L’Économie rurale en Hollande
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 99-128).
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L'ECONOMIE RURALE
EN NEERLANDE
SCENES ET SOUVENIRS D'UN VOYAGE AGRICOLE

II.
LA ZELANDE
LA VALLEE DU RHIN ET LA GRONINGUE


I

Le territoire de la Néerlande est formé, on l’a vu, d’un grand banc de sable recouvert tout le long de la côte d’une couche de terre limoneuse ou tourbeuse que la mer et les rivières ont successivement déposée et fait surgir des eaux. Cette zone argileuse est divisée en deux moitiés à peu près égales. La première, couverte d’herbages et mise en valeur par le système pastoral, est celle que nous avons visitée. La seconde, qui, remuée par la charrue, donne les plus riches produits, est celle qu’il nous reste à parcourir; elle comprend les grandes îles de la Zélande et de la Hollande méridionale, l’ancien lac de Harlem, tout le nord de la Frise et de la Groningue, enfin les grasses terres qui bordent les eaux du Rhin et de la Meuse.

La province de Zélande est formée par les îles de Walcheren, de Noord-en-Zuyd-Beveland, de Tholen, de Schouwen, et par une partie de terre ferme qui s’étend au sud de l’Escaut et qu’on appelle Staats-Flaanderen (Flandre des États), parce qu’elle a pendant longtemps appartenu aux états néerlandais. On s’étonne toujours que, contrairement au partage naturel que la géographie semble indiquer, ce lambeau détaché de la Flandre n’appartienne pas à la Belgique; mais l’histoire nous apprend que ce sont les flots de la mer qui ont conservé ce pays, essentiellement protestant, à la république protestante du XVIe siècle. Les cartes de la contrée faites à différentes époques nous racontent en traits saisissans les étranges vicissitudes de ce petit coin de terre, conquis d’abord sur la mer par six cents ans de travaux, tout à coup noyé en un jour d’exaltation patriotique, puis de nouveau reconquis par trois siècles d’efforts persévérans. Au moyen âge, la Flandre zélandaise n’existait pas encore; c’était un vaste golfe parsemé de quelques îlots, Cadsand, Biervliet, Axel et Hulst. Au commencement du XVIe siècle, ce golfe a disparu; il est comblé, semble-t-il, et de riches polders, entourés de digues, réunissent tous ces îlots entre eux. Les guerres de religion éclatent, la Hollande est acquise à la réforme; la Zélande, où le nouvel état est né dès que fut pris le fort de Brielle, devient un centre ardent de patriotisme et de foi. Persécutés dans les provinces du midi, les protestans fuient vers l’Escaut. Alors, pour arrêter les soldats de l’Espagne, on perce les digues, et on livre ces riches campagnes aux flots de l’Océan plutôt qu’aux bandes de Philippe II. Le grand poète national Cats, qui possédait de vastes propriétés dans cette partie du pays, a célébré en vers triomphans l’acte héroïque qui le ruinait, mais qui arrêta l’ennemi.

Depuis le XVIIe siècle, on a repris sur la mer, pas à pas, polder après polder, tout l’ancien territoire ; mais il est demeuré acquis à la Hollande et au protestantisme. Tout ce pays porte encore la vive empreinte du XVIe siècle : les costumes, les mœurs, les croyances, les idées, rien n’a changé. Les habitans de la campagne racontent les récits de la grande lutte contre l’Espagne comme si c’étaient des événemens d’hier; ils en relisent sans cesse les traditions dans des livres du temps. La physionomie des maisons, les trophées de leurs victoires sur les Espagnols, reliques du patriotisme soigneusement conservées dans leurs temples austères, dont elles forment l’unique ornement, les bornes même qui s’élèvent le long des routes, et qui portent encore les armes et le nom de leurs hautes puissances les états, tout nous transporte ici a deux siècles en arrière. Le fils d’un fermier que je visitai dans un endroit reculé du pays m’avoua que la première fois qu’il rencontra un prêtre catholique, son imagination, toute remplie de l’image des effroyables tortures subies par ses coreligionnaires et racontées dans les livres des martyrs, lui fit voir dans cet homme à la soutane noire un messager du duc d’Albe et de l’inquisition qui venait le saisir pour le brûler vif. Les populations rurales présentent ici un caractère qu’on ne trouvera guère ailleurs. Complètement isolées de la Flandre par leur religion et par la frontière, et de la Hollande par un bras de mer, elles ont de l’aisance, des mœurs sévères, beaucoup d’instruction : chacun sait lire et lit beaucoup. Les petites villes et même les gros villages ont des imprimeries qui ne restent pas oisives. Les fermiers exercent la bienfaisance d’une manière intelligente : ils se réunissent et déterminent ce que chacun d’eux cultivera de plantes industrielles pour donner du travail aux indigens. On rencontre donc dans les campagnes de la Zélande une civilisation qu’on ne trouve point dans celles de la Belgique ou de la France; mais c’est exactement la culture intellectuelle et morale du temps de la fondation de la république néerlandaise.

La Flandre zélandaise est un pays de grande culture. Les fermes ont en général de 40 à 50 hectares d’étendue, et l’on ne voit point, de petites exploitations. Les ouvriers agricoles demeurent avec le fermier, sauf quelques journaliers, qui sont parvenus, profitant de la tolérance des administrations des polders, à se creuser une hutte dans les digues ou à s’y élever peu à peu Une chaumière. La terre, partout composée d’une riche argile, ne demande de fumier que tous les sept ans ; mais on lui accorde aussi tous les neuf ans une année de repos, qu’on prétend nécessaire pour extirper les mauvaises herbes. Toutefois la culture de la betterave, qui se répand de plus en plus, modifie déjà l’assolement, et amènera probablement la suppression complète de la jachère. Les principaux produits sont la garance, le lin, le colza surtout, puis le froment et les féveroles. Il y a peu de pâturages, et les vaches sont relativement en petit nombre; mais on tient beaucoup de chevaux, parce qu’il en faut trois et quatre pour traîner la gigantesque charrue généralement en usage. La terre se vend de 3,500 à 4,000 francs l’hectare, et se loue environ 100 francs. Dans les îles, le fermage s’élève jusqu’à 120 et 140 fr. Vers 1800, les prix de vente n’étaient encore que de 1,000 à 1,200 francs, et les prix de location de 40 à 50 francs. Comme le sol, naturellement fertile, réclame peu de travail et qu’il n’y a dans le pays nulle industrie, on ne remarque guère d’activité dans les campagnes. Les fermes se dérobent sous de grands bouquets d’ormes. La fièvre paludéenne règne pendant l’été et écarte les étrangers. Sur tout le paysage pèse une teinte mélancolique que ne parvient pas à dissiper la vue de cette grasse terre d’alluvion, toute chargée des plus riches produits ; mais bien plus triste encore est l’aspect des petites villes, jadis ports de mer florissans, aujourd’hui reléguées au milieu des terres par l’envasement graduel des baies, des passes et des cours d’eau. Quand au printemps de 1863 je visitai Biervliet, la patrie de Beukels, l’inventeur de la méthode hollandaise d’encaquer le hareng, la marée était basse ; devant le port s’étendait à perte de vue un immense schorre non encore endigué, c’est-à-dire un relais limoneux Complètement couvert de plantes salines, qu’un grand troupeau de moutons broutait avec avidité. Un étroit canal ou plutôt une rigole presque à sec ouvrait encore une dernière communication avec la mer. Deux navires y gisaient couchés sur la vase ; quelques ouvriers étaient occupés à enlever du chenal le limon déposé par la dernière marée, afin que les bâtimens pussent repartir avec le reflux. L’inanité de ce labeur serrait le cœur. Dans quelques années, tout sera fini, car l’homme est impuissant contre le lent et irrésistible travail de la nature ; qui poursuit silencieusement le cours de ses éternelles transformations. Ainsi meurent les ports que la mer abandonne, et le même phénomène se reproduit partout en Zélande. Une tradition locale rapporte que, des pêcheurs ayant pris une sirène dans leurs filets, son époux désolé les suivit, demandant avec larmes qu’on lui rendît sa compagne. Les marins ne l’écoutèrent pas. Alors le glauque enfant de l’Océan plongea, reparut, et lança dans le port une poignée de sable et d’herbes marines : « Malheur à vous, s’écria-t-il, car cette boue que je viens de jeter dans les flots comblera vos havres et vos bassins, et dans vos villes il ne restera debout que les tours des églises. » La prédiction menaçante se réalise en effet, et Middelbourg elle-même, cette capitale si fière jadis de ses grands navires des Indes et de ses vaisseaux de guerre, n’est pas épargnée. Heureusement l’agriculture gagne ce que perd le commerce, et bientôt le chemin de fer qui reliera la Zélande au continent par une ligne non interrompue ouvrira à l’activité de tous des voies de communication perfectionnées ! Nous pouvons dire avec le poète Ewoud, l’auteur de la Walchersche Arcadia : « Terre merveilleuse, où l’Océan se solidifie, et où fleurs, arbres et moissons couvrent ce qui était naguère un golfe profond, toi que les flots et les vents menacent en vain, tu ne périras point, car l’Océan, ton éternel ennemi, étend tes limites, et sans cesse tu grandis dans la lutte ! »

Mais il est temps de quitter la Flandre des États. Un bateau à vapeur ou une barque nous transportera bien vite, au-delà du grand bras de l’Escaut, qu’on appelle de Hond (le chien), dans la Zélande proprement dite. Quand on passe dans ces bras de mer qui séparent les différentes îles, le rivage prend un aspect d’une uniformité fatigante. Il est partout défendu par de hautes digues gazonnées qui arrêtent la vue, et que dominent seulement à de rares intervalles la flèche aiguë d’une église, le grand toit rouge d’une grange ou la tour des grands fours où l’on fait sécher la garance. On dirait qu’on navigue sur les immenses fossés et entre l’escarpe et la contrescarpe d’une gigantesque citadelle. Voici d’abord l’île de Walcheren. En venant du midi, on y aborde par Flessingue, port militaire qui, situé sur la Mer du Nord, conserve encore sa profondeur ; mais on regrette en arrivant de ne plus passer sous cette ancienne porte où on lisait cette belle inscription latine du XVIe siècle : Hæc porta, quæ prima portarum omnium belgicarum servituti aditum clausit, libertati aperuit. L’île de Walcheren, si uniforme vue du dehors, présente à l’intérieur, un aspect enchanteur. Les fermes de moyenne grandeur, — de 20 à 25 hectares, — sont admirablement tenues. Les bâtimens soigneusement blanchis au lait de chaux, et les portes, les fenêtres, les barrières, les granges peintes à l’huile, les haies exactement tondues, les fossés partout creusés pour faciliter, l’écoulement des eaux, les champs sarclés et nettoyés à la main de façon à ne pas y laisser, la moindre mauvaise herbe, les routes dans le meilleur état, et les chemins de terre même maintenus sans ornières, tout révèle le travail bien entendu d’une population active et intelligente. C’est le soin minutieux de la culture flamande appliqué à un sol d’excellente qualité. Plus de cinquante maisons de campagne, avec leurs beaux et antiques ombrages, leurs pelouses semblables à des tapis de velours vert, leurs massifs de fleurs aux mille nuances, donnent à la contrée un air d’aisance et de prospérité. Le costume pittoresque des paysans, si souvent reproduit par les artistes, complète le caractère original du paysage. Les hommes portent un chapeau à petits bords, presque toujours orné, d’une fleur, une veste courte et de larges hauts-de-chausses en velours noir, relevés de boutons d’or ou d’argent ; les femmes, un chapeau de paille garni de rubans bleus, des jupons courts rayés bleu et blanc, un corsage noir et les bras toujours nus, suivant cette coutume de leurs aïeules les Germaines, dont Tacite n’a pas dédaigné de nous conserver le souvenir : partemque vestitus superioris in manicas non extenduntj nudæ brachia ac lacertos.

