L’Économie rurale en Hollande
Revue des Deux Mondes2e période, tome 47 (p. 267-290).
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L’ECONOMIE RURALE
EN NEERLANDE
SCENES ET SOUVENIRS D’DN VOYAGE AGRICOLE.

I.
LES TERRES BASSES.
LE BEEMSTER. — LA RÉGION VERTE DE LA FRISE ET DE l’OVER-YSSEL.

L’économiste qui met le pied sur le sol de la Néerlande ne peut se défendre, pas plus que l’historien, d’un sentiment d’admiration et de respect quand il songe à la manière dont ce sol a été d’abord conquis sur la mer et sur les sables, puis défendu contre l’étranger. Dans la plupart des contrées où l’homme s’est fixé, il n’a eu, pour assurer sa subsistance, qu’à profiter des ressources que lui offrait la nature. On sait que dans les Pays-Bas au contraire tout faisait défaut à la fois, jusqu’à la terre, qu’il fallait créer, faire surgir des eaux et protéger contre le retour de terribles désastres par de prodigieux travaux[1]. La Zélande a mis dans son écusson un lion héraldique qui d’un fier mouvement surmonte les vagues prêtes à l’engloutir, et elle y a inscrit cette héroïque devise : Luctor et emergo, — je lutte et je surnage. Ce mot résume admirablement toute l’histoire de la Néerlande et surtout celle de son agriculture : lutter, lutter sans cesse et ne durer qu’au prix de cette lutte toujours victorieuse.

Un grand banc de sable çà et là entrecoupé de tourbières dans ses dépressions et à moitié recouvert de relais vaseux que les flots de la mer envahissent à marée haute et que les eaux puissantes de trois grandes rivières inondent, déforment, remuent et découpent dans tous les sens, ici des dunes mouvantes que le vent déplace et roule sur la surface de la contrée, là une boue à peine figée que les vagues déposent et emportent tour à tour ; tantôt des plaines spongieuses qui supportent à peine le poids de l’homme et qui semblent condamnées à une stérilité éternelle, tantôt un sol équivoque, liquéfié, des plages amphibies où l’on ne peut ni naviguer comme sur la mer, ni marcher comme sur la terre ; point de matériaux pour se construire des demeures, ni fer, ni métaux, ni pierres d’aucune sorte : voilà tout ce que le territoire de la Néerlande présentait à ses premiers habitans. Aussi les anciens voyageurs du midi qui visitèrent ces contrées, Thraséas de Marseille d’abord, Pline ensuite, semblent-ils sous l’impression d’une mystérieuse terreur quand ils décrivent la condition des hommes forcés de vivre sur les bords de cette Mer du Nord dont les lourdes vagues terreuses et le sombre ciel annonçaient, croyaient-ils, le terme du monde habitable. Ils ne trouvèrent dans cette étrange région que quelques familles de pêcheurs se réfugiant à marée haute sur des tertres de gazon ou dans des cabanes supportées par des pieux, vivant du poisson qu’ils prenaient dans leurs filets ou des œufs que les oiseaux marins déposaient dans les sables en quantités innombrables. Et pourtant ce sont les descendans de ces pauvres familles qui ont formé les fières tribus des Bataves et des Cauques, et qui plus tard, après avoir conquis pas à pas le sol qu’ils fertilisaient, ont su trouver assez de ressources et d’énergie pour arrêter deux fois le despotisme menaçant leurs foyers, et pour donner le signal de l’émancipation des peuples modernes en fondant leur propre liberté. Sans doute le commerce a été la cause principale de la grandeur et de la richesse de la Néerlande ; mais pour asseoir et faire vivre les villes où se développait le commerce, il fallait créer la terre et lui arracher d’abondans produits. Ç’a été là le résultat d’un effort incessant et séculaire, d’un art inépuisable en expédions et d’une persévérance sans pareille à dompter les élémens. Tout le monde connaît l’immense travail des digues qui préserve de l’inondation une grande partie du pays, la conquête du sol sur l’Océan est ce qui a frappé l’imagination ; mais la fertilisation des sables et des tourbières a exigé encore un plus grand labeur. En beaucoup d’endroits, la couche productive a été formée comme dans un jardin par un mélange de terres diverses souvent amenées de très loin. Ici c’est le sable qu’on a emprunté au sous-sol pour le combiner avec le terrain tourbeux; là ce sont des dunes entières qu’on a transportées pour en répandre la maigre silice sur des prairies trop humides; ailleurs au contraire on a tiré du fond de l’eau les détritus tourbeux pour les mêler à des terres trop sablonneuses, ou bien on a extrait de l’argile pour communiquer à la superficie du sol une fertilité nouvelle. Et que de travaux pour défendre cette terre préparée au prix de tant d’efforts industrieux et soutenus! Comme elle se délaie et s’éboule facilement partout où des eaux courantes la touchent, il a fallu la préserver par des pilotis et des planches, par des clayonnages et des fascines, par des briques et des appareils de tout genre. Aussi, tandis qu’ailleurs pour faire connaître l’économie rurale il suffit de dire comment on exploite la terre, ici il faut encore indiquer comment on l’a formée.

