Ollendorff (p. 207-214).

XL

DIRECTEUR DE CONSCIENCE LITTÉRAIRE

J’efface un à un les péchés de son goût.

MADAME VERNET

Vous devriez me composer une petite bibliothèque qui me serait personnelle.

HENRI

Volontiers.

MADAME VERNET

Qu’y mettrez-vous ?

HENRI

Madame Bovary, d’abord… C’est l’histoire d’une dame qui est un peu comme vous. Elle ne sait pas ce qu’elle veut et finit par en mourir.

MADAME VERNET

Pauvre femme ! Est-ce bien écrit, au moins ?

HENRI

Assez bien, comme ça, oui.

MADAME VERNET

Et il n’y a pas de choses trop fortes ?

HENRI

Des choses trop fortes ?

MADAME VERNET

Des saletés, enfin, comme dans Zola.

HENRI

Non, je vous le garantis. C’est propre comme votre âme, et d’un luisant ! Vous pourriez vous y mirer.

MADAME VERNET

De qui est-ce ?

HENRI

De Flaubert, Madame. Flaubert Gustave.

MADAME VERNET

Je connais. Vous m’en aviez souvent parlé. N’a-t-il pas fait un autre livre qui a un titre drôle, un titre qui m’a frappée : La Tentation de saint Antoine ? Ce doit être raide, hein.

HENRI

Très raide. Je ne vous le conseille pas : vous n’iriez pas jusqu’au bout.

MADAME VERNET

Et après, qu’y mettrez-vous ?

HENRI

Un peu de Balzac ?

MADAME VERNET

J’en ai lu. Les descriptions m’ont arrêtée. Est-ce qu’il y a des descriptions dans tous ses livres ?

HENRI

On en retrouve par ci, par là.

MADAME VERNET

Alors pas de Balzac, si cela ne vous fait rien.

HENRI

Ça m’est égal. Ce que j’en dis, c’est pour causer. D’ailleurs je suis de votre avis. Les descriptions embrouillent ; on perd le fil : c’est agaçant.

MADAME VERNET

Et après, qu’y mettrez-vous ?

HENRI

C’est comme si nous jouions au corbillon. J’y mettrai un peu des Goncourt, un tout petit peu, pour donner du goût.

MADAME VERNET

Je les connais aussi ceux-là. Vous ne faites qu’en parler. Deux frères qui s’aimaient bien, n’est-ce pas ?

HENRI

Ils s’adoraient.

MADAME VERNET

C’est gentil, ça. Lequel des deux est donc mort, déjà ?

HENRI

Le plus jeune.

MADAME VERNET

Lequel des deux écrivait le mieux ?

HENRI

Le plus jeune, naturellement, puisqu’il est mort.

MADAME VERNET

Qu’est-ce que vous me donnerez des Goncourt ?

HENRI

Renée Mauperin. C’est encore l’histoire d’une jeune fille qui ne sait pas ce qu’elle veut et qui en meurt.

MADAME VERNET

Pauvre fille ! Ensuite.

HENRI

Ensuite Germinie Lacerteux : c’est l’histoire d’une servante.

MADAME VERNET

Oh ! non ! pas de bonne. Ces gens-là savent-ils aimer ?

HENRI

Voulez-vous Madame Gervaisais ? Cela se passe à Rome.

MADAME VERNET

J’aime beaucoup les livres de voyage.

HENRI

Sœur Philomène. Il s’agit d’une Sœur d’hôpital.

MADAME VERNET

Est-ce qu’il y a des tableaux de la souffrance humaine ? Oui ? N’en parlons plus. Je me trouverais mal à chaque instant. Qu’est-ce que nous prendrons de Zola ?

HENRI

Rien, à cause de votre odorat. Vous me demandez mon avis : je vous le donne.

MADAME VERNET

Mais il faut du Zola dans une bibliothèque de choix. Je suis une femme mariée. La délicatesse a des bornes. Ne dirait-on pas que vous me prenez pour une petite fille ? Je vous assure qu’il m’est tombé, par hasard, sous les yeux, quelques passages de Germinal et de la Terre, ceux qui ont fait le plus de bruit, et je ne les ai pas trouvés si « choses ». Et puis, en souvenir des beautés de premier ordre, il ne faut pas se montrer sévère pour les taches. Allons, accordez-moi quelques volumes de Zola.

HENRI

Vous les aurez tous, chère femme de mon cœur.

MADAME VERNET

Ensuite.

HENRI

Tenons-nous-en là pour l’instant. Nous continuerons demain la revue. Nous remplirons encore quelques casiers avec ce qui reste d’écrivains en prose pour dames, et nous demanderons ensuite aux poètes s’ils n’ont pas en réserve quelques poésies de derrière les fagots, pour faire la bonne bouche.

MADAME VERNET

N’oubliez pas au moins qu’un rayon tout entier, capitonné de soie, est destiné à vos œuvres futures, richement reliées.

HENRI

En peau de chagrin d’amour, avec des fers spéciaux, ceux que vous m’avez mis au cœur. C’est la grâce que je me souhaite. Allons déjeuner !