Ici la terre ne se repose jamais : elle porte alternativement des céréales, froment, seigle et avoine ; des plantes industrielles, colza, lin, garance ; des légumineuses, févéroles, pois et trèfles, et des plantes sarclées, pommes de terre, betteraves, etc. On obtient aussi, comme en Flandre, des navets en seconde récolte, ce qui permet de donner au bétail une nourriture verte pendant l’hiver. La variété de pois récoltés dans les îles, et connue ailleurs en Hollande sous le nom de pois zélandais zeeuwsche erwten, occupe une place importante dans la rotation. C’est un excellent produit, qui donne autant que le froment, — par hectare 21 hectolitres, au prix moyen de 22 francs l’hectolitre, — et qui a l’avantage de moins épuiser la terre et de lui accorder un demi-repos. Les étables sont généralement bien tenues et les fumiers mieux conservés que dans la plupart des régions de bonne terre. Cependant on ne rencontre pas encore partout des fosses à purin, et trop souvent on constate qu’il se perd des matières fertilisantes dont on pourrait faire un bon usage. Les vaches sont de race hollandaise, améliorée déjà par l’introduction du sang durham. On se loue ici des résultats du croisement, parce que les pâturages des îles sont d’assez bonne qualité pour engraisser des bêtes de boucherie et pour permettre de profiter ainsi de l’aptitude à l’engraissement que présentent les bœufs de sang anglais. Les chevaux zélandais sont très différens de ceux des autres parties de la Néerlande. Ce sont des animaux d’un poids énorme, plus gros encore que les chevaux flamands. C’est cependant montés sur le dos de ces coursiers géans, lancés au galop, que les fermiers essaient d’enfiler la bague dans les courses de ce genre, ring-steking, qui forment le principal divertissement des campagnes. Cette race gigantesque remonte haut, et déjà au moyen âge sa réputation s’étendait au loin, car en 1058 l’évêque de Thérouanne, Drogo, parle avec éloge des chevaux puissans de l’île de Walcheren : equi robore prœstantes.

Les belles cultures et même les grands arbres, chose rare sur toute cette côte, s’avancent à l’ouest sous la protection des dunes jusque près de la mer, et sous les magnifiques ombrages du parc de Westhoven on entend le bruit des vagues qui viennent se briser sur la plage voisine. C’est non loin de là, à Domburg, lieu de bains assez fréquenté, qu’on a trouvé en 1649 les restes d’un temple antique et la statue d’une divinité mystérieuse, orientale probablement, dont le nom harmonieux, Nehalennia, exerce encore la science divinatrice des étymologistes, mais dont les attributs, la corne d’abondance, une corbeille pleine de pommes et le chien gardien des troupeaux, révélaient assez une déesse de l’agriculture. C’est ici encore que, d’après la légende rapportée par l’historien Procope, les âmes des morts venaient réveiller les pêcheurs pour qu’ils les transportassent dans leurs barques de l’autre côté de la mer, en Bretagne. Près de Domburg commence la grande digue de Westkappel, l’un des travaux hydrauliques les plus importans des Pays-Bas, et qui a déjà tant coûté, affirme-t-on, qu’avec les sommes dépensées pour l’entretien de cette digue on pourrait la revêtir complètement d’une couche d’argent massif. Toutes les côtes des îles zélandaises, comme celles de la Hollande, de la Belgique et de la Gascogne, sont défendues contre les assauts de l’Océan par une ligne de dunes que le vent d’ouest élève naturellement ; mais à Westkappel, précisément à la pointe extrême de l’île, une interruption s’étant produite dans la chaîne protectrice, il a fallu la remplacer par une digue en gros blocs de pierre de taille, assez forte et assez bien reliée pour résister aux vagues formidables que les hautes marées et les tempêtes accumulent et soulèvent sur cette plage, exposée aux lourdes lames qui accourent du large.

Quand on visite les îles de la Zélande, on ne peut s’empêcher de frémir en songeant que tant de richesses agricoles sont réunies sur quelques bancs de boue figée, de toutes parts dominés par les eaux à marée haute. On conçoit que l’entretien et la conservation des digues sont ici plus que partout ailleurs une question de vie ou de mort. La moindre négligence peut entraîner de terribles désastres. Aussi les administrations des différens polders lèvent-elles une contribution spéciale pour l’entretien des digues. Cet impôt est extrêmement variable : il monte de 10 francs à 20 ou 30 francs et même plus haut encore. J’ai visité dans l’île d’Overflakkee des terres qui payaient 23 florins, soit environ 50 francs de dyk lasten ou frais de digues sur un revenu de 120 fr. Quand la charge devient par trop lourde et qu’on peut craindre que le propriétaire ne recule devant les dépenses d’un bon entretien, le polder est déclaré calamiteux, et alors la province et l’état interviennent dans les travaux, qui s’exécutent sous la direction des ingénieurs publics. Le principal danger qui menace les digues, ce n’est pas le choc direct des vagues : on parvient à en rompre les coups au moyen de pilotis, de fascines ou de revêtemens en pierre; mais le mal est à peu près sans remède quand, par suite des variations incessantes que subit le cours des eaux de la mer et des fleuves toujours en lutte, il s’établit un fort courant parallèlement au rivage, car ce courant creuse le fond et mine la base même de la digue, qui tout à coup s’effondre et disparaît, livrant passage à l’inondation, qui envahit les campagnes. Des polders, des villages florissans, comme Borrendamme, Rengeskerk, et tous ceux qui couvraient jadis la grande île remplacée aujourd’hui par le Biesbosch, des communes, des cantons entiers, ont disparu ainsi sous les flots. Rien cependant n’effraie le Zélandais, habitué à lutter contre la mer; rien ne lasse son indomptable persévérance. Quand il voit qu’une digue est minée et que rien ne peut la sauver, il se résigne, il fait la part de l’eau, et reconstruit une nouvelle digue quelques centaines de mètres en arrière. De cette manière il gagne du temps, et il peut attendre que le courant change de direction. Il ne faut pas qu’on croie au reste que, par la rupture d’une digue, toute une île soit perdue. Les eaux débordées n’envahissent que le premier polder, le plus récemment conquis; elles sont arrêtées par la digue du polder plus ancien, car les îles zélandaises sont formées, comme on peut s’en assurer en consultant une carte un peu détaillée, d’une série de polders portant chacun la date de son endiguement, et qui sont venus se grouper autour d’un noyau primitif, à la façon des élémens qui s’agglomèrent en cristaux. Malgré les pertes faites de temps à autre, les conquêtes l’emportent de beaucoup, et comme les trois fleuves, le Rhin, la Meuse et l’Escaut, continuent à apporter leur limon, qui se dépose au fond des bras de mer, il est certain qu’un jour viendra où toutes les eaux intérieures de la Zélande seront comblées, et où les îles devenues terre ferme ne laisseront plus ouvertes entre elles que les bouches mêmes des rivières.

L’île de Walcheren nous a montré la culture zélandaise modifiée par l’influence d’une population très dense et enrichie par le commerce ; pour en connaître les caractères propres, il faut visiter d’autres îles, celles de Zuid-Beveland ou de Tholen par exemple. Là, comme dans la Flandre des États, on ne rencontre que de grandes fermes et des champs à perte de vue dégarnis d’arbres. La rotation en usage et qui caractérise réellement l’agriculture de cette région est celle-ci : première année, jachère fumée ; deuxième, colza ou orge ; troisième, froment ; quatrième, féveroles ; cinquième, froment ou seigle ; sixième, pois, lin, avoine ; septième, pommes de terre et trèfles venus dans l’avoine. À la huitième année, la rotation recommence par la fumure et la jachère. Cependant on intercale souvent dans cet assolement une culture industrielle qui donne de grands profits et qui est aussi particulière à la zone des îles, celle de la garance. Ce n’est pas sans surprise qu’on rencontre dans ce climat humide et sous le souffle froid des vents de l’Océan cette plante délicate et fine qui se plaît dans les chaudes campagnes d’Avignon, et cependant elle réussit parfaitement ici. Voici comment on la cultive : on donne à la terre un labour profond, puis on la dispose en lits de 70 centimètres de large sur 14 de haut qu’on roule avec soin. On y plante ensuite de jeunes drageons qu’on recouvre l’hiver, à la charrue, de 10 centimètres de terre. La seconde année, on sarcle la terre, on la bine et on la tient meuble et propre. Parfois on conserve la plante trois ans, et alors le produit augmente de plus d’un tiers ; mais d’ordinaire on la récolte au mois de septembre de la deuxième année. Déterrer, au moyen de grandes bêches, les longues racines minces et fragiles qui contiennent la matière colorante est une opération importante, qui demande des soins et qui coûte de 70 à 90 florins par hectare. Séchées d’abord au soleil, puis débarrassées de la terre qui les entoure encore, les racines sont portées au séchoir (mee-stoof), où elles sont séchées au four froid, puis au four chaud, concassées et réduites en poudre. Les experts répartissent ensuite le produit en différentes catégories, d’après la qualité. Huit ou neuf personnes sont employées dans ces séchoirs, d’ordinaire établis à compte commun par quinze ou vingt cultivateurs qui y envoient leurs récoltes. Aujourd’hui les fours à vapeur commencent à s’introduire et donnent d’excellens résultats. Les relevés officiels portent le produit moyen d’un hectare planté en garance à 1,500 kilos, ce qui ferait une valeur de 1,500 francs au prix ordinaire de 1 franc le kilo. Le plant de trois ans livrerait environ 1,000 kilos de plus. Cependant je dois ajouter, qu’on m’avouait en général un produit supérieur, et dans l’île de Schouwen notamment on portait le produit de 1,000 à 1,500 kilos par gemet de 44 ares pour la garance de deux ans. Cette culture industrielle paraît avoir existé déjà au VIe siècle. La valeur de la garance produite dans les îles de la Zélande et de la Hollande méridionale s’élève annuellement à 11 ou 12 millions de francs. Une autre culture que je citerai plutôt comme curiosité agronomique que pour son importance, c’est celle d’une légumineuse à bulbe comestible qu’on trouve en grande abondance dans les moissons des argiles d’alluvion, en Zélande et en Gueldre, mais point du tout en Frise et en Groningue, le lathyrus bulbosus, en hollandais aardakker. Ce petit tubercule, de couleur noirâtre, a un goût très fin, et les indigens de la campagne vont déterrer cette truffe végétale qui est très recherchée pour la table des personnes aisées. Dans l’île d’Overflakkee, on la cultive régulièrement. On la plante à 10 centiniètres de profondeur sur bonne fumure. Au printemps, elle se développe avec vigueur et orne la campagne de ses charmantes grappes de fleurs papillonacées. Le produit est d’environ 1,500 kilos à l’hectare, qui représentent une valeur brute de 1,200 à 1,300 francs et un bénéfice net de 700 à 800 francs.