L’ordre que nous suivrons pour étudier l’agriculture néerlandaise[2] nous est tracé d’une manière très nette par la nature géologique des terrains. Nous visiterons d’abord les terres d’alluvion qui bordent les côtes, puis les terres plus élevées qui appartiennent au diluvium, enfin la région plus ancienne du Limbourg, qui se rattache à la Belgique.


I.

Les terres d’alluvion s’étendent le long des côtes de la mer et au bord des grands fleuves qui arrosent les Pays-Bas, défendues tantôt par des digues, tantôt par les dunes de sable ou par ces îlots qui, au nord du Zuyderzée, forment comme une série de forts détachés propres à rompre le choc des flots. Cette zone, qui renferme aussi une grande étendue de tourbières basses (lage veenen), comprend à peu près la moitié du territoire néerlandais, soit environ 1,500,000 hectares. Elle embrasse complètement les provinces de Zélande et de Hollande méridionale et septentrionale, et elle s’étend encore sur une grande partie de la Frise, de la Groningue, de l’Over-Yssel et de la Gueldre. Le niveau parfaitement horizontal du sol montre clairement qu’il s’est formé au fond d’une eau tranquille, et qu’il n’a encore subi aucune grande dislocation ni aucun soulèvement produits par les forces centrales du globe. Il doit son origine aux trois fleuves qui ont ici leurs embouchures multiples et en plus d’un endroit confondues, l’Escaut, la Meuse et le Rhin. Ces fleuves ont donné naissance à un delta irrégulier en vertu des mêmes lois qui ont fait surgir les deltas types du Nil, du Pô ou du Mississipi. On sait que, d’après la vitesse plus ou moins grande des eaux, celles-ci peuvent entraîner des corps plus ou moins pesans. Comme, en arrivant dans les Pays-Bas, les rivières n’ont presque plus de pente, le courant se ralentit extrêmement, et les eaux, débarrassées du gravier, ne tiennent plus en suspension que les particules les plus menues, un peu de sable très fin et de l’argile délayée en molécules tout à fait microscopiques. Là où l’eau douce rencontre l’eau salée, le courant s’arrête tout à fait, et le limon se dépose lentement en couches horizontales. C’est ainsi que se forment ces riches alluvions avec la fleur de l’argile des bassins des trois fleuves : les collines volcaniques du Rhin, les croupes schisteuses de l’Ardenne et les montagnes mêmes de la Suisse y contribuent pour leur part. En montant au Faulhorn, un professeur d’université hollandais a reconnu dans les effritemens de la roche qu’il gravissait le mica dont il avait observé les paillettes dans les boues de l’Yssel.

Les dépôts limoneux s’étant opérés sous les eaux, il va de soi que la terre à laquelle ils ont donné naissance ne peut dépasser le niveau de la haute mer. Toute la zone argileuse ne s’élève pas d’un mètre au-dessus du niveau moyen d’Amsterdam, de sorte qu’à marée haute, la Mer du Nord la recouvrirait entièrement de ses flots. Quelques districts sont même de beaucoup au-dessous du niveau A. P.[3], comme le lac de Harlem, qui l’est de 4 mètres, le Vierambachts-Polder de 5 mètres, et le Zuidplas-Polder de 5,60 mètres. Une partie de ces terres basses est naturellement protégée par les dunes, une autre partie l’est par des dignes qu’on a commencé à construire dès les premiers temps historiques; mais ce n’est que depuis le XVIe siècle qu’on connaît exactement les travaux de ce genre qui ont été successivement exécutés. M. C. W. Staring en a fait le relevé aussi exact que possible, et il est arrivé à ce résultat, que, depuis l’an 1500 jusqu’en 1858, on a conquis sur les eaux 355,000 hectares de terre de qualité supérieure. Le tableau de ces utiles conquêtes, qui n’ont coûté de sang à personne, montre la funeste influence que la guerre exerce sur les progrès de l’agriculture, et au contraire l’élan extraordinaire que lui impriment les années de paix. Pendant la période qui s’écoule depuis la réunion de toutes les provinces des Pays-Bas sous Charles V jusqu’au commencement du soulèvement contre l’Espagne, de 1540 à 1566, on gagne annuellement 621 hectares. Durant les guerres de religion et la lutte contre Louis XIV, la moyenne annuelle tombe à 17 et à 84 hectares, tandis que depuis 1815 jusqu’en 1858 elle monte à 1,066. Si aucun affaissement ne se produit, — et, malgré quelques faits mal interprétés, rien n’indique qu’un pareil danger soit à craindre, — le lent et éternel travail de la nature, aidé par la main de l’homme, continuera, en comblant peu à peu les eaux peu profondes de la mer, à ajouter des terres nouvelles et également fertiles au territoire toujours croissant des Pays-Bas. Tandis qu’en Suisse, à la source des fleuves, nous avons vu les anciens terrains redressés en forme de montagnes se détruire et s’en aller en poussière[4], à l’embouchure des rivières nous pouvons étudier la formation de terrains récens qui constitueront peut-être un jour les schistes argileux d’un nouveau système de soulèvemens. Chaque année, les pâturages des Alpes diminuent, et ceux de la Hollande s’agrandissent.

