L’Économie rurale en Hollande
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 302-333).
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L’ECONOMIE RURALE
EN NEERLANDE
SCENES ET SOUVENIRS D’DN VOYAGE AGRICOLE.

III.
LA REGION SABLONNEUSE
LA DRENTHE ET LA TWENTHE. — LE SALLAND. — LA VELUWE ET LE GOOILAND. — LE WESTLAND. — LES WEEN-KOLONIEN. — LE LIMBOURG.

Au-delà des riches terres d’alluvion qui bordent presque partout les côtes de la Néerlande, s’étend une région moins basse, mais bien moins favorisée, dont l’aspect, la constitution géologique et la culture sont tout à fait, différens. On ne retrouve plus là ces cités opulentes assises aux bords de leurs canaux, ces gras herbages tout remplis de magnifiques troupeaux, ces horizons verdoyans, cette prairie sans fin, qui aux yeux de la plupart des étrangers constituent toute la Hollande. On pénètre brusquement dans une contrée peu habitée, sablonneuse, naturellement stérile, éloignée du mouvement des affaires et des voyageurs, longtemps privée de routes et par suite demeurée sans relations avec le reste du pays, mais qui par cela même a conservé dans ses campagnes isolées des mœurs, des coutumes, des modes de culture empreints d’une originalité toute locale.

Sur les 3,275,533 hectares que comprennent les Pays-Bas, la zone des sables en prend plus de la moitié, soit environ 1,700,000 hectares. Elle commence vers le sud, dans les deux provinces du Brabant septentrional et du Limbourg, où elle se confond avec la Campine belge, s’abaisse ensuite pour former la grande vallée où passent le Rhin et la Meuse, qui y ont déposé leur fertile limon, se relève dans la province de Gueldre, où elle créé le district si curieux de la Veluwe, puis s’affaisse de nouveau et livre passage à l’Yssel. Au-delà de cette rivière, elle embrasse presque tout le territoire des deux provinces d’Over-Yssel et de Drenthe, dépasse la frontière, se poursuit en Hanovre, en Prusse, tout le long de la Baltique, et jusqu’en Russie. Elle s’avance vers l’ouest jusqu’auprès d’Amsterdam, où on la reconnaît dans les relèvemens inattendus du Gooiland, et au nord, au-delà du Zuyderzée ; elle constitue même le noyau résistant des îles de Texel et de Wieringen. La formation de ce terrain est antérieure à la période géologique actuelle, car on y trouve les ossemens des hyènes et des mastodontes du monde primitif, et il a été déposé au fond de la mer du Nord quand celle-ci battait encore de ses vagues les falaises crayeuses de Maestricht et les croupes schisteuses des bassins houillers de la Roer et de la Meuse. Il remonte donc à l’époque du diluvium, et il a dû être soulevé au-dessus du niveau des eaux par un mouvement insensible et continu, car aucune dislocation ne dérange la disposition horizontale de ses couches, du reste à peine marquées.

Le niveau moyen de la contrée ne dépasse guère que d’une quinzaine de mètres le niveau de la mer ; cependant quelques collines montent plus haut, comme le Lemelerberg près Ommen, qui s’élève à 84 mètres, et le Wiesselschebosch près Apeldoorn, qui atteint son point culminant à 104 mètres. Les habitans vous montrent avec un certain orgueil ce qu’ils appellent leurs montagnes, et en effet ces légères éminences se voient de très loin et interrompent heureusement la ligne partout ailleurs si parfaitement droite de l’horizon. Le sol est formé d’un sable jaunâtre, parfois avec un sous-sol d’argile ou de tuf ferrugineux. Il contient souvent beaucoup de pierres roulées et de cailloux avec empreintes fossiles, dont l’origine a longtemps préoccupé les géologues hollandais, et qu’on exploite pour macadamiser les routes. En comparant ces pierres et ces cailloux aux roches d’où on les croyait sortis, on est enfin parvenu à constater qu’une partie avait été amenée par la Meuse, une autre par le Rhin, et que les fragmens de quartz et de granit rouge si nombreux dans la Drenthe ne pouvaient venir que de la Norvège, et avaient été transportés à l’époque glaciaire par les banquises détachées de la péninsule Scandinave. Telle est la constitution du sol dans la région sablonneuse, et il était nécessaire de la faire connaître, car elle a déterminé la manière dont la terre est exploitée. Nulle part un sable aride ne succède aussi brusquement à un limon d’une fertilité si exceptionnelle, et nulle part non plus la différence qui existe entre la culture des terres fortes et celle des terres légères n’est plus frappante qu’ici. Ce contraste n’a même pas échappé au vulgaire, et la distinction entre le zandboer, le cultivateur des sables, et le kleiboer, le cultivateur de l’argile, est généralement connue et partout en usage. Il s’en faut de beaucoup néanmoins que toute la région sablonneuse soit mise en valeur de la même façon ; on y voit au contraire se succéder les différens systèmes que les peuples agriculteurs ont tour à tour pratiqués, depuis la culture la plus primitive et la plus extensive jusqu’à la plus intensive et la plus perfectionnée.


I

Au sortir du régime pastoral, la manière la plus simple d’exploiter les forces productives du sol par la culture consiste à brûler les mottes de la superficie pour semer le grain dans les cendres, qui servent d’engrais. C’était, d’après M. de Gasparin, le mode d’exploitation des Celtes, et c’est encore ainsi que les Tartares cultivent la céréale à laquelle ils ont donné leur nom, le sarrasin (fagopirum tartaricum), dans les steppes du sud-ouest de la Russie et dans la Sibérie méridionale. Ce système, l’écobuage, a été pratiqué de tout temps par les populations dispersées sur de vastes espaces de plaines ou de forêts, et l’ancien mot français brandes, bruyères incultes, semble indiquer que les Francs ont apporté le même usage dans la Gaule, car branden, dans leur langue, signifie brûler. L’étendue remplace alors le capital et le travail, car ce n’est que tous les douze ou quinze ans qu’on peut demander à la terre un produit dont elle fait tous les frais, La culture du sarrasin, telle qu’elle est pratiquée par les Tartares, ne suppose point la propriété individuelle et n’exclut pas la vie nomade, et cependant on la retrouve dans les Pays-Bas entendue exactement de la même manière. A l’est des provinces de Groningue, de Drenthe et d’Over-Yssel, dans les dépressions du terrain sablonneux, s’étendent d’immenses tourbières hautes (hooge veenen). Ces tourbières spongieuses et imprégnées d’eau paraissent absolument impropres à toute espèce de culture. L’homme n’y a point établi sa demeure ; c’est à peine s’il peut s’y avancer sans péril, et le travail du cheval y serait impossible, si l’on n’avait soin de lui attacher des planchettes sous les pieds. Elles forment ainsi des bruyères désertes de quinze et vingt lieues d’étendue, comme le Bourtanger hoogmoer, qui se prolongent encore loin en Allemagne et qu’on croirait vouées par la nature à une stérilité éternelle. Aussi, quand on parcourt au mois d’août cette région nue et désolée, est-on très étonné de rencontrer à trois ou quatre lieues de toute habitation d’immenses champs de sarrasin dont la fraîche verdure fait un agréable contraste avec les teintes sombres de la bruyère, et dont les charmantes fleurs blanches embaument l’air d’une douce odeur de miel. Voici comment on obtient cette récolte, qui donne un excellent résultat, quand elle n’est pas saisie par la gelée de quelque froide matinée d’été ou renversée par la violence des tempêtes. Le veenboer, le paysan des tourbières, loue ou, comme on dit, achète le terrain pour douze ans moyennant 200 ou 300 francs l’hectare. Au printemps, il dessèche la superficie de la tourbière en y pratiquant des saignées, puis il la découpe en mottes qu’il laisse sécher pendant tout l’été. Au printemps de l’année suivante, entre le 1er mai et la fin de juin, il choisit un jour serein, quand le vent soufflant de l’est ou du nord promet un temps sec, et alors il met le feu aux mottes desséchées qui couvrent le sol. C’est un rude travail que de distribuer la flamme partout également, car comme on allume toujours la tourbe sous le vent, afin que la fumée n’étouffe pas les travailleurs, il faut que ceux-ci, marchant au milieu du feu, répandent devant eux les charbons et les mottes enflammées au moyen d’une corbeille de fer fixée au bout d’un long manche. Ces vastes superficies de tourbières qui brûlent répandent d’épaisses colonnes de fumée que le vent du nord pousse sur la moitié de l’Europe, jusqu’à Paris, jusqu’en Suisse et même jusqu’à Vienne ; Tout à coup l’atmosphère perd sa pureté, tous les objets prennent une teinte bleuâtre, le soleil, dépouillé de ses rayons, ressemble à un disque de fer rouge dont l’œil supporte facilement l’éclat adouci ; une odeur toute spéciale accompagne l’apparition de ce singulier phénomène, que les populations désignent sous le nom de brouillards secs ou de brouillards du nord, sans se douter d’où ils proviennent. Quand les mottes de tourbe sont converties en charbon et en cendres, on égalise le terrain au moyen de la herse, et on y sème du sarrasin dans la. proportion de 80 litres environ par hectare. Le produit peut s’élever jusqu’à 21 hectolitres, mais on ne peut guère compter que sur une moyenne de 10 à 15 hectolitres, ce qui, au prix de 14 francs l’hectolitre, donne encore un magnifique résultat pour un terrain qui semblait destiné à demeurer absolument improductif.

On peut ainsi obtenir cinq ou six récoltes successives, mais après la troisième le produit commence à diminuer ; dès la quatrième récolte apparaît une plante naturellement étrangère aux tourbières, la spergule, qui envahit peu à peu le sol, de manière qu’à la sixième année on coupe spergule et sarrasin ensemble pour les donner en fourrage au bétail. Dès que la terre est complètement épuisée, on l’abandonne à la végétation naturelle, qui ne tarde pas à s’en emparer. Alors la spergule disparaît bientôt pour faire place à une plante de la famille des composées, le senecio sylvaticus, à laquelle succèdent ensuite l’oseille sauvage (rumex acetosella) et une graminée (holcus lanatus). Enfin la flore distinctive des tourbières reparaît : les deux espèces d’éricas, le jonc, l’eriophorum, le sphagrum, reprennent possession d’un sol dont la constitution particulière favorise leur croissance. Il faut alors de vingt-cinq à cinquante ans pour que la superficie de la tourbière se recouvre d’une nouvelle couche qu’on puisse exploiter encore, et même après ce long intervalle le terrain se montre moins favorable à la culture du sarrasin et ne permet plus que quatre ou cinq récoltes successives.