La Zélande est certainement, sous le rapport agricole, la plus riche province des Pays-Bas. Sur les 174,000 hectares qu’elle comprend, si l’on déduit 10,000 hectares pour les chemins, les dunes, les bâtimens, les eaux, tout le reste est productif, et tout de première qualité, 80,000 hectares sont en terre à labour et 66,000 en prairie. Ses principaux produits sont le froment, qui occupe 20,000 hectares (et donne 21 hectolitres par hectare, les féveroles, qui prennent 10,000 hectares et donnent 22 hectolitres, le colza (5,000 Hectares à 17 hectolitres), le lin (2,800 hectares à 500 kilos par hectare) La valeur totale des récoltes est estimée 17 millions de florins ou 36 millions de francs, d’où l’on peut conclure que chaque hectare de terre labourée donne en moyenne un produit brut de 450 francs. C’est là sans doute un résultat magnifique, exceptionnel et rarement atteint ailleurs, même dans les régions les plus favorisées et les mieux cultivées; mais si l’on songe à la fertilité prodigieuse de la riche terre d’alluvion qu’on trouve ici, on doit avouer que l’île de Walcheren mise à part, l’agriculture zélandaise a encore beaucoup de progrès à faire. Confiant dans la fécondité en apparence inépuisable du sol, le cultivateur néglige l’étable. On ne compte dans la province que 47,000 bêtes à cornes, soit moins de 30 par 100 hectares de superficie productive, tandis que le chiffre moyen pour le royaume est 67. Les animaux sont en général mal nourris l’hiver et ne reçoivent pas de nourriture verte. Quoiqu’on signale une amélioration sous ce rapport, l’engrais est encore très mal recueilli et peu soigné. Les machines perfectionnées, qui nulle part ne seraient plus utiles que dans ce pays fertile et faiblement peuplé, ne sont guère encore en usage. Ces défauts frappent d’autant plus qu’on peut voir dans les îles mêmes un magnifique exemple des résultats qu’obtient l’art agricole moderne appliqué à cette terre féconde. On voudra bien me permettre d’invoquer à ce sujet les souvenirs de l’une de mes excursions agronomiques en Hollande.

En 1862, au mois de juin, je m’étais rendu à Middelbourg pour assister au dix-septième congrès d’économie rurale de la Néerlande. Ces congrès, qui réunissent pendant quatre ou cinq jours les agriculteurs des différentes provinces, fermiers et propriétaires, au nombre de quinze cents à deux mille, sont une institution excellente qu’on ne saurait trop recommander à l’étude et à l’imitation des autres nations. Chaque année, l’une des provinces reçoit tour à tour le concile général des agronomes théoriques et pratiques du pays. De cette façon toute jalousie locale est évitée, et les membres du congrès ont l’occasion de visiter successivement, dans les meilleures conditions d’hospitalité et d’information, les diverses régions agricoles du royaume. Un programme est distribué quelque temps à l’avance; les questions posées sont nombreuses, mais simples, et si bien à la portée de tous que les cultivateurs peuvent venir exposer les résultats de leur expérience journalière. Il en résulte une de ces enquêtes modestes, sans éclat, mais nourries de faits, comme en ouvre parfois le parlement anglais quand il désire approfondir une question. Les savans mis en relations personnelles avec les travailleurs voués à un labeur quotidien, la diffusion de nouvelles méthodes, les résultats d’une machine ou d’une culture nouvelle contrôlés, discutés dans un débat public et contradictoire, des rapports suivis et une sorte de fédération établis entre les agriculteurs des districts les plus éloignés, les bons livres, les journaux utiles cités, prônés, portés à la connaissance de ceux à qui ils sont nécessaires, les divers systèmes de culture étudiés sur place l’un après l’autre, enfin un foyer de lumière promené successivement dans toutes les parties du pays, tels sont quelques-uns des avantages qu’offrent ces assemblées périodiques, dont les excellens effets sont reconnus et appréciés par tout le monde. Le premier congrès agricole s’est réuni, il y a dix-huit ans, sous l’inspiration de M. le baron Sloet tot Oldhuis, économiste éminent, membre distingué des assemblées législatives, homme de science et d’initiative, qui présidait encore en 1862 à Middelbourg les grandes assises de l’agriculture néerlandaise. La session close, nous fûmes tous invités à visiter le Wilhelmina-Polder, et un bateau à vapeur fut mis à notre disposition pour nous y conduire. Or voici ce que c’est que le Wilhelmina-Polder. En 1809, vingt-trois négocians de Rotterdam achetèrent à l’état, en vente publique, pour la somme de six tonnes et demie ou 1,400,000 fr. environ les schorren, c’est-à-dire les relais limoneux qui s’étaient formés entre les deux îles de Oost et Zuid-Beveland ; 1,100,000 fr. furent consacrés à endiguer les schorren et à réunir les deux îles. Un bras de mer fut supprimé ainsi, et 1,434 hectares conquis à la culture moyennant une avance de 2 millions 1/2. Ces 1,434 hectares de terre, toute de première qualité, d’un seul tenant, et mis en valeur sous la direction unique d’un agronome du plus grand mérite, M. J.-G.-J. Van den Bossche, forment aujourd’hui, sans contredit, l’une des plus belles exploitations agricoles qui existent dans le monde. La superficie du domaine est divisée en champs réguliers de 10 hectares par des avenues qui se coupent en ligne droite. Les digues et une centaine d’hectares de terrains bas et peu nivelés restent en prairie permanente. Tous les champs sont entourés de haies vives, afin qu’on puisse y lâcher les animaux pendant les deux années de la rotation qui y ramènent les prairies artificielles. Six grandes agglomérations de bâtimens, placés à peu près à distance égale, abritent le bétail, les instrumens aratoires et les récoltes. On peut y admirer des étables modèles, des granges d’une dimension inouïe, de grands yards pour le fumier, et tous les engins perfectionnés en usage en Amérique et en Angleterre, une batteuse locomobile de Hornsby, une batteuse fixe de Ransome et Sims, les brise-mottes de Croskill, un excellent coupe-racines de Bentall, une faucheuse de Mac-Cormik, la charrue américaine, etc. Pour préparer là garance récoltée sur la propriété, un séchoir, avec moulin à vapeur, a également été érigé. Au centre du domaine s’élève le village, "Wilhelmina-Dorp, situé le long du canal, qui va de la ville de Goes à la mer. Son église, son école, ses demeures d’ouvriers et ses petites boutiques, tout est également correct et bien entretenu. Le bétail mérite aussi de fixer l’attention. Par le croisement de la vache zélandaise avec le taureau durham, M. Van den Bossche a obtenu une race intermédiaire dont les qualités sont si précieuses que toutes les jeunes bêtes dont il consent à se défaire sont enlevées à dettes hauts prix par les propriétaires allemands. Les moutons ne sont pas moins remarquables : ils appartiennent à une race fixe désignée par le nom d’iman, et obtenue par le croisement des béliers dishley avec les brebis zélandaises. J’ai vu tous ces magnifiques animaux dans de gras pâturages ou dans les champs de trèfle, avec du fourrage jusqu’au ventre, et l’hiver ils sont nourris de paille hachée mêlée avec des racines râpées et un peu de tourteau. Les bêtes grasses sont envoyées au marché de Londres à mesure qu’elles atteignent le poids voulu. Nous fûmes très étonnés, pendant notre visite, de voir qu’on drainait à 1m50 une terre que les hautes marées inonderaient; mais on profite de la marée basse pour évacuer les eaux, et le drainage donne les meilleurs résultats. Tout le polder serait déjà drainé, si une partie n’en était pas soumise à la dîme, car la dîme, qui le croirait? existe encore dans certains districts des Pays-Bas, non plus en faveur du clergé, mais au profit de l’état ou des particuliers. Le contraste entre les champs asséchés et ceux qui ne l’étaient pas sautait aux yeux, et montrait ainsi par une preuve irrécusable les funestes effets d’un droit suranné, qui met obstacle aux améliorations coûteuses, parce que l’on sait qu’on devrait en partager les bénéfices avec le titulaire de la. dîme. Depuis longtemps déjà les chambres se sont occupées de l’abolition et du rachat des dîmes; mais aucun projet n’a pu encore aboutir malgré les incessantes réclamations des agriculteurs.

