait le plus de bruit, et je ne les ai pas trouvés si « choses ». Et puis, en souvenir des beautés de premier ordre, il ne faut pas se montrer sévère pour les taches. Allons, accordez-moi quelques volumes de Zola.
Vous les aurez tous, chère femme de mon cœur.
Ensuite.
Tenons-nous-en là pour l’instant. Nous continuerons demain la revue. Nous remplirons encore quelques casiers avec ce qui reste d’écrivains en prose pour dames, et nous demanderons ensuite aux poètes s’ils n’ont pas en réserve quelques poésies de derrière les fagots, pour faire la bonne bouche.
N’oubliez pas au moins qu’un rayon tout entier, capitonné de soie, est destiné à vos œuvres futures, richement reliées.
En peau de chagrin d’amour, avec des fers spéciaux, ceux que vous m’avez mis au cœur. C’est la grâce que je me souhaite. Allons déjeuner !