A côté de cette culture intermittente et presque nomade[1], on trouve dans la Drenthe un autre système d’exploitation déjà plus avancé, mais qui rappelle cependant les plus antiques usages de la Germanie primitive. La Drenthe est la province la moins peuplée de la Néerlande : sur ses 266,276 hectares, elle ne comptait en 1860 que 94,472 habitans, c’est-à-dire 36 par 100 hectares. A la fin du siècle dernier, en 1796, elle n’en avait que 39,672, dont seulement 5,789 n’appartenaient pas directement aux classes rurales. Entourée de toutes parts de marais et de tourbières, la Drenthe formait comme une île de sables et de bruyères où s’étaient conservées intactes les coutumes des aïeux. On y retrouve encore de nos jours l’antique organisation de la marche saxonne, la saxena marke[2], dont on reconnaît également les traces dans le district du Westerwolde en Groningue, dans tout l’Over-Yssel, dans le pays de Zutphen, dans la Veluwe et jusque dans le Gooiland, aux portes mêmes d’Amsterdam, c’est-à-dire dans toutes les parties de la région sablonneuse du diluvium que les Saxons occupèrent vers le ive siècle. La marke, cette espèce de propriété à moitié indivise, n’était pas transmissible autrefois par vente ou donation ; mais de nos jours les tribunaux ont décidé qu’elle pouvait s’aliéner comme tout droit immobilier, et quand, pour sortir d’indivision, on vient à vendre les marches, le produit est partagé entre les copropriétaires d’après le nombre de wharen ou parts qu’ils y possèdent. Cet antique régime, qui avait embrassé jadis tout le territoire, comprenait encore en 1828, dans la Drenthe seule, cent seize marches et 126,398 hectares, c’est-à-dire environ la moitié de la province. En 1860, il ne restait plus que quarante-trois marches indivises avec 32,995 hectares ; mais, même après la division, presque tout le territoire des anciennes marches reste soumis au pâturage commun, et 40 pour 100 de la superficie totale est demeurée inculte. Il est intéressant de retrouver encore intacte une antique institution rurale bien antérieure à la commune[3], à la paroisse même, et qui, remontant au temps où les Germains adoraient Thor et Wuodan, a résisté également au régime féodal et à la centralisation moderne, et continue à durer malgré les textes du code civil, de même qu’on voit en Italie saillir sous les monumens modernes les puissantes et indestructibles assises des substructions cyclopéennes.

Jadis les cohéritiers de la marche se réunissaient une fois l’an, à la Saint-Pierre, en assemblée générale (holting). Ils y paraissaient en armes, et nul ne pouvait se dispenser d’y assister sous peine d’amende. On y réglait tous les détails de la jouissance de la propriété commune, on arrêtait les travaux à faire, on prononçait les peines pécuniaires pour violation des règlemens, et on nommait ceux qui étaient chargés du pouvoir exécutif, le markenrigier et ses assesseurs. Le markenrigter, c’est-à-dire le chef de la marke, s’appelait aussi markgraaf, le comte de la marke, littéralement le marquis, qui, comme le comte de la digue, le dykgraaf, veillait à la défense des intérêts communs. Il n’est pas difficile de reconnaître dans ces associations naturelles, fondées sur la possession en commun de la terre, tous les élémens du régime représentatif et ces habitudes innées de self-government qui, transportées au-delà des mers par les descendans de cette même race saxonne qui a occupé jadis la région sablonneuse de la Néerlande, ont donné naissance aux communes, aux comtés, aux états de l’Amérique du Nord et de l’Australie. Les traits essentiels de l’organisation de la marche subsistent encore de nos jours ; elle forme une petite administration qui remplace à bien des égards la commune, qui veille à l’écoulement des eaux, à l’entretien des voies de communication, à la mise en valeur des terrains indivis, et qui élit ceux qu’elle charge d’exécuter ses décisions. Seulement ce ne sont plus des guerriers armés qui se réunissent au holting après avoir sacrifié à Wuodan, mais de paisibles propriétaires, de pacifiques cultivateurs qui s’assemblent après avoir fait à frais communs un bon dîner.

Lorsqu’on parcourt les vastes plaines de la Drenthe ou de l’Over-Yssel, on voit s’élever de temps en temps au-dessus du niveau de la bruyère un grand champ arrondi, d’ordinaire couvert d’une belle récolte de seigle. C’est la partie de la marche consacrée à la culture, l’essch, dont le nom semble provenir d’une ancienne racine qui a donné esca au latin et essen à l’allemand, et qui désigne ici la terre d’où les populations tirent leur nourriture. L’essch était autrefois le fonds commun où chaque cohéritier de la marke recevait annuellement sa part à cultiver, ainsi que l’indiquent si nettement Tacite et César. Pendant le moyen âge, ces parts sont entrées peu à peu dans le domaine privé ; mais la propriété individuelle est encore loin d’être dégagée des entraves de la communauté primitive, car tous les anciens usages de la culture en commun continuent à subsister. L’essch est divisé en une multitude de parcelles ; seulement, comme il n’y a point de chemin qui traverse ce vaste champ cultivé, ces parcelles sont sans issues aussi longtemps que la récolte est sur pied, et rien ne les limite, sauf quatre gros blocs de granit erratique fixés en terre aux quatre coins. Il résulte de cette disposition qu’elles doivent toutes être emblavées des mêmes grains, labourées, semées, moissonnées en même temps, car si un propriétaire voulait mettre par exception une céréale de printemps quand ses voisins ont adopté une céréale d’hiver, il ne pourrait faire les labours et les charriages de l’engrais sans occasionner de notables dommages qu’il devrait payer, et qui lui attireraient l’inimitié de tous.

La rotation triennale est encore généralement suivie ; le champ est divisé en trois parties : le winteressch, où l’on met le seigle d’hiver, le someressch, où l’on sème du seigle d’été, et le brachessch, qui restait en jachère autrefois, mais où l’on cultive maintenant du sarrasin. Le corps collectif des exploitans s’appelle deboer, c’est-à-dire le paysan. Ils se réunissent en assemblée plénière (hagespraak), en plein air sous de grands chênes séculaires, ou bien dans une espèce d’amphithéâtre en gazon, au centre duquel subsiste encore parfois l’antique pierre des sacrifices. Le cultivateur qui entretient le taureau communal conserve aussi le cor ou plutôt la corne qui appelle les habitans à l’assemblée, et qui donne le signal des divers travaux à exécuter dans les champs. Lorsque tous les intéressés sont réunis, on délibère et on fixe l’époque des labours, des semailles et des moissons. C’est aussi l’assemblée qui choisit les quatre volmagten chargés du pouvoir exécutif, avec cette réserve toute démocratique cependant que les kolters, c’est-à-dire les simples ouvriers habitant une cabane, les cottiers anglais, en nomment deux, et que les boeren, les cultivateurs ayant des chevaux, nomment les deux autres. Quand vient le jour fixé pour la moisson, la corne sonne dès l’aube, et chacun se met au travail ; mais le soir, après le signal de la retraite, il est défendu sous peine d’amende de continuer de couper le grain. Les gerbes faites, chacun est tenu de les disposer par huit en kokken, afin de les faire sécher et de les préserver le plus possible de la pluie. Le jour de la rentrée de la moisson est aussi arrêté après délibération en commun : de joyeux repas et de copieuses libations célèbrent cette heureuse journée, qui assure aux cultivateurs la récompense de leurs rudes travaux.

La terre alors est livrée tout entière à la vaine pâture : on y mène d’abord les vaches, puis les moutons, après quoi on retourne légèrement la superficie du sol, qui se couvre aussitôt d’oseille sauvage (rumex acelosella), que les Hollandais appellent avec raison schap surkel, car cette plante est une excellente nourriture pour le mouton, qui s’en montre très avide. Quand on voit pour la première fois les esschen de la Drenthe tout rougis de la masse innombrable de ces fleurs microscopiques, on ne sait à quoi attribuer cette teinte singulière, car on ne s’attend pas à voir cultiver à dessein une mauvaise herbe considérée partout ailleurs comme un fléau. La nuit, les moutons sont parqués sur les champs, et on croit en Hollande pouvoir démontrer que c’est ici qu’est née cette pratique dont l’agriculture anglaise a su tirer un si grand parti. Chaque cultivateur doit fournir des clôtures à proportion des moutons qu’il possède. Le droit de vaine pâture sur les chaumes s’appelle le klauwen gang : il est généralement en usage. Pour préserver Vessch de l’atteinte du bétail pendant que la moisson est encore sur pied, on l’entoure d’une sorte de mur en mottes de bruyères précédé d’un fossé, le essch-wal. Chacun est forcé de travailler à l’entretien de ce rempart le jour fixé par l’assemblée, et quiconque est en retard de plus d’une demi-heure après que la corne a appelé les travailleurs à l’ouvrage doit payer quatre sous d’amende.

À quelque distance de l’essch, on rencontre le village. Les maisons, bien construites et admirablement entretenues, sont rangées autour d’une vaste place, le brink, et elles élèvent leurs pignons blanchis à l’ombre de vieux chênes dont les dômes majestueux font rêver aux grandes forêts de Teutsch, où les Germains aimaient à fixer leurs demeures. L’antique ferme des cohéritiers de la marke n’offre pas un aspect aussi flatteur que ces charmantes maisons du brink ; elle est encore tout à fait semblable à l’ancienne habitation germanique telle que nous l’ont décrite les historiens romains. C’est un vaste bâtiment en bois, couvert de chaume, sans aucune division intérieure, une sorte de grange où tout se trouve réuni à la même place, la moisson, les instrumens aratoires, les animaux domestiques et la famille du cultivateur. Les chevaux sont d’un côté, les vaches de l’autre ; entre les deux vaguent les porcs, les poulets et les enfans. Au fond, des espèces d’armoires en bois renferment les lits. Il n’y a point de cheminée ni même aucune ouverture au toit. Au centre brûle constamment un feu de tourbe dont la fumée s’échappe lentement à travers les interstices des ais, après avoir séché les gerbes de seigle et de sarrasin entassées au-dessus des poutres jusqu’au faîte du toit. Les défenseurs des vieilles coutumes, adversaires acharnés des cheminées, prétendent que le grain acquiert ainsi une qualité exceptionnelle, ce que le commerce semble reconnaître en effet, car il recherche les grains de la Drenthe. Malgré cet avantage peu contestable, les primitives habitations rurales, dont le type remonte à l’époque saxonne, tendent à disparaître avec les vieilles générations qui meurent et avec les anciennes coutumes qui s’en vont. Depuis que les chemins empierrés offrent des moyens de communication plus faciles, on peut se procurer même au milieu des bruyères de meilleurs matériaux, des briques, de la chaux, des bois de Norvège, et les nouvelles fermes qui remplacent les vastes huttes des ancêtres sont bâties avec ce soin et cette propreté qui leur impriment aussitôt le cachet hollandais.