Dans le Wilhelmina-Polder, la rotation complète est de vingt et un ans, qui comprennent trois années pour la garance et une année de jachère, jugée nécessaire, afin de nettoyer parfaitement le sous-sol des longues racines du chiendent. Les produits qu’on récolte sont du froment, des pois, des féveroles, de l’orge, du lin, de la garance, de l’avoine, du trèfle, des betteraves et des navets. Les turneps sont semés comme en Angleterre, et pour l’instruction des visiteurs le directeur fit faire l’opération sous nos yeux. La charrue ouvrait le sol, le fumier était placé dans la raie qui était ensuite fermée et sur laquelle le semoir à cheval déposait la graine. La racine, trouvant ainsi l’engrais à sa portée, se développe avec une vigueur extraordinaire. On éclaircit plus tard, et la houe à cheval maintient le sol dans d’excellentes conditions d’ameublissement et de propreté. Il est assez connu que la plupart des grandes entreprises agricoles conduites par des gérans ont échoué celle-ci fait une brillante exception, car les parts, de propriété qui valaient primitivement 18,000 florins se vendent maintenant 34,000 florins et au-delà et sur ce prix l’actionnaire touche encore 6 pour 100, quoique les profits des années exceptionnellement favorables soient employés à des améliorations foncières telles qu’empierrement des routes, drainage, plantations, constructions, etc. L’exemple du Wilhelmina-Polder montre parfaitement comment une opération rurale peut donner les plus fructueux résultats à la condition qu’elle soit dirigée par un homme intelligent, actif, énergique et disposant d’un capital suffisant; il; nous offre aussi le modèle d’une association de la grande culture et de la moyenne propriété, combinaison rare encore, mais qui, il faut l’espérer, deviendra la règle dans l’avenir.


II

Le système de culture zélandaise avec son assolement septennal, où le froment occupe le quart de la terre labourée, s’étend sur les bords de la Meuse et du Rhin aussi loin que se fait sentir la marée. Au-delà de Dordrecht, dans la vallée qui s’ouvre entre les collines de sablé de la Gueldre et celles du Brabant, commence une région nouvelle, celle des alluvions de rivière, formées d’une argile plus compacte, moins fertile, plus humide, et qu’à défaut du jeu des marées on ne peut aussi bien débarrasser des eaux de pluie. Cette région comprend les grandes îles intérieures dessinées par les bras multiples de la Meuse, du Leck, du Waal et du Vieux-Rhin, c’est-à-dire les districts du Tielerwaard, du Bommelerwaard; du Land-van-Altena, de Bueren, de Maas-en-Waal, de la Betuwe; le grand bassin de l’ancien Rhin, qui s’avance en pointe vers Utrecht, et celui du Rhin principal jusqu’auprès d’Emmerich sur la frontière d’Allemagne. La terre est encore de très-bonne qualité, mais la culture est peu avancée; elle s’est à peine élevée au-dessus du niveau de l’assolement triennal, quoiqu’on récolte du colza, des féveroles et des pommes de terre. L’introduction du trèfle ne date que de la fin du siècle dernier. La jachère revient tous les quatre ou cinq ans, et l’on ne fume que tous les huit ou dix ans. La rotation suivante peut être considérée comme le type dominant, plus ou moins modifié suivant les usages et les conditions des diverses localités ; première année, jachère avec fumure ; deuxième, colza ; troisième, froment ; quatrième, pois, avoine, féveroles; cinquième, froment; sixième, trèfle; septième, froment ; huitième, jachère sans fumure ; neuvième, froment ou seigle; dixième, pois ou pommes de terre. Trop souvent aussi on met deux années de suite des céréales dans le même champ, et la moitié de la terre emblavée porte du froment. Les engrais sont mal recueillis; et même le fumier de mouton est vendu pour la culture du tabac. Le binage est peu pratiqué; les champs sont infestés de sinapis arvensis, qui souvent au printemps cache complètement les jeunes céréales sous un tapis de fleurs jaunes. Les instrumens aratoires sont de forme antique : la charrue, par exemple, est mal faite et tellement lourde qu’il faut quatre chevaux pour la mettre en mouvement. Les fermes ont une étendue de 30 à 35 hectares, dont une vingtaine sont labourés; on y entretient six chevaux, une quinzaine de bêtes à cornes et un troupeau de moutons. Les chevaux sont bons, assez légers, et les meilleurs sont achetés en grand nombre par la Belgique et la France, où ils servent de chevaux de train ou de carrosse. On rencontre ici, du côté de Munster, cette variété de bœufs sans cornes que les Scythes possédaient déjà, suivant Hérodote, qui attribue cette anomalie à l’intensité du froid : ne armentis quidem suus honor aut gloria frontis, comme dit encore Tacite en parlant des troupeaux des Germains.

L’élevage du bétail est singulièrement favorisé par l’excellente qualité des herbes des Uylerwaarden, c’est-à-dire des prairies hors digue arrosées l’hiver par la crue des rivières et enrichies de leur limon; elles produisent 6,000 kilos d’un foin assez nourrissant pour engraisser les animaux de boucherie. Elles se louent pour un an de 180 à 220 francs l’hectare, et le regain seul pour pâturer se paie de 60 à 70 francs. Les baux sont de quatre ou de six ans, et le fermage s’élève de 60 à 100 francs par hectare. L’entrée en jouissance est au 1er janvier pour les bâtimens, et au 1er mai pour les terres. Toutes les fermes sont entourées de vergers où l’on récolte en abondance des pommes, des prunes et surtout des cerises qui, expédiées pour Londres, donnent un bon profit; Indépendamment du colza, deux autres plantes industrielles sont aussi cultivées avec succès, le chanvre et le tabac. Le chanvre, qu’on ne trouve guère en Hollande que dans le district de Maas-en-Waal, livre en moyenne 600 kilos de filasse et 14 hectolitres de graines par hectare d’une valeur totale de 500 fr. environ. Le tabac, introduit dès 1647, est cultivé dans la Betuwe, l’ancienne Batavie, et dans les environs d’Amersford, non loin d’Utrecht, d’après une méthode qu’il n’est pas inutile de faire connaître. Les champs destinés au tabac sont divisés en carrés allongés d’une vingtaine d’ares par des haies d’aunelles destinées à couper le vent. On y élève des lits de 50 centimètres de large sur 32 de haut, qu’on garnit de fumier de mouton dans la mesure de 25,000 kilos à l’hectare. Le tabac, semé sur couches couvertes de papier huilé, est ensuite repiqué et planté en lignes sur les lits ainsi préparés. Après la cueillette, ces feuilles sont séchées sous des hangars ouverts au vent de tous les côtés. On estime le produit par hectare à 1,500 kilos de première qualité et à 1,500 kilos de seconde qualité, d’une valeur totale de 2,000 à 2,500 francs.

Quoique le lin ne soit pas cultivé ici, on rencontre cependant dans l’Over-Maas, surtout aux environs de Dordrecht, un grand nombre de cultivateurs de lin qui exercent leur industrie d’une manière vraiment extraordinaire. Comme le lin épuise beaucoup le sol, ainsi que le remarquait déjà Virgile, urit enim lini campum seges, cette plante ne peut revenir dans la même terre que tous les sept ou huit ans; Il est donc nécessaire d’avoir une vaste étendue à sa disposition quand on veut en récolter une grande quantité chaque année. Les cultivateurs de l’Over-Maas ont pris en conséquence pour champ d’exploitation toutes les terres des Pays-Bas propres à la culture du lin, et voici comment. Ils ne craignent pas de louer des terres très loin de leurs demeures dans toute la Zélande, en Hollande jusqu’au-delà d’Alkmaar, et même en Frise et en Groningue au-delà du Zuyderzée, partout enfin où s’étend la zone argileuse. Ils ne prennent la terre que pour un an : le fermier ou le propriétaire doit la préparer, et eux arrivent pour semer le lin, qu’ils font ensuite sarcler et récolter à leurs frais. Ils paient par hectare de 210 à 260 fr., ou bien de 315 à 375 fr. quand ils louent op beraad, et dans ce dernier cas ils ont le choix à la Saint-Jean, c’est-à-dire le 24 juin, ou d’accepter le lin quand il promet un bon produit et de payer la somme convenue, ou bien de renoncer au marché en abandonnant le lin qui est en terre. Cette dernière clause est très en usage, parce qu’elle partage entre les deux parties les bonnes comme les mauvaises chances; Lorsque la plante textile est séchée sur place, le cultivateur, (vlasboer) la charge sur des bateaux et la transporte près de sa demeure, où il la fait rouir pour la revendre après. Ces sortes d’entreprises à la fois commerciales et agricoles ont quelque chose d’aléatoire qui attire beaucoup de concurrens. Les grandes facilités qui offrent à la navigation les rivières et les canaux si multipliés dans toute, la région basse rendent seules possible une exploitation entamée à la fois sur tant de points si éloignés les uns des autres. C’est un curieux exemple de l’influence qu’exerce le bateau dans les pratiques de l’économie rurale.

En résumé, malgré l’esprit d’initiative que montrent quelques-uns de ses habitans, on peut dire, je crois, qu’eu égard à sa fertilité naturelle, la vallée de la Meuse et du Rhin est la partie la plus mal cultivée de la zone argileuse. Un seul fait suffit pour le prouver sans réplique. Tandis que la moyenne, des produits en froment s’élève pour le royaume à près de 20 hectolitres par hectare, il n’est dans ces bonnes terres d’alluvion que de 16 hectolitres. Sans doute dans ces dernières années, grâce à l’intérêt: puissant qu’inspire ici comme partout ailleurs en Europe tout ce qui touche à l’agriculture, de grandes améliorations ont été opérées, et déjà il serait facile de citer plus d’une ferme qui pourrait servir de modèle; mais en général il reste encore beaucoup à faire. Il est vrai aussi que cette région est exposée à ces terribles inondations dont les désastres prennent parfois les proportions d’une calamité publique qui émeut tout le pays, et les dangers qui chaque année peuvent renaître inspirent sans doute un sentiment d’insécurité qui doit ralentir un peu le zèle des propriétaires. Ajoutez la dîme et les locations publiques, et vous aurez l’explication de l’état peu avancé de l’agriculture.

