Ollendorff (p. 196-201).

XXXVIII

POINTS DE VUE

Madame Vernet a fait choix d’un costume collant, révélateur, couleur de chair tendre, transparent. Les regards se posent sur elle en guêpes. Elle sent la piqûre, mime l’effarouchement, la honte. L’étoffe mouillée fait feuille de papier à cigarette. Elle la pince du bout des doigts, la tapote, mais le tissu retombe et s’appuie. Elle est vêtue de caresses. Quel amant frénétique, à l’étreinte ubiquitaire, pourrait serrer ses formes d’aussi près ? Madame Vernet imite la cane et s’assied par terre.

Nous sommes autour d’elle une rangée de messieurs intéressés. Nous n’en perdons pas un méplat. L’apparition d’un morceau de chair fait ciller les paupières. Chaque mari se braque sur la femme du voisin et oublie la sienne. On s’amuse.

Les dames aussi s’amusent. Quand un homme sort de l’eau, ruisselant, les cheveux pleureurs, moulé ou de pauvre académie, elles savent apprécier, sourire, tousser. C’est entre les deux sexes un discret échange d’attitudes. Un peignoir s’ouvre au moment où les attentions sont fixes, se ferme à la façon des burnous. Des gorges baillent, des reins roulent et se croisent.

Nous jouons en outre au jeu de l’ensevelissement. Une baigneuse se couche, et des mains actives travaillent à la recouvrir de sable. Les principales élévations sont les pieds et les seins. Un frétillement, un soupir, et tout s’écroule. Il faut appeler à l’aide. La plage entière s’y met et se partage l’ouvrage. Un monsieur prend une cuisse pour lui, un autre se réserve le ventre. Deux associés unissent leurs efforts autour des hanches. On fait la chaîne, comme dans les incendies. La baigneuse lutte contre tous avec des éclats de rire qui la secouent. C’est doux, c’est chaud, c’est bon.

Elle crie :

— « Pas dans le cou ! pas dans les oreilles ! »

C’est fini, tout a disparu jusqu’au menton. On peut chercher. Il ne reste pas à l’air un point gros comme la tête d’une épingle. Ces messieurs n’ont plus rien à faire. Ils s’essuient le front et parlent de leur appétit. Sous son édredon de sable, la baigneuse déclare qu’elle va mourir, et, soufflant à peine, les yeux clos, languissante, elle allume ses pommettes.

À qui le tour ?

MONSIEUR VERNET

On ne fait de mal à personne. Regardez Monsieur et Madame Vilard qui rentrent à leur cabine.

C’est un ménage renommé au loin pour sa bonne entente. Vieux mariés déjà, ils s’aiment comme au premier jour. Ils se déshabillent ensemble dans la cabine du prêtre, qui est l’oncle de Monsieur Vilard, se baignent ensemble, s’apprennent mutuellement à nager, se tiennent par la main, se saluent, mêlent leurs exclamations de joie et ne sortent de l’eau qu’ensemble, en se donnant le bras. Amaigris par l’amour, ils sucent tout le jour des pastilles de chocolat que parfois ils échangent de bouche à bouche, dans un baiser. Ils brûlent, ils se consument, indifférents aux quolibets des hommes et aux avertissements des docteurs. Tous les six mois le mari est obligé d’aller à l’hôpital.

MONSIEUR VERNET

L’eau éteint le feu. La mer ne peut pas les calmer. Au contraire, elle les ravive. Vous allez voir.

HENRI

Qu’est-ce que je vais voir ? Ils sont rentrés.

MONSIEUR VERNET

Vous allez voir ! Vous allez voir !

Ses narines vibrent au fumet d’un bon plat. Les messieurs, oubliant la baigneuse qui fait la morte dans son cercueil de sable, épient la cabine et se consultent.

— « Avez-vous vu ? »

— « Non. Vous vous trompez, je crois. »

Ils s’avancent de quelques pas, penchés.

HENRI

Qu’est-ce qui va se passer ? On dirait que vous guettez un lapin.

MONSIEUR VERNET

Chut ! voyez-vous qu’elle remue ?

HENRI

Qu’est-ce qui remue ?

MONSIEUR VERNET

La cabine. Tenez, la voyez-vous ?

HENRI

Après ? Toutes les cabines remuent quand il fait du vent, et quand il y a quelqu’un dedans.

MONSIEUR VERNET

Mais la leur remue parce qu’ils se font ça.

HENRI

Expliquez-vous.

MONSIEUR VERNET

Eh oui, ils se font ça. Quelle explication voulez-vous ? Vous ne comprenez donc rien aujourd’hui ? Ils se font ça après leur bain, chaque fois, sans manquer, sur les planches mêmes, dans leur boîte d’un mètre cube.

Monsieur Vernet me fait des signes de la main, me prie de me taire, de le laisser entier à ses observations.

— « Prêtez-moi donc votre lorgnette, vite, vite », dit quelqu’un.

C’est empoignant. Les dames regardent de côté. La baigneuse enterrée se met sur son coude, et, dans les flots, une autre baigneuse reste immobile, droite, vainement heurtée par la vague, naïade inquiète.

Mais le vieux prêtre, retour du large, ramasse sa baignoire, et courant à petits pas sur la grève, s’en va frapper à la porte de la cabine.

Grelottant, dégouttant, avec sa cuvette de zinc sous le bras, il ressemble maintenant à une marchande de maléfices qui vient de faire, par une averse, ses provisions pour le prochain sabbat et attend qu’on lui ouvre.