La culture de cette région est encore peu avancée : elle est essentiellement extensive, car, pour obtenir sur les esschen des récoltes non interrompues de céréales, il faut y apporter chaque année de nouveaux élémens de végétation. Or on les emprunte à la bruyère, qui s’étend partout à perte de vue. C’est là que le bétail doit chercher en grande partie sa nourriture, c’est là aussi qu’on prend ces mottes, plaggen qui servent à entretenir la fertilité de la terre cultivée. On les met comme litière dans l’étable ; ensuite on en mêle encore au fumier, afin de faire un compost. Grâce à l’engrais de mouton, on obtient ainsi un amendement qui renouvelle constamment les principes indispensables à la production du grain, et qui assure de bonnes récoltes. Malgré les vices d’un assolement aussi épuisant, le produit du seigle s’élève à 22 hectolitres par hectare, et celui du sarrasin à 20. En 1858, la Drenthe possédait 62,000 têtes de bêtes à cornes ou environ 65 par 100 hectares de terre travaillée et 113,800 moutons ou 150 par 100 hectares cultivés. Il y a là sans doute de quoi fumer convenablement la terre labourée ; mais ces animaux sont petits, rapportent peu de profit, et vivent une partie de l’année sur le terrain vague. On élève aussi beaucoup de poulains qu’on vend très jeunes encore à la Frise et à la Groningue, où ils peuvent acquérir, sur de bonnes prairies, un développement que leur refuseraient les maigres pâturages de la région sablonneuse. D’après ce qui précède, on voit que toute la culture repose sur l’emploi des plaggen ou mottes de bruyère, et la quantité qu’on en transporte sur le champ labouré est si considérable que cette addition de terreau, renouvelée chaque année depuis peut-être deux mille ans, a fini par élever les esschen de plusieurs mètres au-dessus de la plaine environnante. Sans les plaggen, les cultivateurs de toute la région sablonneuse déclarent impossible l’exploitation de leur maigre terre, et elle le sera en effet aussi longtemps qu’ils continueront à suivre la méthode actuelle ; mais il en serait tout autrement, s’ils se décidaient à introduire peu à peu la culture alterne de la Flandre combinée avec la stabulation permanente, car grâce à ce système le paysan du pays de Waes met en valeur des terrains aussi rebelles que ceux de la Drenthe. comme le succès de la culture dépendait surtout de l’étendue de bruyère que chaque copropriétaire de la marke avait à sa disposition, l’intérêt de tous était de ne pas voir augmenter la population. Aussi le pouvoir exécutif (le markenrigter) veillait-il à éloigner tous ceux qui seraient venus s’établir sur les terrains vagues pour les mettre en culture. On n’admettait que les travailleurs (les kotlers) dont on avait absolument besoin, et encore ne leur accordait-on pas le droit de mettre leurs bêtes sur la lande, mais seulement celui d’y couper trois charretées de plaggen. Telle est la cause qui a fait si longtemps de la Drenthe un désert. Sur 266,000 hectares en 1832, 23,000 seulement étaient labourés ; mais depuis qu’on a commencé à diviser les marches, c’est-à-dire depuis cinquante ans, la population s’est rapidement accrue : de 1796 à 1850, elle a augmenté de 131 pour 100, tandis que l’augmentation moyenne pour le royaume n’a été que de 42 pour 100 pendant la même période. La mise en valeur des terres vagues au moyen de ces cultures est nécessairement très lente ; mais la plantation du pin sylvestre permettra des conquêtes plus rapides, surtout quand le chemin de fer, qui bientôt reliera ces districts écartés au reste du pays, aura ouvert des débouchés aux produits futurs des bois résineux.

Dans la Drenthe, l’aspect du paysage, ces landes immenses que l’homme ne semble pas avoir occupées encore d’une manière permanente, et où lui et ses troupeaux ne laissent pas plus de trace de leur passage que le navire qui sillonne l’Océan, les usages anciens, la culture en commun sur les esschen, la trompe rustique qui appelle les laboureurs au travail, les vieux chênes du village, la forme et la disposition intérieure des habitations, les tumulus qui recouvrent les cendres et les armes des anciens guerriers francs ou saxons, tout vous transporte dans la Germanie décrite par Tacite ; mais on rencontre parfois sur la bruyère certains monumens étranges qui rejettent l’imagination à une époque bien plus reculée encore. Ce sont d’énormes blocs de granit rouge, des pierres levées sur lesquelles reposent d’autres masses plus plates et plus grandes, comme pour former la table fruste et difforme d’une famille de géans. Ces pierres muettes et sans inscription, debout dans la solitude, nues, sans aucune végétation parasite pour en égayer les sombres teintes, ont un aspect farouche qui inspire un respect mêlé de crainte. La dernière fois que je visitai l’un de ces monumens mystérieux, c’était près de Gieten, par un temps orageux. Le soleil couchant jetait une lueur sinistre sur les blocs de granit, qui paraissaient teints de sang. De lourds nuages chassés par le vent accouraient du fond de l’horizon, semblables à ces animaux fantastiques dont les anciennes mythologies peuplaient l’univers. Rien autour de moi ne m’empêchait de me croire revenu au temps où vivaient les tribus inconnues qui avaient élevé ces indestructibles témoins de leur culte ou de leur respect pour les morts. Que sont ces pierres ? Un autel ou un tombeau ? D’où viennent en Hollande ces masses de granit, tandis qu’on ne trouve point de roches semblables à plus de trois cents lieues de distance ? La géologie a répondu à cette dernière question, car elle a montré que ces blocs erratiques avaient été apportés jadis de la Norvège jusqu’ici sur le dos des glaces antédiluviennes ; mais l’histoire ne sait point quelle race a transporté et soulevé ces masses énormes par un travail qui semble dépasser les forces dont peut disposer une tribu barbare. Dans le pays, on appelle ces monumens Hunebedden, lits ou tombeaux des Huns, et il n’est pas étonnant que la tradition populaire en ait attribué l’érection aux bandes d’Attila, dont les dévastations avaient laissé un si profond et si lugubre souvenir dans les premiers temps du moyen âge ; mais il est évident que ce ne sont pas les Huns qui ont disposé ces blocs de granit en forme d’autel ou de tombeau ; il est bien plus probable que ce sont ces populations primitives qui ont autrefois occupé toute l’Europe occidentale, et qui ont dressé aussi les pierres de Karnac en Bretagne et celles de Stonehenge en Angleterre.

La partie occidentale de l’Over-Yssel est occupée par un district qui a quelques rapports avec la Drenthe. C’est la Twenthe, dont le nom semble avoir avec celui de cette dernière province une sorte de concordance qui a beaucoup occupé les étymologistes, sans qu’ils soient arrivés à une explication très satisfaisante. On retrouve encore ici la marke avec son essch ; mais la facilité plus grande des communications et l’industrie qui s’est fixée dans cette région, à Almelo, à Enschede surtout, ont chassé les anciennes coutumes et le travail en commun. Cependant la culture se rapproche encore beaucoup de celle de la Drenthe : c’est aussi une succession non interrompue de céréales. On a même supprimé ici la demi-jachère que permet là-bas le sarrasin. On met sur la même terre du seigle pendant dix ou douze ans de suite, puis après une récolte de pommes de terre on recommence. Bien qu’on semble méconnaître ainsi à plaisir les plus instantes prescriptions de la science agronomique, qui défend de demander trop souvent la même récolte à la même terre, la quantité ni la qualité du grain ne semblent diminuer, et le seigle de la Twenthe est renommé dans toute la Néerlande. Lorsqu’on visite le pays, on est étonné de la vigueur de la plante, de la hauteur et de la force de la paille, de la grandeur de l’épi, et c’est vraiment un beau spectacle que cette mer de seigle dont les vagues ondoient sous la brise, surtout, comme disent les paysans de ce district, quand la précoce céréale répand au vent les effluves de son pollen, qui pénètre l’air d’un parfum de vivifiante fécondité. Le miraculeux succès du détestable assolement suivi ici s’explique, comme dans la Drenthe, par l’énorme quantité de mottes de gazon et de bruyère qu’on amène chaque année sur la terre labourée. Il n’en est pas moins vrai que cette rotation est mauvaise, qu’elle exige beaucoup de travail, et qu’elle n’est possible qu’en maintenant une partie du sol en friche. Cet exemple est cependant utile à signaler, car il montre à quel degré de fertilité on peut maintenir la terre, quand on a soin d’ajouter à l’engrais de ferme toutes les matières végétales qu’on peut se procurer aux alentours.

Si la culture de la Twenthe ne marque guère de progrès sur celle de la Drenthe, nous pourrons au contraire constater une grande amélioration en pénétrant dans le Salland, district sablonneux aussi qui s’étend vers l’ouest jusqu’aux bords de l’Yssel, la Sala des anciens, à laquelle il a emprunté son nom. C’est ici que résidèrent les Francs saliens avant de descendre vers le sud pour conquérir la Gaule. C’est ici que fut rédigée la loi salique, à Saleheim et à Windoheim, ainsi que le dit le texte même, car ces localités se retrouvent encore dans le canton sous le nom de Salk et de Windesheim. Tout le pays était également divisé en marken, et même les villes principales, Deventer, Zwolle, se sont développées au centre d’anciennes marches. C’était aussi dans les coutumes de ces associations primitives qu’il fallait chercher l’origine de leurs institutions municipales avant que le régime français ne les eût fait entrer dans le cadre uniforme d’une loi identique pour tout le royaume. Plusieurs cités, comme Genemuiden, Hattem, Deventer, Steenwyk, possèdent encore un lambeau du vaste territoire commun, c’est-à-dire un grand pâturage, la greente, où des habitans privilégiés ont le droit d’envoyer un certain nombre de vaches en vertu d’un droit héréditaire. Dans le Salland et dans le comté de Zutphen, dont le terrain et la culture sont à peu près les mêmes, les marches ont été partagées ou vendues ; cependant les cours d’eau, les chemins et les ponts sont encore restés communs et sont entretenus au moyen d’un léger impôt prélevé sur les terres de l’ancienne circonscription. Jusqu’à présent, le système d’exploitation ne s’est pas éloigné beaucoup de l’assolement triennal de la Drenthe et de la Twenthe : deux années de seigle et la troisième année sarrasin ; mais on cultive déjà le navet en récolte dérobée, et l’on accorde plus de place aux pommes de terre. Les cultivateurs du Salland jouissent en outre d’un avantage énorme qui fait complètement défaut aux habitans des deux districts précédens, situés à un uiveau plus élevé. Ils ont à leur portée les terres vertes, groenlanden, qui bordent les grandes rivières avoisinantes, l’Yssel, le Zvvarte-water, le Vecht, et qui occupent toute la région basse et tourbeuse des côtes du Zuyderzée. Tous achètent du foin ; ils ont aussi toujours en location une certaine étendue de pâturages, et ils peuvent ainsi se passer des mottes de bruyère, des plaggen, qui commencent à leur manquer de plus en plus à mesure que les marches se partagent et que les landes se mettent en valeur.

L’étendue ordinaire des fermes est de 10 à 12 hectares ; celles de 20 à 25 hectares sont plus rares et passent déjà pour de la grande culture. La proportion considérée comme la meilleure, celle qu’on cherche à atteindre, est un tiers de terres à labour et deux tiers de terres vertes, pâturages ou prés à faucher. Grâce à cette prédominance des prairies, le fermier peut tenir un nombreux bétail. Sur ses 12 hectares, il a sept ou huit vaches à lait, trois ou quatre génisses, autant de veaux, un cheval et plusieurs porcs, ce qui fait plus d’une tête par hectare. Quoique ces animaux soient souvent au pâturage, ils rentrent toujours l’hiver et l’été parfois la nuit, quand la distance n’est pas trop grande. On réunit ainsi assez d’engrais pour fumer toutes les récoltes, excepté celle du sarrasin, et même les pâturages qui ne sont point fertilisés par les inondations. Les fosses à purin ne sont pas encore adoptées ; cependant le fumier est l’objet des soins intelligens du cultivateur. Il y conduit les engrais liquides dont il l’arrose de temps à autre, et il y mêle de la terre extraite des fossés, des gazons disposés en couches successives, de manière à arrêter l’évaporation des gaz ammoniacaux et à empêcher l’eau de pluie d’entraîner les parties solubles. Les récoltes sont de belle apparence, le seigle surtout, qui arrive à un rendement de 18 à 20 hectolitres par hectare. Les pommes de terre sont relativement très inférieures, ce qui provient, je crois, de ce que l’on néglige le buttage, opération des plus importantes, qui, en permettant à l’air de pénétrer jusqu’aux tubercules, favorise singulièrement leur multiplication et leur développement. Le système de culture que je viens de décrire est le plus généralement suivi, et il caractérise l’économie rurale de ce district ; mais dans plus d’une exploitation on a adopté des méthodes plus avancées, notamment en introduisant la culture du trèfle et en se rapprochant de l’assolement alterne.