On a raconté dans la Revue[1] comment le lac d’Harlem avait été mis à sec et livré à la culture. On peut apprécier maintenant les résultats de cette magnifique entreprise. Sur les 18,500 hectares que contenait le lac, 16,822 ont été vendus au prix total de 7,798,700 florins, ce qui établit une moyenne de 463 florins par hectare. Aujourd’hui cette valeur a plus que doublé, et l’on vend couramment la terre au prix de 1,000 ou 1,200 florins l’hectare. Le fermage est de 35 à 50 florins, dont à déduire une dizaine de florins pour les contributions du polder et les charges diverses. Comme le lac desséché a été peuplé par des cultivateurs venus des différentes régions, on trouve ici tous les systèmes de culture, et l’on peut visiter successivement dans l’espace de quelques heures des fermes organisées à la manière du Brabant, de la Frise, de la Zélande, de la Hollande et de la Groningue; Chacun, s’efforce à l’envi de prouver par son exemple la supériorité des méthodes qu’il a apportées de sa province, ou qu’il a empruntées aux pays voisins. L’agronome assiste ainsi, dans cette vaste arène, à une sorte de concours agricole permanent, et il n’est point d’étude plus instructive. 17,402 hectares sont mis en valeur, dont la moitié environ est en herbages. Les produits des différentes cultures vont sans cessèrent augmentant. En 1860, le froment a donné près de 24 hectolitres, les féveroles 26, le colza 16, les pommes de terre 205 à l’hectare. La récolte totale a été estimée à peu près 2,700,000 fr., sans la valeur des produits du bétail, qui comprend 2,000 chevaux, 6,200 vaches, 12,500 moutons et 1,500 porcs, de telle sorte que cet ancien lac, qui ne rapportait rien autrefois, livre maintenant au pays un produit brut annuel d’environ 4 millions de francs. N’est-ce pas là un des plus beaux travaux dont un pays puisse s’enorgueillir, et l’un des plus éclatans triomphes des machines modernes ?

Pour compléter le tableau de la zone argileuse, il nous reste à visiter les terres d’alluvion qui occupent l’extrémité septentrionale du royaume depuis le Zuyderzée jusqu’au Hanovre. En quittant le lac de Harlem, prenons à Amsterdam le bateau à vapeur de Harlingen ; en moins de sept heures, il nous débarquera dans ce port, qui est le principal de la Frise, et qu’une voie ferrée relie déjà à Leeuwarden. A partir de Harlingen, s’étend tout le long de la côte une lisière très fertile formée par les relais limoneux que les eaux ont successivement déposés dans la mer qui baignait les murs de Leeuwarden et de Groningue, deux villes qui avaient des ports et qui sont aujourd’hui éloignées du rivage par quatre ou cinq lieues de terre ferme. Ici encore il a fallu protéger par des digues tout le territoire que menacent les hautes marées, celles qui défendent la côte de l’ouest, sans cesse en butte à un fort courant et aux lames qui viennent du large, sont vraiment de prodigieux ouvrages où l’on a mis en œuvre toutes les ressources de l’art hydraulique. Qu’on se figure deux rangées d’énormes pilotis reliés ensemble par des madriers, transversaux, et toutes ces pièces de bois complètement revêtues de grands clous à tête plate, afin de les préserver de l’atteinte des petits animaux marins qui détruisent le bois en s’y logeant eux-mêmes ; entre ces pilotis et complètement enfoncées dans le sable, de fortes planches ou plutôt des poutres sciées en deux et placées les unes à côté des, autres; derrière ces planches, un revêtement de gros blocs de granit rouge amenés à grands frais des sables diluviens de la Drenthe, et, derrière ces blocs cyclopéens un puissant clayonnage toujours soigneusement entretenu. Voilà le quadruple moyen de résistance que ces digues offrent aux assauts de la mer, et elles s’étendent ainsi sur plusieurs lieues de distance.

En examinant les formidables travaux accumulés ici, je fus surpris d’apprendre que la côte septentrionale n’est protégée que par une levée d’argile gazonnée, et je résolus d’aller m’assurer moi-même par quel miracle une aussi faible carrière pouvait résister aux fureurs des tempêtes et arrêter les flots soulevés par les vents et les marées. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment se rencontrent la terre et la mer. Le mariage ou la lutte des deux élémens m’a toujours paru un des plus beaux spectacles de la nature, qu’on le contemple soit des grèves de sable en pente, douce qui se relèvent en dunes, et sur lesquelles le flot vient dérouler ses volutes expirantes, comme en Hollande, soit du haut des côtes déchiquetées des régions granitiques, où les lames se brisent, en hurlant avec fureur, contra des rocs à pic qu’elles couvrent de leur écume, comme en Bretagne, soit au pied des pittoresques corniches des roches calcaires, où les vagues creusent des arcades et s’engouffrent, limpides et bleues, en des cavernes retentissantes, comme à Capri ou à Amalfi. Je m’attendais à trouver une mer dure et sévère, assombrie déjà aux approches du nord. Pourtant j’avais atteint les limites extrêmes du pays, sans que rien m’annonçât la proximité du rivage Je marchais dans une campagne admirablement cultivée et limitée d’un côté par un relèvement de gazon ou paissaient d’énormes moutons. Je gravis la digue, qui était peu élevée, et quand je fus sur la crête, un air frais et vivifiant vint me frapper au visage. J’avais devant moi les horizons infinis de cette Mer du Nord qui n’a plus d’autres bornes de ce côté que les glaces éternelles du pôle. C’était bien cette mer lourde et presque immobile que Tacite a peinte en deux mots : pigrum ac prope immotum. Là finissait, croyait-il, l’univers : illuc usque tantum natura ; là apparaissaient les formes gigantesques des divinités germaniques. Au pied de la digue commençaient les relais limoneux, déjà recouverts sur une assez grande étendue de plantes verdoyantes; au-delà, c’était de la boue figée, mais déjà de la terre; puis venait de la boue humide, insensiblement transformée en une eau épaisse et trouble. Enfin çà et là des bancs de sable brillaient au soleil, et se relevaient même en dunes pour former les îles de Rottum, de Schiermonnikenoog, de Rottumeroog et de Borkum. Ces bancs et ces îles étaient la suite de ces collines sablonneuses que les flots et le vent font naître sur la côte à partir du Pas-de-Calais, et qui servent de défense à la terre ferme. Ces bras d’eau limoneuse que j’avais devant les yeux, c’étaient les wadden, c’est-à-dire des polders en voie de formation, un sol encore noyé à marée haute, mais qui s’élève peu à peu, à mesure que les courans de l’Ems et du Zuyderzée viennent y déposer de nouvelles couches d’argile. A marée basse déjà, c’est à peine si quelques passes restent navigables pour des barques, et les troupeaux qu’on met dans les îles peuvent regagner la côte à gué. Des nuées d’oiseaux marins s’abattent alors sur ces bas-fonds pour s’y nourrir des coquillages que le reflux abandonne à leur voracité, puis ils vont déposer sur les bancs de sable des quantités d’œufs qu’on apporte aux marchés des villes, et qui forment un objet d’exploitation régulière. Avant cent ans, barques, oiseaux, bas-fonds et bras de mer auront disparu; les îles seront des dunes qui borderont la terre agrandie, et la charrue fera sortir de ce sol nouveau d’incalculables richesses.

Nulle part mieux qu’ici on ne peut étudier comment la végétation hâte la formation de ces relais qui étendent sans cesse le territoire néerlandais. D’abord au printemps la grasse argile se couvre d’une espèce de conferve qui en rougit légèrement la superficie, et qui produit ce que l’on appelle la floraison de la boue; puis vient la salicornia herbacea, qui prospère même sur un dépôt vaseux que la marée submerge tous les jours. A la salicornia succède toute une famille de plantes marines dont les feuilles épaisses, charnues et. luisantes rappellent celles des plantes grasses, et qui résistent très bien à l’arrosement bi-mensuel d’eau salée que leur apportent les marées de sizygies : le glaux maritima, le scoberia maritima, le chenopodium glaucum, etc. Quand apparaissent le lepigonum salinum, le juncus compressas et le trifolium fragiferum, le mouton vient paître ces prés salins, où l’on ouvre de distance en distance de petites rigoles se dirigeant vers la mer, afin que les eaux puissent, en descendant, se diviser et s’écouler doucement, sans emporter le limon fraîchement déposé. Dès lors les progrès de l’alluvion sont rapides, et bientôt on peut songer à l’enceindre d’une digue, afin de livrer à la culture le sol nouvellement formé.

Les terres argileuses de la Frise exploitées à la charrue sont toutes situées au nord de Leeuwarden, qui est ainsi le point de partage de deux systèmes différens : d’un côté le pâturage, de l’autre le labour. Parmi les terres labourées, les meilleures sont celles de Dokkum, du Wierumadeel, du Menaldumadeel, du Ferwerderadeel, et surtout celles du Bildt, qui n’ont été conquises que depuis le XVIe siècle. La qualité de la terre est inférieure à celle de la Zélande, mais la culture est plus soignée. Les champs sont divisés, comme en Flandre, en ados de 3 mètres de largeur, afin de faciliter l’écoulement des eaux. Les semailles d’été commencent à se faire en ligne, non avec le semoir à cheval, mais avec un petit semoir à la main. Les terres sont admirablement sarclées : céréales, féveroles, colza, tout est nettoyé avec le plus grand soin par des femmes qui arrachent jusqu’à la moindre mauvaise herbe moyennant un salaire de 10 centimes par heure. On est parvenu ainsi à extirper presque complètement la moutarde sauvage (sinapis arvensis), qui faisait naguère autant de tort ici que dans les argiles de rivière de la vallée du Rhin. L’assolement s’est aussi singulièrement amélioré. Tandis qu’il y a cinquante ans il se rapprochait beaucoup de celui de la Zélande, avec repos tous les sept ou huit ans, aujourd’hui la jachère a presque complètement disparu, et le froment n’occupe plus que la cinquième partie du sol. Depuis qu’on récolte beaucoup de chicorée et de lin[2], et qu’on a introduit le trèfle, la rotation varie beaucoup dans chaque exploitation. Voici cependant le type dominant : 1° colza fortement fumé; 2° froment ou orge d’hiver; 3° féveroles ou pommes de terre; 4° chicorée ou lin. On fume ainsi tous les quatre, et non tous les huit ans. L’étendue ordinaire des fermes est de 35 à 50 hectares. Comme d’habitude dans les terres fortes, le nombre des chevaux est grand par rapport à celui des vaches : on trouve dans une ferme de 50 hectares environ 12 chevaux, de 6 à 7 vaches à lait, autant d’élèves, et de 9 ou 10 bœufs à l’engrais.

