Ollendorff (p. 191-195).

XXXVII

LA PLAGE

Celle de Talléhou est toute petite. On marche pieds nus sur un sable fin et doux comme un ventre de femme. On se baigne sans cérémonies. Une femme debout au creux d’un rocher, la main en garde-crottes sur ses yeux, feint de regarder quelque chose au loin, un vapeur. On cherche.

Cependant elle se déshabille par escamotage : on la retrouve en costume de bain.

Avec des gestes chasseurs de mouche, elle s’avance à la rencontre de la mer. Elle pousse des cris, et s’exerce à sautiller en l’air, comme un jouet mécanique, à se jeter sur la tête, les épaules, les seins, des pleines mains de sable mouillé et de filandreux varech. La mer a beau faire le chien couchant : dès qu’elle s’approche, la baigneuse s’enfuit, plaintivement gloussante, vers son rocher.

C’est ainsi que se baignent presque toutes ces dames. Galamment, le maire avait fait planter deux poteaux, tendre des cordes « pour faciliter leurs ébats natatoires », disait-il. Elles eurent peur, non de l’eau, mais de ces cordes, qui se tordaient comme des serpents dans leurs jambes. En outre, elles prétendaient qu’on apprend mieux à nager sur le bord. La mer, en colère, a roulé les cordes, arraché les poteaux, emporté le tout.

Ces dames adorent les rondes entre elles, se tiennent par la main. Elles tournent, fouettées d’éclaboussures, frénétiques avec des rires de sauvagesses qui vont faire un bon repas, manger le missionnaire garrotté et cuisant à petit feu.

De temps en temps un baigneur aimable les avertit.

— « Doucement, Mesdames. Pas par là : vous vous trompez. La mer est de ce côté. »

UNE BAIGNEUSE

Tous les jours c’est la même chose. Qu’il pleuve ou vente, je prends mon bain. Le docteur me l’a recommandé.

UNE AUTRE

Ne trouvez-vous pas que l’eau salée porte mieux que l’eau douce ?

UNE AUTRE

Je l’avais déjà remarqué : on se sent d’une légèreté ! Il ne faudrait pas faire d’imprudence : une vague vous enlèverait comme une plume.

UNE AUTRE

Commencez-vous un peu à nager ?

UNE AUTRE

Oui, mais je n’aime pas me mettre sur le dos : il m’entre de l’eau dans les oreilles.

UNE AUTRE

J’avoue que je ne fais pas encore bien aller les épaules. Mon mari m’a pourtant montré hier soir, sur un petit banc.

UNE AUTRE

On se baigne, n’est-ce pas, pour son plaisir. On ne tient pas à faire du genre.

Un phtisique, sur un tabouret, regarde les baigneurs. Sa tête maigre, douloureuse, supporte péniblement un immense chapeau de paille, à l’abri lui-même sous une ombrelle blanche à doublure verte. Il ne peut pas tenir en place, veut sans cesse s’asseoir ailleurs, et il semble toujours qu’il s’assied pour la dernière fois. Ses coudes, ses genoux crèvent l’étoffe. Sa bouche grande cherche un peu de vie.

Soudain de l’une des cabines sort un vieux prêtre en costume de bain noir. Ces dames se le désignent et chuchotent avec respect. Il porte une cuvette en zinc et un mouchoir blanc. Il descend à la mer, en courant à petits pas, trempe ses doigts dans l’eau et fait le signe de la croix. Laminé par l’âge, il se ratatine pudiquement, le corps en demi-cercle, si effacé qu’il paraît vouloir montrer son dos de tous les côtés à la fois.

Ces dames se sont tues, comme s’il allait officier. Il emplit sa baignoire, la soulève, et verse l’eau froide sur son crâne, les pieds joints, le corps droit, découpé en charbon sur le vert-bouteille de la mer.

Il jette la cuvette, s’enveloppe la tête dans le mouchoir qu’il noue sous le menton, s’avance au milieu des flots, se baisse pour enfoncer plus vite, se retourne sur le dos, et se laisse emporter, les bras étendus.

Régulièrement il plie les jambes, les genoux à fleur d’eau et les détend avec force. La lame le voile. On ne distingue plus que la tête enveloppée dans le mouchoir blanc, et, quand une vague le soulève, il ressemble à un christ d’ébène hors de service qui s’en va à la dérive, couché sur un matelas et pris d’une rage de dents.