L’étable, d’un genre particulier désigné sous le nom de potstal, offre des dispositions dont l’imitation est peu à conseiller. Une large porte s’ouvre sur le côté du bâtiment ; quand on l’a franchie, on a devant soi une vaste aire qui sert de grange et d’abri pour les instrumens aratoires. Aux deux côtés, là où le toit de roseaux retombe sur le mur latéral, sont attachés les animaux domestiques, la tête vers l’intérieur, maintenue entre deux montans de bois. Deux petites portes placées de chaque côté de la grande donnent accès derrière les vaches, afin de les traire et d’enlever le fumier. On leur distribue la nourriture et leur boisson par l’aire de la grange. A l’inspection de ces arrangemens intérieurs, on devine aussitôt que les céréales, exposées ainsi aux émanations de l’étable, sont chose accessoire dans l’exploitation, et que le foin et par suite le beurre constituent le produit principal. C’est encore la vieille grande hutte saxonne de la Drenthe, sauf qu’on a isolé par une cloison la partie destinée à l’habitation de la famille. Pour les méthodes de culture comme pour les dispositions des bâtimens ruraux, le Salland n’a fait que modifier légèrement les traditions de l’ancienne marke. Tout autour de la ferme, des fenils volans à toit mobile, hooibergen, semblables à ceux de la Hollande méridionale, abritent le foin, duquel dépend tout le succès de l’exploitation. Sans arriver, il s’en faut, à l’opulence des riches fermiers de la région argileuse, les cultivateurs du Salland jouissent d’une certaine aisance, grâce surtout à une extrême économie inconnue de leurs frères du nord. L’intérieur de leur maison a déjà quelque élégance rustique ; la grande armoire vitrée en vieux chêne poli y apparaît avec ses porcelaines de Chine et des vases d’étain à défaut d’argent. Jusqu’au XVIIIe siècle, les baux ne se payaient pas en argent, mais en nature. Le fermier livrait la moitié ou les deux tiers de sa récolte de grains, garfzaad, et la proportion variait d’après l’étendue plus ou moins grande de terre verte, groenland, ou de bruyère dont il avait la jouissance. Il devait ajouter à cette redevance de céréales un certain nombre d’oies grasses, car on en élevait beaucoup dans toute la région sablonneuse, et c’était un usage qui remontait bien haut ; déjà les héroïnes de l’Edda soignaient elles-mêmes leurs oies, et il est probable que l’habitude anglaise de manger une oie grasse à la Noël est aussi une ancienne tradition saxonne. Aujourd’hui presque tous les baux se paient en argent ; la terre se loue de 50 à 90 francs l’hectare et se vend de 1,600 à 2,400 fr. L’entrée en jouissance est généralement fixée à la Saint-Martin, c’est-à-dire au 1er novembre. Il est curieux qu’on retrouve la même date en Flandre au moyen âge et en Lombardie maintenant. Le fermier sortant a droit à la moitié de la récolte de la ferme où il entre et à la moitié de celle qu’il abandonne ; il n’a rien à payer ni à recevoir à titre d’indemnité. Les instrumens aratoires sont bons, et les chariots ont une forme extrêmement pittoresque : mise sur quatre grandes roues très légères, la caisse est peinte en couleurs vives, bleu, rouge, vert, et porte à l’arrière en caractères dorés la date de sa construction et quelque proverbe emprunté à la Bible ou à la tradition. Arrivant en très grand nombre au trot rapide du seul cheval qui suffit pour les traîner sur les excellentes routes de briquettes, klinkers, ces chariots donnent un air de fête à la ville où se tient le marché hebdomadaire.

Avant de quitter la partie de la région sablonneuse s’étendant à l’est de l’Yssel, il faut visiter encore quelques villages fondés jadis par des colonies frisonnes, tels que Kamperveen, Vriezeveen, Rouveen, Yhorst et Staphorst, qui forment un contraste complet avec les villages des marken saxonnes. D’abord, au lieu de choisir les terres hautes et sèches, comme les Saxons, qui n’ont occupé que les terrains du diluvium, les Frisons se sont établis de préférence sur les terres basses et tourbeuses, dont ils savaient tirer parti mieux que toute autre race. Il n’y a plus de trace ici de la culture commune sur l’essch, et chaque exploitation est nettement séparée de celle du voisin par un fossé. Les maisons, au lieu d’être groupées loin des terres cultivées et rangées autour de la grande place publique plantée de chênes (le brink), sont disposées à la suite, chacune sur le domaine qui en dépend. Sur l’essch manquaient les clôtures et les chemins ; ici il n’y en a que trop. Autant dans la marche saxonne la vie rurale est restée engagée dans le communisme primitif, autant ici elle porte l’empreinte de l’individualisme.

Quand on se dirige de Zwolle vers la Frise, on rencontre, après avoir franchi le Vecht et le Dedemsvaart, une interminable file de fermes qui occupe un espace de plus de deux lieues. Ce sont Rouveen et Staphorst. Ces fermes ne se touchent pas ; elles sont assises chacune au milieu d’une étroite bande de terrain qui se prolonge derrière elles à perte de vue. Des fossés tout remplis de plantes aquatiques les entourent, et de plantureux bouquets d’aunes, de peupliers et de saules les couvrent d’un épais ombrage. Avec leurs vieilles façades en bois tout bruni par le temps, leurs étroites fenêtres à petits carreaux enchâssés dans du plomb, avec leur vigne qui suspend au toit de chaume ses gracieuses guirlandes, ces demeures rustiques ressemblent exactement à celles où van Ostade place ses joyeuses commères et ses intrépides buveurs ; mais les gens qui habitent ici n’ont rien des modèles du peintre des joies bachiques : ce sont des gens de mœurs austères, des calvinistes stricts et pieux, solidement attachés à toutes les traditions anciennes, en fait de foi comme en fait de culture, du reste les plus rudes travailleurs du royaume, et ajoutant à l’exploitation de leurs terres plusieurs petites industries qui leur procurent une aisance réelle. Ils tressent des paniers ; avec le bois des sureaux qui forment leurs haies, ils font des pointes employées par les cordonniers ; ils tricotent eux-mêmes leurs bas, et ils ont une telle horreur de l’oisiveté que quand les administrateurs du village se réunissent au conseil, ils ont soin d’apporter leur tricot avec eux. Toujours levés avant l’aube, ils exécutent bravement l’immense labeur qu’exige l’exploitation de leur champ, qui a ordinairement plus d’une lieue de longueur. Leur costume ancien et bizarre, celui des femmes surtout, les fait aussitôt reconnaître aux marchés de Zwolle ou de Meppel. Jusqu’à présent ils ont bravement résisté à toutes les innovations, même à celles des cheminées, parce qu’ils prétendent, comme les fermiers de la Drenthe, que la fumée sèche le grain, donne au sarrasin un goût plus fin, et conserve admirablement le lard et le jambon. Il y a quelques années, le seul bâtiment moderne était l’école, qui était bien construite, admirablement tenue et très suivie, et il n’y avait point de cabarets. En somme, malgré leurs idées un peu arriérées, leur costume suranné, dont on se moque à tort, ces purs descendans des anciens Frisons, qui ne se marient jamais hors de leur village, ont des mœurs sévères, quelque instruction, un certain avoir, peu de besoins, et un grand goût pour le travail, qui leur permet de les satisfaire largement. Ne serait-il pas à désirer que toutes les populations rurales ne fussent point plus mal pourvues ?

Presque tous ces cultivateurs sont propriétaires de leurs fermes, qui ont une étendue de 15 à 20 hectares, mais dont les terres offrent la forme la plus extraordinaire, une bande de plus de 5,000 mètres de long sur 20 ou 30 mètres de large. De l’autre côté de la route s’étend jusqu’à la mer un long ruban de pâturages, et immédiatement derrière la maison la même bande étroite se poursuit jusqu’à la bruyère tourbeuse du Staphorster-veld. Sur une carte un peu détaillée de ce canton, ces interminables lisières parallèles présentent le plus singulier aspect. Chaque domaine est isolé par un fossé bordé de vieux saules où nichent les canards et par un chemin nécessaire à l’exploitation des terres. Environ un quart du terrain est ainsi enlevé à la production. D’abord viennent les champs labourés, puis des prairies, enfin la lande d’où on extrait encore du combustible, en attendant que la culture l’envahisse. Seigle après seigle, parfois jusqu’à trois années consécutives, puis pommes de terre, sarrasin et avoine, telle est la rotation ordinaire. Quoique cet assolement soit bien peu recommandable, les produits sont abondans, parce que, grâce à l’étendue des herbages, on peut entretenir un nombreux bétail. Un cheval, dix ou douze vaches à lait, autant d’élèves et beaucoup de porcs constituent le cheptel ordinaire.

Les instrumens aratoires sont peu perfectionnés ; mais cela importe peu, car presque toutes les façons données à la terre sont exécutées à la bêche, dont le haut est muni d’un petit rebord en fer où l’on pose le pied, afin de mieux l’enfoncer dans le sol. A Staphorst, on compte trois cents maisons, toutes situées le long de la route. Les 6,000 hectares de la commune de Rouveen sont divisés en neuf cents bandes de terrain. Cette singulière disposition, dont je n’ai rencontré d’exemple nulle part ailleurs, s’explique par la manière dont ces colonies frisonnes se sont développées. Chacun a établi sa demeure le long de la route et a commencé de mettre en valeur le terrain qui s’étendait devant et derrière sa maison, et le domaine s’est allongé sans cesse, à mesure que la bêche faisait de nouvelles conquêtes, d’un côté sur le marais, de l’autre sur la bruyère. Avant que la route actuelle vers la Frise ne fût ouverte, ce district était tout à fait infranchissable pour les charriages, et au temps des guerres du XVIe siècle les armées espagnoles s’y sont plus d’une fois embourbées. Le bien-être, la prospérité dont jouissent ces intéressantes communes montrent bien que, malgré la détestable qualité du sol et les plus mauvaises dispositions des champs cultivés, un travail opiniâtre et stimulé par le sentiment de la propriété suffit pour transformer un véritable marécage en un canton très productif où vit une nombreuse population religieusement fidèle, en ce siècle de transformations rapides, aux vieilles coutumes de ses aïeux les Frisons et à la foi austère qu’ils ont su défendre jadis contre Rome et Philippe II.