En général la terre n’appartient pas aux fermiers, et les grandes exploitations se morcellent parce qu’un grand nombre de petits cultivateurs, — on les appelle en Frise koohsjers ou gnieren, — sont disposés à payer un prix très élevé pour des parcelles. Les propriétaires en profitent, et, au lieu d’un prix de 150 à 190 fr., obtiennent 200 ou 250 fr. par hectare. Il se forme ainsi, chose exceptionnelle dans la zone argileuse, une classe de locataires pauvres et presque indigens, qui dans les mauvaises années, faute de travail industriel, tombent à la charge des communes. On s’effraie à juste titre de cette situation, car elle a déjà eu pour conséquence une sorte de taxe des pauvres qui, d’après un observateur bien informé, M. Beucker André, prélèverait le dixième du revenu des terres. Quoiqu’ils n’obtiennent que des baux de sept ans, les fermiers ont fait faire à la culture des progrès très marqués. L’engrais liquide des étables est recueilli dans des fosses voûtées, ou bien dirigé vers le fumier, qu’il arrose. L’informe et massive charrue jadis traînée par quatre et même six chevaux, ou par deux couples de bœufs est remplacée par de bonnes charrues légères et fortes, que deux ou trois chevaux tirent avec facilité. L’avantage d’avoir de bonnes routes est parfaitement compris. Quoique les voies fluviales ne manquent point, les communes rurales s’imposent de lourdes charges pour empierrer les chemins, et récemment encore les trois communes du Bildt ont voté 20,000 florins pour un travail de ce genre.

Malgré les relations fréquentes avec l’Angleterre, qui font pénétrer dans les campagnes, toutes les nouveautés agricoles les plus récentes, dans les endroits reculés du pays se conserve encore plus d’une coutume nationale, et parmi celles-ci une des plus curieuses est le tesck-loaw, jadis en usage dans toute la zone argileuse de la Frise et de la Groningue. Dans cette région, la culture du colza occupe depuis longtemps une place importante; il semble que les Frisons aient apporté avec eux cette plante utile lors de leurs premières migrations dans la contrée, car on a trouvé des siliques de colza à douze pieds de profondeur dans l’un de ces terpen qui servaient de lieu de refuge aux populations primitives. Comme les graines de colza s’échappent très facilement de la silique qui les renferme, il faut battre la récolte en place sur une vaste toile à voile étendue à terre et avec un nombre d’hommes assez grand jour en finir en un seul jour avec chaque meule. Le cultivateur ne peut donc faire l’ouvrage avec son personnel ordinaire. Dès le moyen âge, on voit qu’il se présentait alors un entrepreneur muni de la grande toile et à la tête d’une brigade de batteurs, composée souvent de vingt ou trente hommes. Ce chef, qui présidait à toute l’opération, était le tesck-graaf (le comte du battage), et ce nom ne doit pas nous étonner, car dans ces pays libres, où le guerrier était en même temps cultivateur, les travaux des champs avaient le caractère à la fois d’une expédition militaire et d’une cérémonie religieuse, et les rois frisons et saxons, qui luttèrent si longtemps contre les rois francs, même après que ceux-ci eurent conquis la Gaule, n’étaient rien de plus que des chefs élus, riches propriétaires de grands troupeaux. On possède encore, rédigé en vieux frison y le tesck-loaw[3], c’est-à-dire la loi du battage qui réglait tous les détails de l’importante opération dont les usages rappelaient les traditions du paganisme germanique. Le tesck-graaf immolait un bélier avec un couteau orné de fleurs, et on en mangeait la chair aux cris de ram, ram (ram signifie bélier), souvenir évident de l’ancien sacrifice du bouc fait en l’honneur d’Odin. Les jeunes filles qui aidaient au battage, en avançant les gerbes, se lavaient d’abord la figure dans de l’eau de source parsemée de fleurs, et tâchaient de se frapper l’une l’autre avec des chardons, autre réminiscence de l’antique mythologie. Le battage terminé, un banquet rustique réunissait tous les travailleurs. Le fermier et le tesck-graaf y présidaient. Les fortes boissons n’étaient pas épargnées, et la fête se terminait par un bal étrange, où les couples, au lieu de tourner en dansant, comme dans la valse ordinaire, tournaient en se roulant à terre. Ces jeux violens (het walen), origine païenne et grossière de la valse, se sont perpétués malgré les réprobations de l’église[4], qui n’a cessé de poursuivre de ses anathèmes ces vallationes, lusa diabolica, comme les appelle un saint de ces contrées, saint Eligius. Toutes les primitives religions de la nature ont consacré ainsi les travaux agricoles, qui en effet n’êtaient que la mise en œuvre de la force mystérieuse des élémens qu’on adorait. Aujourd’hui les cérémonies du tesck-loaw ne sont plus guère scrupuleusement suivies ; presque partout une machine, mettant en fuite les rites symboliques du culte d’Odin, a dépouillé de sa signification mythique l’opération agricole, qui s’accomplît avec la célérité grave et monotone du travail moderne. Cette machine, qui a fait ce que n’avaient pu accomplir les foudres de l’église, est le dorschblok[5], dont l’origine remonte déjà très haut, et qui est employé dans la zone argileuse pour battre tous les grains.


III

Lorsqu’en quittant la Frise on pénètre en Groningue, on rencontre dans les fertiles cantons d’Hunsingoo, de Firelingoo et d’Oldampt un sol et une culture à peu près semblables. Cependant, à mesure qu’on avance, on est frappé de l’aspect de richesse que présentent les fermes. Tous les étrangers qui parcourent les campagnes du nord de la Groningue admirent leur prospérité et leur belle apparence. lin agronome français, M. le comte de Gourcy[6], a vivement traduit cette impression dans les notes de son voyage agricole, quoiqu’il n’ait fait que traverser la contrée. Les bâtimens ruraux sont d’une ampleur sans pareille. Entre la route et la maison d’habitation se dessine un jardin d’agrément planté d’arbres exotiques, et dont les pelouses sont parsemées de groupes de fleurs; à côté, un potager montre ses arbres à fruits et ses légumes variés. L’étendue de la façade, le grand nombre de fenêtres aux deux étages, les rideaux brodés, les meubles en bois d’Amérique, le piano, les livres de la bibliothèque, tout annonce une large aisance et les habitudes d’une condition supérieure. Derrière la demeure du fermier, mais y attenant, se dresse un énorme bâtiment haut comme une église et long comme un chantier couvert. Là se trouvent réunis l’étable, l’écurie, la grange, tout sous le même toit. En entrant, vous voyez d’abord des espaces énormes suffisans pour abriter la récolte de 100 hectares et toute une collection d’instrumens aratoires perfectionnés, puis parfois soixante ou soixante-dix vaches sur un seul rang, et non loin de là vingt superbes chevaux noirs, l’orgueil du cultivateur, comme par exemple chez M. Reinders, dans sa belle ferme de Groot-Zeewyk, à Warffum. Ces fermiers ont conservé les mœurs simples de leurs ancêtres. Quoique possédant souvent plusieurs tonnes d’or, ils ne dédaignent pas de mettre la main à la charrue et de surveiller par eux-mêmes tous les travaux des champs. Ils sont bien plus riches que leurs frères de Hollande, de Frise ou de Zélande, parce qu’ils ont sur la ferme qu’ils exploitent une sorte de droit particulier qui représente déjà un capital considérable. En outre, le fils aîné héritant ordinairement de ce droit, ils s’efforcent de réunir d’autres capitaux placés en fonds publics, et destinés à former la part des cadets ou la dot des filles. Souvent, comme les grands fermiers lombards, ils envoient un de leurs fils étudier à l’université, et ici ce n’est pas un mince sacrifice, car dans ce pays riche les habitudes sont fastueuses, et on estime que tout étudiant, coûte à ses parens au moins 4,000 francs par an. Ces cultivateurs sont à la tête du pays ; aucune classe ne s’élève au-dessus d’eux. C’est parmi eux qu’on choisit presque tous les membres des différens corps électifs et même ceux qui vont représenter la province aux états-généraux. Le soin de leur culture ne les empêche pas de prendre une part active à la vie politique et à l’administration de la chose publique. Ils suivent non-seulement les progrès de l’art agricole, mais aussi le mouvement de la pensée moderne. Ils entretiennent à Haren, près de la ville de Groningue, sous la direction d’un agronome distingué, M. J. Boeke, une excellente école d’agriculture, fréquentée par plus de quarante élèves; nulle part peut-être l’instruction n’est aussi universellement répandue dans les campagnes. En tout, la Groningue passe, pour la province la plus avancée de la Néerlande. Elle forme une espèce de république habitée et gouvernée par une classe de paysans riches et éclairés, complètement guéris de tout esprit de routine. On ne voit nulle part ici les tourelles du château féodal dominer les arbres des grands parcs, et on chercherait en vain ces aristocratiques existences dont s’enorgueillissent les campagnes britanniques. Les bonnes maisons des fermiers sont les seuls châteaux, et toutes se ressemblent. La richesse est également distribuée et presque toute celle que la terre produit reste aux mains de ceux qui la cultivent. Le bien-être et le travail sont partout associés; l’oisiveté et l’opulence ne le sont nulle part.

La plupart de ces fermiers s’occupent des débats théologiques; beaucoup d’entre eux appartiennent à la secte des mennonites, qui sont les quakers de la Hollande. Sur la route qui relie les deux beaux village d’Usquert et d’Uythuysen, j’avais remarqué, situées à la suite l’une de l’autre, quatre fermes magnifiques. Je demandai à l’hôte de l’auberge où je m’arrêtai à qui elles appartenaient. « A des mennonites, me répondit-il; ils sont à leur aise : chacun doit avoir au moins trois tonnes. » J’avais entendu dire qu’il n’y a point de pauvres parmi les membres de cette confession; je m’informai s’il en était ainsi dans ce district, « Oui, reprit l’hôte; ils n’avaient qu’un pauvre, mais il vient de mourir : ils n’en ont plus. » Les mœurs sévères, l’ardeur au travail et la charité mutuelle bannissent la misère de ces petites communions, où tout le monde se connaît, se surveille et s’entr’aide.