La zone argileuse est la plus connue à l’étranger, parce que c’est celle où se sont élevées les villes principales : Flessingue, Middelbourg, Rotterdam, Delft, La Haye, Harlem, Leyde, Amsterdam, Leeuwarden, Groningue, et les populations se sont agglomérées dans cette région, parce qu’elle était la plus productive et la plus favorable au développement du commerce à cause de la proximité de la mer et de la multiplicité des cours d’eau qui la découpaient en tout sens. C’est d’elle que vient le nom de la partie la plus importante du pays, la Hollande, car ce nom, Hol-Land, signifie terre creuse, et creuse elle est en effet, car lorsqu’on parcourt la contrée on voit de toutes parts les canaux et les rivières dominer le niveau des campagnes, et les bateaux naviguer au-dessus de la tête des vaches qui paissent dans les pâturages. C’est aussi en jugeant d’après l’aspect de cette région qu’on s’est figuré toute la Néerlande comme une vaste prairie, ce qui est très loin de la vérité. Même dans la zone d’alluvion, mie grande partie, et précisément la plus fertile, est dévolue à la charrue. Celle qui est constamment en herbages est au contraire la plus légère, la plus tourbeuse, ou tout au moins la plus humide : c’est celle-là que nous visiterons d’abord.

Le voyageur qui, entré dans les Pays-Bas par Rotterdam, s’avance vers le nord jusqu’à la pointe extrême du Helder, ne traverse qu’une succession ininterrompue de prairies basses toutes remplies d’un magnifique bétail, chevaux, moutons, bœufs et porcs confondus. On connaît ce paysage : les tableaux des maîtres hollandais l’ont assez souvent reproduit, et tous les écrivains qui ont voulu faire connaître la Néerlande ont commencé par le décrire. Le but de notre voyage agricole nous oblige à considérer les choses de plus près. A cet effet, nous prierons le lecteur de vouloir bien traverser l’Y en face d’Amsterdam et de nous suivre dans la Nord-Hollande, cette presqu’île basse et presque noyée qui s’avance entre la Mer du Nord à l’ouest et le Zuyderzée à l’est, et que les vagues auraient déjà divisée en plusieurs îlots sans les ouvrages de défense qu’on leur oppose. Passons sans nous y arrêter à côté de Zaandam, le séjour de Pierre le Grand, et de Broek, qu’on cite comme le modèle de la propreté hollandaise, et descendons dans le Beemster, où nous pourrons voir comment se pratique l’économie pastorale dans toute cette partie de la contrée. Le Beemster est un ancien lac desséché entre 1608 et 1612, et dont le fond est à trois mètres et demi au-dessous du niveau d’Amsterdam. Il résulte de cette situation que l’écoulement naturel des eaux de pluie est impossible, et que pour s’en débarrasser il faut avoir recours à des moulins à vent qui les soulèvent soit par une vis d’Archimède, soit par une pompe, pour les déverser ensuite dans des canaux extérieurs en communication avec la mer. Le Beemster mesure 7,000 hectares; il forme ce que l’on appelle un droogmakery (terrain artificiellement desséché), et il est administré, comme tous les polders, par un comité que les propriétaires nomment, et qui fait face aux dépenses au moyen de taxes réparties par hectare. La superficie est divisée en carrés à peu près d’égale grandeur par de larges fossés qui se coupent à angle droit, et le long desquels courent les routes empierrées et les chemins de terre également bien entretenus. Tous les transports des fermes se font en bateau. C’est en bateau qu’on emporte le fumier, qu’on rentre le foin, et que soir et matin on ramène le lait qu’on trait dans les prairies. On ne se sert des chemins que pour conduire à la ville prochaine les produits du bétail, le beurre et le fromage.