II

Entre l’Yssel, le Rhin, le Zuyderzée et les terres basses qui longent la Mer du Nord s’étend un plateau sablonneux que l’étranger ne visitait guère autrefois, mais que vient de couper le chemin de fer central néerlandais en se dirigeant d’Utrecht vers Zwolle : c’est la Veluwe, qui comprend la plus grande partie de la province de Gueldre et un tiers environ de celle d’Utrecht. Ce n’est plus là du tout la Hollande décrite par les voyageurs. Les sables arides ont remplacé l’argile féconde, et les maigres bruyères ont succédé aux gras herbages. On ne rencontre plus ici que des villages perdus dans de vastes solitudes. Pour bien saisir l’aspect de cet intéressant district, il faut suivre la route d’Arnhem vers Hattem par Apeldoorn, ou mieux encore marcher de clocher en clocher à travers la lande, assuré qu’on est d’ailleurs de rencontrer partout un gîte suffisamment comfortable et un accueil hospitalier. Quoique ce relèvement du terrain diluvien ne monte pas haut, il est cependant loin d’être plat : il s’élève et s’abaisse tour à tour en larges et douces ondulations semblables à celles que le vent creuse sur les plages de sable de la mer. Lorsqu’on jette les yeux autour de soi du haut d’une de ces éminences, le paysage, malgré la monotonie des lignes, n’est pas dépourvu de cette grandeur mélancolique qui caractérise toujours les scènes de la nature, quand rien n’y révèle la présence ou le travail de l’homme. De tous les côtés se déroule une interminable suite de collines, les unes fondues dans les lointains bleuâtres, les autres revêtues des sombres teintes de la flore des lieux stériles, d’autres encore faisant étinceler au soleil l’éclat de leurs sables mouvans, que le vent promène sur la surface du pays, et toutes ensemble éveillant dans l’esprit l’image d’un gigantesque troupeau de moutons blancs et noirs, pittoresque comparaison des psaumes dont on comprend ici toute l’exactitude. On se croirait transporté dans les steppes de la Tartarie, surtout aux approches d’une auberge qui justifie parfaitement son nom de Woestehoeve (la ferme du désert). Point d’arbres, point de moissons, point de ruisseaux, point de routes ; c’est la solitude complète, et le silence n’est interrompu que par le bourdonnement de l’abeille ou par le chant joyeux de l’alouette qui s’enlève à votre approche. Cependant au fond des plis du terrain on rencontre de beaux bois et de charmans villages, qui feraient presque douter de la stérilité naturelle des espaces inhabités qu’on vient de traverser.

Ici l’on se retrouve de nouveau sur le territoire qu’occupèrent jadis les Saxons. Par conséquent le régime des marken et des esschen régnait également dans ce district, et il en reste beaucoup de traces ; mais l’organisation primitive n’a pas survécu : elle a disparu sous l’influence du régime féodal, qui s’est introduit au moyen âge dans la Veltiwe, beaucoup moins isolée alors que la Drenthe. Au-dessus du paysan, de l’homme libre jouissant en maître de la terre commune avec les autres cohéritiers de la marke, s’est élevé le seigneur, puis au-dessus du seigneur le souverain, qui a usurpé peu à peu le domaine éminent. Une grande partie de la Veluwe était considérée comme la propriété du comte et portait le nom de heerenveld, la lande du seigneur ; celui-ci en concédait la jouissance aux habitans moyennant une certaine redevance (ruimgeld), payable à chaque année bissextile. Les quatre grandes forêts de la Veluwe furent transformées en réserves de chasse pour l’empereur (banforsten), et nous voyons Othon III concéder à un couvent, l’Elterklooster, le droit d’y chasser le cerf. Plus tard, un comte de Hollande, Albert van Beyeren, met un impôt sur la plus humble industrie des bruyères, qu’on ne connaît même plus aujourd’hui, la fabrication de la cire, qu’on extrayait d’une plante aromatique très abondante dans les sables humides, le myrica gale, gagel en hollandais. L’économiste américain Carey, pour attaquer la théorie de Ricardo sur l’origine de la rente foncière, soutient que partout les mauvaises terres ont été cultivées avant les bonnes. Sans rien prouver contre le système qu’il doit renverser, ce fait est généralement vrai, et il s’explique par ce motif très simple, que les meilleures terres étaient envahies par les eaux. Il en a du moins été ainsi dans les Pays-Bas. De là vient que la Veluwe a été peuplée avant la région fertile et basse des côtes, et qu’elle avait autrefois une importance qu’elle a perdue depuis. Malgré la pauvreté du pays, la noblesse féodale s’y était établie et y avait élevé des châteaux, comme ceux de Hel ou de Bernkamp, d’où elle dominait les campagnes environnantes. Les guerres incessantes du moyen âge, qui se faisaient aux dépens des pauvres cultivateurs sans défense, abaissèrent encore leur condition et arrêtèrent les défrichemens. A l’époque de Charles V, la paix, qui régnait sous la domination d’un maître unique, permit quelques conquêtes sur la lande. En 1526, le nombre des bêtes à cornes s’éleva à 36,777 ; mais les dévastations commises par les Espagnols et ensuite par les armées de Louis XIV firent perdre de nouveau tout ce que l’on avait gagné, et même en 1811 le chiffre de l’espèce bovine avait à peine dépassé celui du XVIe siècle, puisqu’il ne montait qu’à 41,821. Ce n’est que dans ce siècle-ci qu’on a vu réellement diminuer les espaces incultes.

Malgré ces vicissitudes, toute trace de l’antique organisation saxonne n’a pas disparu. Il existe encore dans la Veluvve plusieurs forêts, comme le Gortelerbosch, le Putterbosch, le Spielderbosch, qui sont régies d’après d’anciennes coutumes germaniques très semblables à celles qui réglaient l’exploitation des esschen. C’est toujours le marken-regt, le droit de la marche, appliqué à une autre partie du territoire de la tribu. La propriété indivise est représentée par un certain nombre de parts, et chacune de ces parts donne à celui qui la possède, le maalman, une voix pour délibérer sur la gestion du domaine et pour élire les administrateurs (hohrigters). Ceux-ci sont aujourd’hui élus pour quatre ans au scrutin secret ; mais jusqu’en 18A8 ils l’étaient à haute voix, comme les membres de la chambre des communes en Angleterre. L’assemblée générale est le maal-spraak, le mallum de l’époque mérovingienne. Les holtrigters veillent à la conservation de la forêt, au reboisement, et désignent chaque année la partie qui sera abattue. Chaque maalman y obtient une étendue égale dont il peut vendre à son gré les arbres ou le taillis. On voit encore en plusieurs endroits l’amphithéâtre (malenpol) où s’assemblaient les habitans de la marke le jour de leurs délibérations. On retrouve aussi des institutions semblables dans un district qui se rattache à la Veluwe, et qui forme le point extrême occupé par les Saxons, — le Gooiland. Le Gooiland est un canton de formation tertiaire qui, non loin d’Amsterdam, élève aux bords du Zuyderzée ses petites collines de sable. Quoique les négocians de la capitale commerciale aient acheté déjà beaucoup de terres pour les mettre en valeur par la culture ou par des plantations, il reste encore de grandes landes incultes constituant le patrimoine commun des habitans ; mais ils n’arrivent à en jouir par droit héréditaire qu’après être devenus chefs de famille. La part de chacun correspond à l’entretien de sept têtes de bétail. Le règlement qui détermine le mode de jouissance est discuté tous les douze ans par l’assemblée de tous ceux qui ont droit à une part. La grande bruyère, le Gooiesche-heide, est administrée par un corps exécutif que nomment tous les>illages du district et la localité principale, la ville de Naarden.

Tout aride qu’elle paraisse et qu’elle soit en effet, la terre de la Veluwe a cependant été fertilisée par les soins assidus et intelligens de l’homme. Elle se prête surtout à la végétation de certaines essences forestières quand elle est convenablement défoncée et débarrassée du tuf ferrugineux que le sous-sol contient souvent. Le sapin, le hêtre, le chêne, y poussent à merveille lorsqu’on en soigne la plantation. C’est ainsi que se sont formés les admirables ombrages qui entourent le château royal du Loo. Près d’Arnhem, sur les premières collines sablonneuses qui dominent le cours du Rhin, quelques familles opulentes ont créé des parcs plantés d’arbres de la plus belle venue : Beekhuysen, Bilioen, Rozendael, Sonsbeek. Velp est une suite de charmans cottages enfouis dans la plus luxuriante végétation. Dans un village, en pleine Veluwe, à Soerel, on voit un tilleul de vingt pieds de circonférence, qui donnerait l’idée la plus favorable de la qualité du fonds. Il couvre tout le vaste bâtiment de l’auberge près de laquelle il est planté, et un important marché de moutons se tient à l’ombre de ses rameaux. On n’obtient du reste cette croissance des arbres que par des soins inconnus ailleurs ; ce sont surtout les taillis de chênes qui sont admirablement traités, et qui donnent aussi en échange les plus beaux résultats. D’abord, avant de planter les jeunes souches, on défonce le terrain à un mètre de profondeur, et on le cultive pendant deux ans en le fumant copieusement. Quand le taillis est constitué, on supprime tous les arbrisseaux étrangers comme on sarcle un champ de betteraves ; l’année qui précède la coupe, on enlève toutes les petites branches des grandes pousses afin que l’ouvrier puisse mieux détacher l’écorce destinée aux tanneurs, et on arrive à écorcer ainsi de très menus rameaux qui ne servent partout ailleurs que de bois à brûler. La coupe a lieu tous les huit ou neuf ans. Aussitôt qu’elle est faite, on retourne tout le terrain à la bêche entre les troncs, on enterre le détritus des feuilles, on repeuple les endroits vides, on jette les souches vieillies, et on obtient par cet entretien minutieux une croissance vraiment extraordinaire et un produit qui ne l’est pas moins. Un taillis traité de cette manière se vend 600 ou 700 fr. l’hectare, ce qui fait un revenu annuel de 60 à 80 francs[4].

Les bois occupent une notable partie du territoire de la Veluwe, car dans la province de Gueldre, où ce district est compris, ils occupent 69,000 hectares, et ils se rencontrent principalement dans cette région sablonneuse et dans le comté de Zutphen, qui en est le prolongement. Dans la Veluwe même, il y a vingt ans, on comptait 7,000 hectares de haute futaie, 5,000 de sapins, 13,000 de taillis, en tout 25,000 hectares. On estime que depuis trente ans on a créé plus de 10,000 hectares de bois de chênes et de sapins, ce qui fait un capital de 15 à 20 millions ajouté à la fortune publique.