La culture de la zone argileuse de la Groningue peut soutenir la comparaison avec ce qu’il y a de mieux en Europe. Bien longtemps avant que l’Angleterre eût adopté deux perfectionnemens nouveaux qui ont fait beaucoup de bruit, le semis, en ligne et le battage à la machine, les cultivateurs de la Groningue semaient en ligne au moyen du zaayhoorn et du zaaytromrnel, et battaient leur grain avec le dorschblok[7]. Maintenant, à ces instrumens très simples et très commodes inventés sur place, ils ont ajouté toutes les machines perfectionnées de l’Amérique et de l’Angleterre, et il en est plusieurs même auxquelles ils ont fait subir d’utiles modifications. Le drainage a été pratiqué dans les terres qui en avaient besoin; les routes sont dans un excellent état d’entretien, et même les chemins dans l’argile, les kleiwegen, sont roulés et durs comme un parquet. Toutes les récoltes, étant semées en ligne, sont sarclées soit avec la houe à cheval de Garrett, soit à la main. Dans les polders anciens, on cultive successivement froment, féveroles, seigle, colza, avoine, trèfle, orge ; mais dans les polders nouveaux, où le froment est de qualité inférieure, on réduit la rotation à quatre années : féveroles, colza, orge et avoine. On est parvenu à supprimer d’une manière très ingénieuse la jachère, jugée partout indispensable dans les fortes terres d’alluvion tous les huit ou neuf ans. Au lieu de semer les féveroles comme à l’ordinaire, on les met en lignes à cinq pieds de distance, et entre les lignes on laboure et on fume comme pour la jachère ordinaire. Les féveroles ainsi traitées se développent avec une vigueur prodigieuse et présentent la plus luxuriante végétation : hautes, droites, touffues, toutes couvertes de fleurs,, elles ressemblent à des haies charmantes dont le parfum pénétrant, à en croire le préjugé populaire, exalte les passions et produit la folie. Malgré le grand espacement des lignes, on obtient encore trois quarts de récolte au lieu de perdre une année, comme dans le système ordinaire.

Depuis quelques années, on a recours, pour augmenter la fertilité du sol, à un procédé; très curieux et assez semblable à l’emploi qu’on a fait en Frise de la terre des terpen ou lieux de refuge. Toute la zone argileuse a été, nous l’avons déjà dit, conquise sur la mer, et les trois ou quatre rangées de digues qui ont été chacune en son temps la barrière la plus avancée subsistaient naguère encore les unes derrière les autres. Les jugeant désormais inutiles, on les abat maintenant pour en répandre la terre sur les prairies? mais cela ne suffit pas, on fait plus encore. Dans les polders anciens, le sol est plus ou moins épuisé par les récoltes successives : il ne possède plus cette fertilité extraordinaire des premiers temps. Toutefois le sous-sol conserve encore intacts tous les élémens de fécondité du limon récemment déposé par la mer, car les racines n’ont pu descendre assez bas pour les lui enlever; On s’est donc avisé, pour rendre à la terre sa fertilité primitive, de prendre le sous-sol vierge et de le répandre sur les champs. Cette opération est appelée klei-delven, extraction de l’argile. On creuse une tranchée de 1 mètre de largeur sur autant de profondeur, on la remplit de terre épuisée, on distribue l’argile fraîche sur les guérets comme de l’engrais; et c’en est un en effet et des plus puissans. L’idée de ce travail étonne au premier abord, car partout ailleurs le cultivateur a tellement horreur de mêler le sous-sol avec la terre végétale qui a reçu les engrais et subi l’influence de l’air et de la charrue, qu’il ne veut pas même entendre parler des labours profonds. Au reste, dans beaucoup de polders, notamment dans ceux de la Zélande, la couche d’argile est trop peu épaisse pour permettre le klei-dehen; on arriverait bientôt au sable, et on gâterait la terre. Il est à remarquer aussi que tous les polders présentent une particularité remarquable : les plus récemment endigués, les plus rapprochés de la mer, sont les plus élevés; les anciens polders sont de plus en plus bas, à mesure qu’ils ont été endigués à une époque plus reculée. Il semble que l’argile se soit tassée et que le sous-sol, probablement tourbeux et spongieux, se soit affaissé sous la compression du poids nouveau qu’il avait à supporter.

Au siècle dernier, la Groningue était une province pauvre. Dans la répartition des charges de la fédération, elle payait moitié moins que la Frise et douze fois moins que la Hollande. Aujourd’hui, relativement à son étendue, elle est une des provinces les plus riches du royaume. Quoique plus de la moitié de son territoire soit composée de terres détestables, sablonneuses ou tourbeuses, elle produit à elle seule les quarante centièmes de l’avoine, de l’orge et du colza récoltés dans les Pays-Bas. Dans la région argileuse, une récolte de 40 à 50 hectolitres de féveroles à l’hectare, de 50 à 60 hectolitres d’orge, de 70 à 80 d’avoine, n’est pas rare. Pour donner une idée de la production en bétail, on peut citer la commune d’Aduard, qui ne compte que 2,000 habitans, et qui a exporté en 1860 389 vaches à lait, 420 bêtes grasses, 78 génisses, 86 chevaux, 1,254 moutons et 35,000 kilos de beurre; il en va de même chaque année.

Si l’on veut saisir en un vivant tableau les preuves irrécusables de l’aisance qui règne dans ces campagnes, il faut visiter les villes de Groningue ou d’Appingadam un jour de marché. De toutes parts on voit arriver les riches fermiers des environs dans leurs légères voitures attelées de deux bons chevaux noirs. La rapidité de la course de ces innombrables chariots aux formes pittoresques et aux vives couleurs donne aux routes une animation joyeuse. Les nombreux canaux sont trop étroits pour les bateaux qui viennent déposer sur les quais les abondans produits des pâturages et des terres à labour. De grands troupeaux de bœufs encombrent les rues. Tandis que les hommes festinent largement dans les auberges et ne ménagent pas le vin, dont le prix est exorbitant, les femmes envahissent les magasins, portant fièrement sur la tête un casque d’or que voilé en partie un léger bonnet de dentelles. A voir miroiter au soleil le métal poli de ces coiffures guerrières, on croirait apercevoir toute une phalange de ces vierges aux armures d’or qui, dans l’antique mythologie germanique, présidaient aux combats. Le soir, au retour, des luttes de vitesse s’engagent, les voitures cherchent à se dépasser, et malgré le danger ces fières walkyries excitent elles-mêmes les chevaux afin de soutenir l’honneur de leur écurie ou de leur village.

Nulle part je n’ai vu plus belle terre couverte de plus riches produits que dans les polders de Finsterwolde près du Dollard. Le Dollard est un golfe qui s’est formé du XIIIe au XVIe siècle, les flots de la mer enlevant successivement la région tourbeuse qui réunissait autrefois le Hanovre à la Groningue vers l’embouchure de l’Ems. Depuis le XVIe siècle, le limon qui se dépose comble peu à peu ce golfe, et déjà quatre digues construites l’une en avant de l’autre montrent les conquêtes faites de temps à autre sur la mer. L’année même où je visitais ces districts, en 1862, je vis élever une digue nouvelle de deux lieues de long, qui ajoutait 2,000 hectares au domaine agricole de la province. Les derniers polders de Finsterwolde ne datent eux-mêmes que d’une vingtaine d’années, et conservent encore en grande partie leur fécondité primitive. Je les parcourais au commencement de juin; déjà le colza, courbant ses tiges affaissées sous le poids de ses innombrables siliques, formait sur le sol une couche si épaisse et si égalé que mieux valait pour les lièvres, comme disaient les fermiers, courir au-dessus qu’au-dessous. Les jeunes feuilles de l’orge, qui n’avait pas encore poussé son épi, étaient si larges qu’on aurait cru voir des roseaux. On labourait la terre pour la demi-jachère entre les lignes des féveroles, qui étaient dans toute la beauté de leur première végétation. Un vigoureux jeune homme, bien vêtu et l’air heureux, conduisait d’une main assurée une légère charrue américaine que traînaient vivement trois chevaux élégans de race hanovrienne, à la croupe droite et à la queue relevée, qui, l’œil ardent et le cou recourbé, semblaient accomplir fièrement le travail auquel leur maître les avait associés. Sous le trait du versoir, la terre couleur de chocolat se retournait en volutes moulées d’un grain si fin qu’elles reluisaient au soleil comme du marbre poli. Le fertile sillon s’ouvrait pour des semailles nouvelles, tandis qu’à côté d’autres champs promettaient les plus abondans trésors. En voyant la fécondité du sol récompenser aussi largement le labeur intelligent de l’homme, je compris mieux comment les anciens, frappés de la puissance merveilleuse de l’art agricole, avaient considéré chacune de ses opérations comme un acte religieux et un hommage aux dieux.

Maintenant que l’on a pu se faire quelque idée de la prospérité de l’agriculture en Groningue et surtout du bien-être dont jouissent ceux qui l’exercent, il est temps de rechercher la cause de cette situation exceptionnellement favorable. Sur ce point, tous les économistes néerlandais sont d’accord : ils l’attribuent sans hésiter à ce droit spécial des fermiers que j’ai mentionné déjà, et qui s’appelle beklem-regt. Les différens systèmes d’amodiation exercent une ip^-fluence si directe sur les progrès de la culture et sur la condition, des classes rurales que l’on me permettra d’entrer à ce sujet dans quelques détails.