Fertiliser la lande par la culture est plus difficile que de la mettre en valeur par des plantations, car pour réussir il faut beaucoup plus de travail, plus de constans efforts et plus d’avances. Aussi le progrès s’est-il fait lentement, plutôt par l’infatigable labeur de la petite culture que par les sacrifices de riches propriétaires. Les origines d’une ville née récemment aux bords de la Gironde ont trouvé en France d’ingénieux historiens[5]. M. Sloet tot Oldhuis, dans un récit touchant et simple, a consigné l’acte de naissance d’un village sur la Veluwe. Là c’est une création rapide due à l’influence des personnes aisées d’une grande ville voisine, Bordeaux ; ici c’est la lente formation d’un centre de population à force de courage, d’économie et de privations. Vers 1800, un pauvre homme nommé Brinkenberg, privé de ressources et sans travail, quitta la ville et se retira dans la solitude, espérant que la nature lui viendrait plus généreusement en aide que les hommes. Il alla se fixer à trois lieues d’Arnheim, aux confins de quatre communes, afin de mieux échapper à la vigilance des gardes et à l’hostilité des administrateurs des marches, qui s’opposent sans pitié à l’établissement de tout étranger sur le territoire commun. Le voilà donc seul dans la vaste lande ; mais comment ce Robinson de la Veluwe parviendra-t-il à vivre sur cette terre stérile qui n’offre rien aux premiers besoins de l’homme ? Il ne peut se faire une demeure sur le sol, car il n’a ni pierres, ni bois ; mais il s’en creusera une au-dessous, comme font les animaux de la bruyère, et il couvrira sa tanière de mottes de gazon. Une fois logé, il s’agit de vivre : il coupe de menues brindilles de genêt et de bouleau dont il fait des balais qu’il va vendre dans la ville la plus rapprochée, et ainsi il peut acheter du pain. Pour se chauffer, il enlève la superficie de la lande, qu’il brûle et dont il recueille les cendres. C’est le premier engrais qui lui permet de récolter quelques pommes de terre dans le sable. Au bout de deux ans, un fermier compatissant, admirant la vaillance de ce rude travailleur, lui donne deux agneaux. Bientôt il a quelques moutons ; avec des plaggen (mottes de bruyère), il fait du fumier ; avec ce fumier, il obtient du seigle : dès lors il est sauvé, car il est assuré d’avoir du pain. Il peut songer maintenant à se faire une habitation plus commode et plus spacieuse. C’est toujours la bruyère qui lui en fournit les matériaux. Murs et toits sont en plaggen ; point de fenêtre ni de cheminée, il n’y a même point songé : des écorces de chêne tressées avec du genêt servent de portes ; mais il a un coffre en bois pour serrer ses vêtemens et une grande armoire en planche (bedstede) où il peut dormir à l’abri de la pluie tout comme un riche fermier ou un gros bourgeois. Les brebis ont donné des agneaux ; il possède un petit troupeau, et il finit même par avoir une ou deux vaches et un porc. Désormais ce n’est plus un vagabond qui fuit le garde champêtre. Il loue la terre qu’il cultive de 7 à 8 florins l’hectare, et il paie 15 centimes par mouton qu’il mène paître sur la lande ; mais à l’état il ne doit rien, car aucun impôt ne peut l’atteindre.

Pendant qu’à force de labeur et de constance il se rachetait ainsi de la misère, d’autres familles avaient suivi son exemple et étaient venues s’établir près de lui. Déjà vers 1830 un petit hameau s’était formé, et on l’avait appelé Hoenderlo. Plus tard, il s’était agi de mieux pourvoir aux deux grands besoins de la commune naissante, c’est-à-dire d’avoir une école et un puits. Les ressources manquant tout à fait à ce pauvre village, on vint à son secours. Une souscription fut ouverte, et on se mit à l’œuvre. La modeste école put bientôt s’ouvrir ; mais le puits, qu’il fallait forer dans le sable à une profondeur inattendue, rencontra de grands obstacles. Un pasteur protestant, M. O. Heldring, a raconté l’histoire touchante de ce puits, et les péripéties du creusement forment tout un petit drame qui émeut, car on sent avec quelle anxiété ces pauvres gens suivaient les progrès d’un travail d’où dépendait leur bien-être. Enfin on eut de l’eau, et depuis lors Hoenderlo est devenu un hameau qui a l’honneur de figurer sur toutes les cartes.

On nous pardonnera sans doute ces détails, car ce seul exemple suffit pour montrer comment on a partout conquis à la culture la plus grande partie de la stérile bruyère. Visitez dans tout le royaume néerlandais les districts incultes de la région sablonneuse, et dans la Drenthe, dans le Westerwolde, dans l’Over-Yssel, dans le comté de Zutphen, dans la Veluwe, vous rencontrerez les trois étapes qu’a parcourues successivement le fondateur d’Hoenderlo : les premiers pionniers, les plus pauvres, l’avant-garde du travail et de la civilisation, dans leurs tanières sous le sol, puis les seconds, déjà un peu mieux pourvus dans leurs huttes de plaggen, qui représentent la condition moyenne, enfin les arrivés, les riches, ceux qui ont occupé autrefois les avant-postes, et qui maintenant forment l’aristocratie de la lande, parce qu’ils ont une maisonnette avec des carreaux de vitres et une étable avec des vaches. Cette maisonnette est charmante de propreté, elle est bien blanche et bien peinte ; une haie d’aubépine ou de sureaux et quelques fleurs aux vives couleurs égaient la façade ; derrière s’étendent un petit potager et un pré planté d’arbres fruitiers. Parfois le pignon est surmonté d’une tête de cheval pour chasser la nacktmerrie, la jument de nuit, le cauchemar qui fait périr le bétail. La maison ne contient qu’une seule chambre, et l’unique porte d’entrée est celle de l’étable ; mais cette étable est très bien tenue : de petits rideaux de coton rouge ou bleu pendent aux fenêtres, et l’été, quand le bétail ne rentre pas, la famille s’y réunit. Dans la Veluwe comme dans toutes les contrées où le sol est peu fertile, où il y a encore des espaces inoccupés, il n’y a guère de paysans riches ; mais aussi il n’y a point d’indigens. Un mot que vous entendez souvent répéter là-bas résume admirablement la condition de ces populations rurales : nous n’avons ni noble ni mendiant, wy hebben geen edel nog bedel man. Donnez à l’homme la sécurité, la liberté et l’espoir de la propriété, ces trois énergiques stimulans du travail, et il convertira en un jardin le sable le plus stérile, à moins que ce sable même ne vienne à lui être disputé par une population trop dense.

Le système de culture de la Veluwe ressemble à celui de la Drenthe, quoiqu’un peu plus avancé. Le type de l’ancien assolement triennal, seigle d’été, seigle d’hiver et sarrasin, domine encore ; cependant il est déjà fréquemment modifié par la culture de l’avoine et des carottes et par celle des navets et de la spergule en récolte dérobée. La préparation des engrais repose toujours sur l’emploi des mottes de bruyère, plaggen ; mais, comme la Veluwe est entourée de tous les côtés de terres basses qui produisent du foin en abondance, les cultivateurs peuvent s’en procurer non moins que ceux du Salland. Il en résulte que le bétail est aussi bien nourri l’hiver, et qu’il donne d’assez abondans produits. Le sobre mouton est l’animal qui convient ici : il se contente de la maigre végétation que lui offre la lande, et le puissant engrais qu’il donne est précieux pour les terres en culture. La Veluwe a une race particulière, le Veluw schap, petite, légère et à longue queue. L’engraissement des veaux est aussi pratiqué dans plusieurs villages, surtout le long du Zuyderzée, à Nykerk, Nunspeet, Ermelo, Elburg et Putten. Enfermé dans une cage étroite qui ne lui permet aucun mouvement, le jeune animal est nourri uniquement de lait ; au bout de douze ou treize semaines, il pèse 60 ou 75 kilogrammes, et rapporte ainsi à la fermière une jolie somme en très peu de temps. Nulle part, dans les Pays-Bas, la terre n’a plus rapidement augmenté de valeur que dans ce district stérile, si longtemps négligé. Les capitalistes des riches cités de la région basse ont vu les profits que peuvent donner des améliorations rurales bien conduites, et, comme la distance n’était pas trop grande, ils ont acheté des terrains incultes pour les mettre en rapport. Les bruyères se vendent aujourd’hui très cher et bien au-delà de leur valeur réelle, c’est-à-dire de 100 à 200 francs l’hectare. Je ne citerai qu’un exemple de cette plus-value, emprunté à des sources officielles. En 1842, huit communes achetèrent à l’état 24,000 hectares de bruyère pour 19,000 florins, et en 1854 elles en revendirent 8,000 pour 77,000 florins. En douze ans, le prix de la terre avait donc décuplé, et l’on peut affirmer, sans crainte d’erreur, que depuis lors il a encore quintuplé.

On a vu comment le travail a rendu productive la lande la plus rebelle ; il est cependant certaines parties de la région haute qui semblent défier tous les efforts : ce sont les dunes de sables mouvans qui s’avancent de l’ouest à l’est sous la pression du vent dominant. La Veluwe seule en compte encore plus de 10,000 hectares, la Drenthe et l’Over-Yssel doivent en avoir à peu près autant. C’est un total de 20,000 hectares non-seulement tout à fait improductifs, mais qui menacent de recouvrir et de stériliser à jamais des terres déjà cultivées. Il y a près du village d’Otterlo une rangée de ces collines mouvantes qui couvre un espace de plus de 4,000 hectares. La moindre dénudation du sol, l’ornière d’une charrette, le creusement d’un trou, peuvent donner naissance à des sables mouvans, zandstuivingen. Le vent agrandit un peu l’ornière ou le trou et rejette le sable sur la bruyère ; les plantes étouffées meurent, la partie dénudée s’élargit, un petit monticule se forme qui se met en mouvement, la crête toujours en avant du côté de l’est, et la masse sablonneuse va sans cesse grandissant. Il y a deux moyens d’arrêter ces dunes et de conjurer le danger dont elles menacent les champs cultivés : le premier est de les recouvrir de mottes de bruyère, ce qui n’est possible qu’au commencement ; le second est de les circonscrire par une plantation de sapins. Autrefois, dès le XVe siècle déjà, on avait essayé de combattre le fléau : on avait nommé à cet effet un zandgraaf, un comte des sables. Aujourd’hui le gouvernement y consacre chaque année une petite somme et se fait adresser un rapport sur l’état des zandstuivingen. Beaucoup ont été fixés par des plantations de sapins, et quand on en met en vente, il se trouve toujours des amateurs intrépides pour les acheter. Il y a deux ans, j’en ai vu vendre 2,000 hectares pour 1,800 florins. Quoique ces sables soient bien plus mauvais que ceux des dunes, le sapin finit par y prendre racine, et par ce moyen on arrivera peu à peu à convertir ces dangereuses collines en bois productifs.

Lorsqu’on descend de la Veluwe en se dirigeant vers le midi, on rencontre la vallée basse et fertile où coulent les bras multiples du Rhin et de la Meuse ; mais au-delà on retrouve la région sablonneuse dans le Brabant septentrional et dans la partie occidentale du Limbourg. La constitution géologique du sol est la même, la terre n’est pas plus fertile ; seulement la culture y est mieux entendue. Plus de place est donné aux récoltes vertes, le seigle revient moins souvent, le trèfle est cultivé, et l’on se rapproche de l’assolement alterne. Ce sont à peu près les mêmes pratiques agricoles et les mêmes produits que dans la Campine belge.