Le beklem-regt est le droit d’occuper un bien moyennant le paiement d’une rente annuelle que le propriétaire ne peut jamais augmenter. Ce droit passe aux héritiers aussi bien en ligne collatérale qu’en ligne directe. Le tenancier, le beklemde meyer, peut le léguer par testament, le vendre, le louer, le donner même en hypothèque sans le consentement du propriétaire ; mais chaque fois que le droit change de main par héritage ou par vente, il faut payer au propriétaire la valeur d’une ou de deux années de fermage. Les bâtimens qui garnissent le fonds appartiennent d’ordinaire au tenancier, qui peut réclamer le prix des matériaux, si son droit vient à s’éteindre. C’est celui-ci qui paie toutes les contributions; il ne peut changer la forme de la propriété, ni en déprécier la valeur. Le beklende-regt est indivisible : il ne peut jamais reposer que sur la tête d’une seule personne, de sorte qu’un seul des héritiers doit le prendre dans son lot; mais, en payant le canon stipulé en cas de changement demain, les propinen[8], le mari peut faire inscrire sa femme et la femme son mari, et alors l’époux survivant hérite du droit. Quand le fermier est ruiné ou qu’il est en retard dans le paiement du fermage annuel, le beklem-regt ne s’éteint pas de plein droit : les créanciers ont la faculté de le faire vendre; mais celui qui l’achète doit d’abord payer au propriétaire tous les arriérés. L’origine de cette variété si curieuse du bail héréditaire est très obscure. On la retrouve avec des conditions à peu près pareilles dans l’île de Jersey et en Lombardie, où le beklem porte le nom de contralto di livello. En Groningue, il semble avoir pris naissance au moyen âge sur les terres des couvens. Le sol ayant alors peu de valeur, les moines accordaient volontiers à des cultivateurs la jouissance d’une certaine étendue de terrain à la condition que ceux-ci paieraient une certaine redevance annuelle, et une autre encore à chaque décès. Ce contrat assurait au couvent un revenu fixe, et le déchargeait de la gestion d’une propriété qui ordinairement ne produisait rien. Les grands propriétaires et les corporations civiles l’adoptèrent également. Ils s’étaient réservé, paraît-il, la faculté de renvoyer le tenancier tous les dix ans; mais ils n’en firent pas usage, parce qu’ils auraient dû payer la valeur des constructions, et qu’ils auraient eu de la peine à trouver un autre locataire. Pendant les troubles du XVIe siècle, le droit devint de fait héréditaire, ou du moins plusieurs arrêts le déclarèrent tel. La jurisprudence et la coutume tranchèrent les différens points contestés; une formule plus claire fut rédigée, généralement acceptée, et depuis lors le beklem-regt, ainsi réglé, s’est maintenu à côté du code civil, toujours respecté et de plus en plus universellement adopté dans toute la province de Groningue. Ce qui étonne extrêmement, c’est que ce droit, en apparence si compliqué, si suranné, puisse se répandre aujourd’hui même et gagner du terrain. Voici l’explication de cette énigme économique. D’abord le propriétaire qui veut céder le beklem-regt sur sa terre reçoit une forte somme et conserve encore, nominalement au moins, la propriété. Ensuite celui qui cultive son propre bien, et qui a besoin d’argent, peut vendre la nue propriété, en se réservant le beklem-regt pour lui-même; mais l’origine ordinaire des nouveaux contrats de ce genre est la vente publique, parce qu’en vendant séparément la nue propriété et le bail héréditaire, on réalise une plus forte somme que si l’on vend en bloc la pleine propriété. C’est ainsi que des polders endigués depuis une vingtaine d’années, seulement sont soumis au beklem-regt.

Quiconque a réfléchi aux inconvéniens du bail à ferme ordinaire comprendra sans peine les avantages du contrat adopté en Groningue. Un juge compétent en cette matière, M. Hippolyte Passy, a dit avec raison : «Il n’est de modes de location très favorables, aux progrès de la production que ceux qui, par des stipulations bien entendues, créent aux cultivateurs un intérêt continu à ne rien négliger pour féconder de plus en plus le présent et l’avenir. » Or le beklem-regt répond parfaitement à ce programme. Le tenancier peut entreprendre les plus coûteuses améliorations; il est sûr d’en recueillir tout le profit, et il n’est pas menacé, comme le locataire ordinaire, d’avoir à payer un fermage d’autant plus élevé qu’il a plus contribué à augmenter la fertilité du bien qu’il occupe. La récompense légitime du travail est le produit qu’il fait naître, et l’homme travaille d’autant mieux qu’il est plus certain de. jouir des fruits de ses, efforts. Le beklem-regt, assurant aux cultivateurs la pleine jouissance de toute augmentation du produit, est donc le plus énergique des stimulans : il encourage l’esprit de perfectionnement, que le bail à court terme met à l’amende.

Comme une propriété soumise au bail héréditaire ne peut être divisée sans le consentement du propriétaire, ce contrat est un obstacle naturel au morcellement des terres. Il empêche le dépècement inopportun des propriétés, suite de l’égalité des partages, et pourtant il ne rend pas impossible, comme le majorat, une division qu’une bonne économie conseille, car, si la division amène un avantage réel, il suffit d’en faire profiter aussi le propriétaire pour qu’il y consente.

Ceux qui, frappés des prévisions de Malthus, craignent l’accroissement excessif de la population doivent être partisans du beklem-regt, car ce système y oppose une entrave efficace. Le nombre des fermes est limité, et, comme les fils des cultivateurs sont habitués à une grande aisance, ils ne songent pas à se marier d’abord, sauf à faire ensuite hausser le prix des terres par une concurrence inconsidérée qui pousse au morcellement. Ayant de l’instruction, ils se font une carrière ou émigrent, et quand ils prennent femme, c’est qu’ils ont trouvé de quoi la nourrir, elle et les enfans qu’elle peut leur donner. Ainsi le beklem-regt, tout en favorisant la production de la richesse, tend à limiter le nombre de ceux qui ont à se la partager, et il accroît le bien-être des populations par une double action.

Mais, dira-t-on, si ce système d’amodiation est supérieur au bail à ferme, il est inférieur à la propriété. Sans doute il l’est en quelque manière, puisque le beklemde meyer doit payer une rente, et que le propriétaire n’en paie pas; mais il y a cette grande différence à l’avantage du beklem-regt, c’est qu’avec ce système le beklemde meyer cultive lui-même, tandis que le propriétaire louerait la terre. Supposons le beklem-regt aboli en Groningue, qu’en résulterait-il? C’est qu’ici, comme en Zélande, la terre ayant une grande valeur, celui qui posséderait un 1/2 million sous la forme de 80 ou 100 hectares irait habiter la ville et céderait l’exploitation de son bien à un locataire dont il aurait soin d’augmenter exactement la redevance tous les sept ans. Un droit bizarre et emprunté au moyen âge a donc eu pour effet de créer, comme nous l’avons vu, une classe de cultivateurs jouissant de tous les bénéfices de la propriété, si ce n’est qu’ils ne gardent pas pour eux tout le produit net, ce qui précisément les eût éloignés de la culture. Au lieu de locataires tremblant de perdre leur ferme, reculant devant toute amélioration coûteuse, cachant leur bien-être, dépendant de leur maître, nous avons rencontré en Groningue une sorte d’usufruitiers libres, fiers, simples de mœurs, mais avides de lumières, comprenant les avantages de l’instruction, et ne négligeant rien pour la répandre parmi eux, pratiquant la culture, non comme une routine aveugle et un métier dédaigné, mais comme une noble occupation qui leur apporte de la fortune, de l’influence et le respect de tous, et qui exige l’emploi des plus hautes facultés de l’intelligence et de la volonté, économes dans le présent, mais prodigues pour l’avenir, disposés à tous les sacrifices pour drainer leurs terres, rebâtir ou agrandir leurs bâtimens, se procurer les meilleures machines et les meilleures races d’animaux, et enfin contens de leur état, parce que leur sort ne dépend que de leur activité et de leur prévoyance.

Lorsqu’on recherche quelle pourrait être la destinée future des sociétés, il est deux choses qu’on voudrait voir se réaliser : augmentation croissante de la production d’abord, ensuite et surtout répartition de la richesse d’après les règles de la justice. Or ce que la justice exige, c’est que le travailleur soit assuré de jouir des fruits de son travail et du profit des améliorations qu’il aura su accomplir. N’est-il pas intéressant de trouver sur l’extrême rivage de la Mer du Nord une antique coutume qui réponde en quelque mesure à cet idéal économique, et qui assure à toute une province une prospérité exceptionnelle et un bien-être équitablement réparti?


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Voyez un des articles de l’intéressante série de M. Esquiros, Revue du 1er juillet 1855.
  2. J’ai remarqué qu’on semait beaucoup en Frise un lin particulier à fleur blanche plus vigoureux, mais moins fin que le lin à fleur bleue. Cette variété, qui est constante, s’est produite, parait-il, en 1816, cher un fermier de la commune de Ternaard, qui en a recueilli la graine et l’a perpétuée. C’est un fait curieux qui n’est pas indigne de l’attention des botanistes et des agronomes.
  3. Le tesck-loaw a été publié dans le Tydschrift, de M. Sloet tot Oldhuis, seizième année.
  4. L’usage de ces valses se retrouve chez toutes les populations des cotes de la Néerlande; on le rencontre jusqu’en Zélande et même en Belgique. Les couples se placent au haut des dunes, puis se laissent rouler ensemble sur la pente de sable fin jusqu’à la plage. Ces coutumes naïves, tradition des anciens âges, disparaissent rapidement où deviennent des jeux d’enfans, comme les héroïques légendes dégénérées en kindermärchen ou contes d’enfans.
  5. Le dorschblok est un cône tronqué d’une dizaine de pieds de long et de quatre pieds de haut, fait en grosses lattes de bois, et qu’un ou deux chevaux font tourner autour d’un fort pieu fixé en terre. Le dorschblok exige, pour étaler les gerbes à terre, deux hommes par cheval attelé. Il ne fait pas autant de besogne qu’une batteuse anglaise; mais il est d’une construction très simple, ne se dérange jamais et ne coûte presque rien à établir.
  6. Voyage dans le nord de l’Allemagne, la Hollande et la Belgique, par le comte de Courcy; Paris, 1860.
  7. J’ai décrit plus haut le dorschblok. Le zaayhoorn est une corne ou un petit entonnoir ouvert par le bas et rempli de semence, au moyen duquel on sème dans les lignes tracées par un rayonneur. Le zaaytrommel se compose d’une série de quatre petits tambours percés de trous et tournant autour d’un essieu unique; on l’emploie pour semer le colza, les navets, etc.
  8. Ce mot vient évidemment du grec προπίνειν, boire, vider la coupe en cérémonie, et il semble rappeler cet usage des Germains, qui, à ce que rapporte Tacite, sanctionnaient toutes leurs transactions juridiques en buvant du vin. Propinen est l’équivalent du pot de vin payé en plusieurs pays au renouvellement du bail. Le chiffre de la redevance annuelle due au propriétaire varie extrêmement, et plutôt d’après l’époque de la constitution de la rente, que d’après la valeur actuelle de la terre : on peut compter de 5 à 6 jusqu’à 30 ou 40 florins par hectare. La valeur vénale du droit du fermier dépend du prix des denrées, de la prospérité de l’agriculture, et aussi du chiffre de la redevance annuelle. Vers 1822, la valeur du beklem-regt était tombée si bas qu’on ne trouvait plus à vendre; au contraire, depuis l’ouverture du marché anglais, le tenancier a vu ses bénéfices augmenter à tel point, que déjà il, commence à sous-louer à des fermiers ordinaires, circonstance fâcheuse, car dès lors tous les avantages du beklem-regt disparaissent. — En pleine propriété, la terre se vend environ 5,000 fr. l’hectare.