Dans les divers cantons de la région sablonneuse, la culture est donc en voie d’amélioration, elle devient plus intensive ; celle de la Veluwe et de la Twenthe est supérieure à celle de la Drenthe ; dans le Salland, nous avons constaté un nouveau progrès, et le Brabant l’emporte même sur ce dernier district. En suivant cette progression, on arrive à un petit pays où, à force d’accumuler du capital et du travail sur un espace restreint, on a poussé la mise en valeur de la terre au plus haut degré d’intensité et de perfection. Le long des côtes de la Mer du Nord depuis l’Y jusqu’à l’estuaire des eaux réunies du Rhin et de la Meuse, les dunes sont très larges encore, et elles l’étaient bien plus autrefois ; mais depuis plus de quatre siècles, afin de conquérir des terrains pour la culture, on travaille à les rétrécir tout simplement en transportant le sable ailleurs, labeur énorme que la valeur de la terre gagnée ainsi semble ne jamais pouvoir payer. Cependant, puisque cela s’est fait et se fait encore par l’unique stimulant de l’intérêt privé, il faut bien que ce travail laisse du bénéfice. L’histoire a conservé le souvenir de celui qui le premier en conçut l’idée. En 1461, un seigneur de la cour de Philippe le Bon, comte de Hollande, se rendit auprès de la commission des hospices de Harlem, proposant de lui indiquer un moyen d’augmenter son revenu, à la condition que, si le moyen réussissait, on lui servirait une rente sa vie durant. La condition fut acceptée ; alors il lui conseilla de vendre le sable des dunes qui appartenaient à ces établissemens de charité. L’avis parut d’abord assez étrange, car qui voudrait acheter du sable ? Il leur expliqua que les navires d’Amsterdam ne savaient où trouver du lest, et qu’ils paieraient très bien celui qu’on leur fournirait. L’idée était bonne ; elle réussit, et depuis quatre cents ans on enlève du sable des dunes non-seulement pour le service des navires, mais pour celui des rues et des routes et pour les usages domestiques[6].

Il s’est formé ainsi entre les dunes et les prairies argileuses ou tourbeuses une lisière à laquelle la proximité des villes de Delft, de La Haye, de Leyde, de Harlem et d’Amsterdam a permis de donner une fertilité extraordinaire. Cette lisière aux environs de La Haye s’appelle le Westland. C’est un jardin continuel où la culture accomplit de véritables miracles, car dans un sol naturellement détestable et sous un ciel rigoureux, à proximité de la Mer du Nord, elle obtient des produits que refuse parfois le doux climat de Nice et d’Hyères. Près de Harlem se rencontrent les grandes plantations de tulipes, d’hyacinthes et de jonquilles qui ont acquis depuis longtemps une renommée européenne. Les précieux oignons de ces plantes bulbeuses sont expédiés dans le monde entier, surtout en Russie et dans l’Amérique du Nord. Le charmant village de Bloemendaal, qui porte si bien son nom, vallée des fleurs, en a vendu en 1862 pour plus de deux tonnes, c’est-à-dire pour environ un demi-million de francs. Dans le Westland, on cultive aussi très en grand des fleurs de toute espèce, des soucis pour falsifier le safran, dit-on, et des roses surtout dont les pétales sont recueillis comme en Perse afin d’en extraire des essences de parfumerie. Ailleurs, à Noordwyk et à Wassenaar, ce sont des plantes médicinales qui donnent aussi de bons profits. A Monster, ce sont des asperges et des figues, et l’on peut y voir un figuier magnifique qu’envieraient Naples et Gênes. A Boskoop, à Aalsmeer, ce sont des pépinières admirablement soignées, qui fournissent des arbustes d’agrément à ces innombrables jardins qu’on admire autour de toutes les villes des Pays-Bas, et qui en expédient des bateaux chargés jusqu’à Paris même. A Loosduinen, à Naaldwyk, à Wateringen, les petits cultivateurs, qui sont en même temps d’habiles jardiniers, s’appliquent à produire toute sorte de légumes en primeur qu’ils vendent à Londres à des prix très élevés. C’est aussi dans le Westland qu’on obtient avec des soins infinis ces magnifiques raisins recherchés pour les tables royales, et qui l’emportent sur les fameux chasselas de Thomery et de Fontainebleau.

Il ne reste plus, pour compléter cette étude, qu’à décrire un système de culture pratiqué aussi dans la région haute que nous venons de visiter, mais qui diffère complètement des procédés qui y sont généralement suivis. C’est dans les colonies des tourbières et dans les colonies de bienfaisance qu’on le rencontre. L’exploitation de. la tourbe a été le sujet d’une étude spéciale dans la Revue[7]. Je rappellerai seulement ici qu’on a toujours soin de rejeter sur le fond sablonneux de la tourbière la couche supérieure qui forme un très mauvais combustible, et qui au contraire, mêlée au sable qu’on extrait des fossés, fait une terre très fertile quand on combine avec ce mélange de deux terres différentes une quantité suffisante d’engrais. Cette méthode fut introduite d’abord, semble-t-il, au XVIe siècle dans les vastes landes tourbeuses, hooge veenen, que la ville de Groningue possédait vers le sud-est de la province. A peine la paix conclue avec l’Espagne assura-t-elle quelque sécurité, que Groningue creusa un canal dans cette direction et accorda des concessions pour exploiter les veenen. Des paysans frisons dont le nom est encore conservé formèrent plusieurs associations : Trips-compagnie, Borger-compagnie, Kiel-compagnie, Nieuwefciesche-compagnie, qui successivement mirent des terrains en valeur. Beaucoup d’anabaptistes et de mennonites des provinces environnantes vinrent aussi peupler le désert, et ainsi se formèrent peu à peu les six communes, Hoogezand, Sappemeer, Oude-Pekela, Veendam, Nieuwe-Pekela et Wildervank, auxquelles on donna le nom de ween-kolonien (colonies des tourbières), et qu’on peut ranger parmi les plus riches et les plus beaux villages des Pays-Bas. Rien de plus singulier que l’aspect de ces colonies, dont les dispositions ont toutes été commandées par les nécessités de l’exploitation des tourbières sur le sous-sol desquelles elles sont assises. C’est une longue série de maisons coquettes et charmantes qui se poursuit en droite ligne, toutes séparées l’une de l’autre par un canal latéral, et chacune par conséquent munie d’un pont qui lui appartient, ou assise près d’un des cent ponts de la route, de sorte qu’il y a au moins autant de ponts que de maisons. En voyant l’élégance de ces habitations, l’importance des églises et dés écoles, le luxe des magasins à grandes glaces, on croirait que ces localités si prospères sont peuplées uniquement de ces rentiers hollandais que le peuple appelle ironiquement coupon-knippers, parce qu’ils n’ont rien à faire, sauf à détacher les coupons semestriels de leurs fonds publics. Et cependant ce sont bien des habitations rurales, car derrière chacune d’elles on aperçoit la grange et les champs cultivés qui s’étendent à perte de vue. La plupart des habitans sont cultivateurs en effet, mais beaucoup d’entre eux possèdent aussi, indépendamment de leurs fonds publics, des parts dans des navires ou dans des chantiers de construction[8]. C’est un exemple bien rare de l’association intime de deux branches de la production qui semblent devoir rester étrangères l’une à l’autre, la navigation et l’agriculture.

La manière dont le sol est mis en valeur n’est pas moins remarquable que la façon dont il a été créé et dont il est occupé. Les fermes ont de 10 à 20 hectares, et presque tous les cultivateurs sont propriétaires ou locataires héréditaires (beklemde meyers) de celles qu’ils exploitent. Ils ne reculent pas devant les avances ; chaque année, ils achètent pour 2 ou 3,000 francs d’engrais de toute sorte, surtout des boues de rue que des bateaux amènent d’Amsterdam et des autres villes hollandaises à travers le Zuyderzée ou de la ville de Groningue, qui a depuis 1628 arrêté les meilleurs règlemens pour recueillir toutes les matières fertilisantes, trop souvent perdues ailleurs. Ils emploient aussi pour stimuler leurs récoltes le limon fertile que la mer dépose dans le Dollard, le fumier de l’hiver qu’ils obtiennent des fermiers de la zone argileuse moyennant 36 ou 40 francs par tête de bétail, enfin jusqu’à des moules qu’on répand ici sur les champs dans la proportion de 200 à 300 hectolitres par hectare, au prix de 50 centimes l’hectolitre.

L’assolement partout suivi est excellent ; il est strictement alterné ; jamais deux récoltes épuisantes ne se suivent, et après une rotation de cinq et six ans on laisse la terre en prairie pendant une couple d’années. On applique d’ailleurs, depuis plus de cent ans, avec des instrumens très simples, un procédé généralement considéré comme une invention récente de l’agriculture anglaise ; je veux parler des semailles en ligne, qui exigent moins de semences et qui permettent de biner deux fois les récoltes sur pied. Les produits répondent aux soins bien entendus de cette excellente culture, et sur ce sol étrange, formé complètement par la main de l’homme, ils égalent ceux des meilleures terres argileuses[9].

Les 16,000 hectares de terrain productif que comprennent les six ween-kolonien nous offrent donc un des plus curieux exemples de ce que peut l’industrie agricole quand elle est conduite avec intelligence, et qu’elle apprend à tirer parti des propriétés particulières du sol qu’elle met en valeur. L’histoire de la création de ces colonies est sans contredit une des plus belles pages des annales de l’économie rurale de la Néerlande, une de celles dont elle peut s’enorgueillir ajuste titre. De nos jours, l’œuvre de la colonisation se poursuit. La ville de Groningue, à qui appartiennent encore d’immenses espaces de hautes tourbières, y a hardiment creusé un canal qui s’étend jusqu’à Ter-Apel, aux frontières de l’Allemagne. Déjà une nouvelle commune s’y est formée, Stadskanaal, qui promet de marcher sur la trace de ses aînées. La ville de Groningue continue d’appliquer à ces défrichemens le régime du beklem-regt (bail héréditaire), et elle n’a qu’à s’en féliciter, car les colons apportent au travail toute l’activité, toute la prévoyance que donne seul le sentiment de la propriété, et pourtant elle ne perd pas complètement les avantages du domaine éminent. Son revenu augmente sans cesse, et il lui est payé, non par des fermiers qu’inquiète le retour fréquent de locations publiques, mais par des cultivateurs satisfaits et assurés de l’avenir.

La région sablonneuse nous présente encore un autre exemple de culture alterne, avec achat d’engrais et parfois avec semailles en ligne dans les colonies de bienfaisance et de répression, à Frederiksoord, à Veenhuyzen et à Ommerschans ; seulement cette culture est pratiquée dans des conditions tout autres que dans les belles communes de Groningue. C’est un général de l’armée néerlandaise, le comte van den Bosch, qui conçut, il y a plus de quarante ans, l’idée de fonder des colonies agricoles pour donner du travail aux hommes valides qui en manquaient. Le projet semblait parfaitement conçu, il fut accueilli avec enthousiasme. La Société de bienfaisance (Maats-chappy van Weldadigheid) fut fondée. Les membres de la famille royale lui accordèrent leur patronage et des sommes considérables. Les souscriptions affluèrent : au bout de peu de temps, on en compta vingt et un mille ; c’était un admirable élan de charité chrétienne, comme on en voit si fréquemment dans la Néerlande non moins qu’en Angleterre. Le général van den Bosch veilla lui-même à l’exécution de la grande œuvre de bienfaisance qu’il avait rêvée. De vaste3 landes furent acquises bu concédées dans l’Over-Yssel et dans la Drenthe, et des contrats conclus avec des communes, des associations ou des particuliers qui, moyennant une certaine rétribution, avaient le droit d’envoyer Un indigent à la colonie, où il obtenait la jouissance d’une maison, d’un jardin et de 2,50 hectares de terre. Le colon, qui recevait aussi des instrumens aratoires et une vache, travaillait d’abord sous la surveillance et pour le compte de l’association ; mais, parvenait-il à épargner le petit capital nécessaire à son exploitation, il devenait locataire indépendant (vryboer).

Ce plan si bien conçu a-t-il réussi ? On voudrait pouvoir répondre affirmativement, car le moyen serait trouvé de combattre efficacement la misère dans tous les pays qui ont encore des terres vagues à défricher. Certes l’œuvre de la Société de bienfaisance n’a pas été vaine. Grâce au dévouement des administrateurs et à la générosité des souscripteurs, des résultats sérieux ont été obtenus : 434 petites fermes ont été bâties, 1,400 hectares de terre mis en culture ; des églises, des écoles, six fabriques de cotonnades successivement construites, et une population laborieuse de 2,500 à 3,000 personnes a été entretenue, moralisée, sauvée de la misère. Ce sont là sans doute des résultats admirables ; malheureusement les dépenses ont été énormes, le déficit est allé croissant, et l’œuvre, au lieu de s’étendre, a décliné. D’abord on a séparé et avec raison les colonies pour la répression de la mendicité, Veenhuyzen et Ommerschans, de celles de Frederiksoord ; ensuite il a fallu vendre une partie de la propriété, et comme le zèle des souscripteurs s’est refroidi, la situation de la société est devenue dans ces dernières années extrêmement critique. Cependant, grâce aux excellentes réformes introduites récemment, les recettes allaient balancer les dépenses, quand la cherté inattendue du coton est venue tarir la source des bénéfices que procuraient les fabriques[10]. L’administration actuelle a donc à lutter encore, mais il faut espérer qu’elle sera soutenue par le concours du pays tout entier, et que la nation hollandaise ne laissera point succomber une admirable institution qui a coûté tant de sacrifices, qui a déjà fait tant de bien, et qui, bien dirigée, peut rendre encore de si grands services.

Un dernier district agricole digne d’étude se trouve dans la partie de la province du Limbourg située à l’est de la Meuse, et où l’on rencontre un terrain qui manque partout ailleurs en Néerlande. Le sol y est formé d’une argile fertile que les géologues allemands désignent sous le nom de löss et qui ne diffère guère du limon de la Hesbaye. Par endroit affleure au jour la craie blanche à silex, formation de l’époque secondaire, qui élève en Belgique, aux borda de la Meuse, ses falaises escarpées, et constitue, près de Maëstricht, la montagne de Saint-Pierre, si connue des géologues par ses ossemens fossiles et des touristes par ses catacombes, dont les galeries ont plusieurs lieues d’étendue. On voit que les anciennes révolutions du globe ont préparé ici un sol fait à souhait pour l’agriculture. La surface du pays est ondulée, mais les déclivités ne sont jamais assez fortes pour s’opposer au travail de la charrue. Les hauteurs trop abruptes sont plantées de chênes ou d’arbres résineux. Le cultivateur se procure à bon marché le fer des forges voisines de Liège et le combustible des houillères de la Meuse ou de celles de Kerkrade, qui appartiennent au gouvernement néerlandais. Le terrain, moins compacte que l’argile de la Belgique, livre en général un passage facile aux eaux, et n’exige que rarement le secours du drainage. De divers côtés, des bancs de cailloux roulés permettent de faire à peu de frais d’excellentes routes. Enfin la Meuse, qui traverse la province dans sa plus grande longueur, un canal qui réunit cette rivière à l’Escaut, des chemins de fer dans toutes les directions, offrent aux produits de l’agriculture des débouchés assurés et des transports si peu dispendieux que même le marché de Londres leur est ouvert.

Voilà sans doute bien des conditions favorables ; il faut rechercher cependant si l’on a su en tirer bon parti. Le nombre des propriétaires riches qui font valoir eux-mêmes leurs terres est assez considérable ; il s’ensuit que les grandes fermes de 50 à 100 hectares ne sont pas rares, et qu’à peu près partout les bâtimens de ferme sont grands, solides et bien entretenus. Le bétail est beau, mais il est peu nombreux. Sur une ferme de 100 hectares, on ne compte guère que 16 ou 17 vaches à lait, autant d’élèves, une centaine de moutons et 8 ou 9 chevaux. C’est à peu près le type de la ferme belge du Hainaut, si ce n’est qu’il y a moins de chevaux, parce que la terre est plus facile à travailler.

Le métayage est encore en vigueur, pour les céréales du moins, dans certaines parties du pays, surtout dans un district qui avait continué d’appartenir à l’Espagne après la révolution du XVIe siècle et qu’on appelle pour ce motif het Spansch Quartier. La location ordinaire des fermes a lieu pour six ou neuf ans, mais avec des conditions spéciales qui méritent d’être notées. L’entrée en jouissance a lieu au mois de mars ; le fermier qui entre a droit à la moitié de la récolte sur pied, et le fermier dont le bail finit à l’autre moitié. Celui-ci conserve donc, même durant la dernière année de ce bail, un certain intérêt à obtenir de bonnes récoltes, et le fermier entrant a l’avantage de se trouver en possession d’une quantité de produits suffisante pour se nourrir lui et son cheptel, sans devoir faire immédiatement les avances de toute une année. Le prix pour l’hectare de location varie de 60 à 100 francs, et le prix de vente de 4,000 à 6,000 francs. C’est déjà un chiffre satisfaisant ; malheureusement le salaire de l’ouvrier agricole ne monte guère à plus d’un franc par jour. — J’ai encore remarqué dans ce canton une autre coutume qui m’a paru très judicieuse. Comme les arbres poussent parfaitement dans ce sol riche et profond, on en plante beaucoup, et il s’ensuit que le pays n’a pas cet aspect triste et uniforme habituel aux bonnes terres à froment. Or les communes tirent du droit de plantation un revenu assez considérable. Le long des chemins vicinaux, partout où la commune a un bout de terrain, elle accorde aux particuliers le droit de planter des arbres marqués de leur chiffre, moyennant une rétribution annuelle qui va en augmentant avec l’âge de l’arbre. Le moindre coin de terre est ainsi utilisé. Les plantations sont bien faites, car c’est l’intérêt privé qui s’en charge, et on ne voit point ici ces espaces vagues et improductifs qui sont ailleurs comme une enseigne d’incurie et d’imprévoyance. En résumé, la partie méridionale du Limbourg assise sur le löss est une belle région agricole, et forme le plus complet contraste avec la partie occidentale de la même province, qui est le canton le moins habité, le plus pauvre, le plus isolé de tout le royaume.

Considérée dans son ensemble, la région sablonneuse des Pays-Bas ne nous a pas offert une culture très avancée ; elle est remarquable plutôt par les anciennes coutumes auxquelles elle est restée fidèle et par les restes de l’organisation rurale de la Germanie primitive, qu’elle a en partie conservée. Déjà cependant, malgré la stérilité naturelle du sol, le progrès agricole s’introduit dans ces districts si longtemps isolés, et les cultivateurs qui voudront améliorer leurs procédés et augmenter leurs produits auront ce grand avantage, qu’ils ne devront pas chercher des modèles à l’étranger : ils en trouveront tout près d’eux, dans ces belles colonies des tourbières de la Groningue, qui pour l’assolement, l’emploi judicieux des engrais et les façons données à la terre, leur indiquent les meilleurs exemples à suivre.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. La culture du sarrasin sur les tourbières ne parait s’être introduite dans le nord des Pays-Bas et de l’Allemagne que vers la fin du XVIIe siècle. Une tradition assez peu sûre en attribue l’introduction à un certain Jan Kruse, de Wildervank ; mais, puisque cette pratique est tout à fait semblable à celle que suivent les Tartares depuis un temps immémorial, ne faut-il pas en chercher ailleurs l’origine, quoiqu’on ne puisse guère savoir comment elle a été transportée on Hollande.
  2. La marke était tout le territoire appartenant à la tribu ou à un groupe de familles dans la tribu. Elle comprenait le bois, la plaine et les champs (het houd ; het veld en de essch) ; mais le nom de marke (marche) s’appliquait surtout aux vastes terrains vagues qui entouraient les terres cultivées, et qui formaient une lisière inhabitée destinée à servir de frontière. L’origine de la marke se perd dans l’obscurité des temps anté-historiques. Au moyen âge, elle nous apparaît chez tous les peuples de race germanique ou Scandinave comme une association d’hommes libres se concertant pour jouir en commun d’un bien où chacun a sa part. Quand nous pouvons la saisir dans les provinces saxonnes des Pays-Bas, la propriété individuelle a déjà empiété sur la communauté primitive, et depuis lors jusqu’à nos jours l’organisation n’a plus guère changé. Une part dans la marke s’appelait whare, et ceux qui possédaient des wharen portaient le nom d’erfgenamen, héritiers, c’est-à-dire participans à l’héritage social. Les possesseurs d’une whare, les gewaarde-markgenoten, avaient le droit d’envoyer paître leurs troupeaux sur la bruyère de la marke et d’y couper des mottes pour la litière du bétail et pour leur chauffage.
  3. Dans chacune des communes actuelles de création relativement récente, il y a plusieurs marches. La commune de Westerbork en contenait neuf, celle de Bolde neuf, celle de Bellen douze ; celles-ci seules avaient une contenance de plus de 10,000 hectares.
  4. Depuis quelques années, on s’occupe de plus en plus de la plantation du pin sylvestre. On estime que les dépenses de plantation d’un hectare de sapins montent à 180 francs, dont 86 francs pour défoncer le sol à 60 centimètres de profondeur, 54 fr. pour 10,000 plants de trois ans, et 40 francs de main-d’œuvre pour les déplanter.
  5. M. Reclus dans la Revue du 1er novembre 1863 et M. Pelletan dans un livre intitulé la Naissance d’une ville.
  6. Une des plus importantes de ces exploitations de sable (afzanding), près de Loosduinen, appartient à la reine-mère.
  7. Voyez cette étude de M. Esquiros dans la Revue du 15 décembre 1855.
  8. Dans les six villages, plus de soixante chantiers lancent par an de soixante à soixante-dix bâtimens de mer, sans compter les bateaux de rivière, et plus de sept cent cinquante capitaines de navire y ont leur demeure.
  9. Les produits s’élèvent par hectare pour le froment à 25 hectolitres, pour le seigle à 27, pour l’orge à 38, pour le colza à 28, pour les féveroles à 26, chiffres tout à fait exceptionnels ailleurs.
  10. La commission de la société, composée d’hommes compétens et présidée par un agronome distingué, M. O. van Andringa de Kempenaer, a nettement dévoilé les causes de cette fâcheuse situation ; elle a montré que l’on avait trop négligé de faire appel aux efforts individuels des colons, et qu’il était impossible de faire vivre 2,500 personnes sur 1,200 hectares de terres sablonneuses nouvellement défrichées. Elle propose comme remède la création de plusieurs grandes fermes, et le jeune et intelligent directeur de la colonie, M. Jongkindt Coninck, m’a affirmé qu’avec ce système la colonie pourrait marcher et se développer.