On compte dans le Beemster 240 fermes qui ont de 20 à 35 hectares chacune; une ferme de 30 hectares entretient 20 vaches à lait, de 12 à 14 élèves, de 30 à 40 moutons, de 8 à 9 porcs et 1 cheval; dans les meilleures parties, on ajoute encore un certain nombre de bêtes à l’engrais. On tient peu de volaille, sauf des canards, des oies et des cygnes. Il y a quelques années, l’ancien lac nourrissait 6,000 bêtes à cornes et 400 chevaux, ce qui fait à peu près une tête de gros bétail par hectare de terrain productif. On ne voit point d’arbres, si ce n’est autour des fermes, qu’un bouquet d’ormes, de peupliers et de saules protège contre la violence du vent. Dans les pâturages, deux objets singuliers attirent aussitôt l’attention : d’abord un grand mât au haut duquel l’oiseau de bon augure, la cigogne, est venu faire son nid sur une roue placée là par le fermier, afin d’attirer près de sa demeure le voyageur ailé au retour de ses migrations vers les pays du soleil ; ensuite une sorte de pieu allongé et recourbé qu’on a enfoncé en terre pour que les vaches, à défaut d’arbres, puissent venir s’y frotter l’échine : ce pieu, d’une forme bizarre, ressemble à quelque os gigantesque d’un monstre antédiluvien, et en effet c’est une côte de baleine, ancien trophée des victoires remportées par les pêcheurs hollandais dans leurs expéditions aux mers polaires. Ces côtes de baleine sont devenues un objet de luxe, car elles sont rares maintenant et coûtent cher. L’attention mise à étudier l’instinct des animaux, la prévenance à satisfaire leurs besoins est un trait de mœurs saisi dans un détail, mais qui a de grandes conséquences, car c’est en étudiant les lois de la nature afin d’en tirer parti qu’un peuple industrieux a su créer la richesse là où tout semblait devoir lui manquer à la fois.

L’été, les troupeaux restent nuit et jour à la prairie. On a seulement soin d’attacher sur le dos des vaches pleines une sorte de couverture pour les préserver du froid, ce qui fait dire aux plaisans qu’on rencontre en Hollande des vaches en paletot. Quand on visite les habitations rurales en cette saison, la pièce que la fermière vous montre avec le plus d’orgueil, c’est l’étable. La paroi extérieure, construite en brique, est percée d’une série de petites fenêtres toutes garnies d’un rideau de mousseline ; le plafond et la cloison du côté du fenil sont en sapin du nord reluisant de propreté. Une couche de sable fin et blanc recouvre le pavement de briquettes sur champ, et le balai de la ménagère y trace des dessins variés. Sur des tables et des dressoirs rangés dans les stalles des vaches, on voit souvent étalées les pièces d’argenterie et les vieilles porcelaines de la Chine et du Japon soigneusement transmises de père en fils, depuis le XVIIe et le XVIIIe siècle. Les objets rares ne manquent pas, et l’on peut en admirer plus d’un qui ferait la joie d’un amateur. Des pots de fleurs aux vives couleurs et des instrumens aratoires bien polis complètent la décoration. Dans l’intérieur de la maison se dressent d’énormes armoires aux formes antiques, toutes pleines de linge, de bijoux et de robes de soie, richesses héréditaires dont s’enorgueillissent les femmes. Les anciennes légendes du nord et l’histoire des rois germaniques parlent souvent de trésors, les principales cours d’Allemagne ont même encore leur Schatzkammer, leur chambre du trésor; les fermiers hollandais sont restés fidèles à ces traditions du temps passé, et ils attachent une grande importance à posséder une riche argenterie. Comme la culture pastorale n’admettait pas d’améliorations dispendieuses et que tous leurs besoins étaient largement satisfaits, les cultivateurs propriétaires ne trouvaient point pour leurs économies de meilleur placement que celui qui flattait le plus leur vanité. Depuis que le beurre et le fromage ont presque doublé de prix, leurs bénéfices ont considérablement augmenté, et ils ont pu se livrer à leur goût plus largement encore que jadis. Ils ne se sont plus contentés d’avoir de la vaisselle, des couverts et des services à thé en argent, ils ont fait fabriquer pour eux en ce métal de grands vases et toute sorte d’ustensiles de ménage. Il y en a même qui, trouvant l’argent de trop peu de valeur, se sont fait faire des services en or. Cependant un grand nombre de paysans ont acheté en même temps des fonds publics et surtout beaucoup de métalliques autrichiens. Leur manière de vivre restant simple, ils ont fait de grandes économies, et il s’est accumulé ainsi dans les campagnes de la Hollande des capitaux considérables. Un cultivateur qui possède une tonne, c’est-à-dire 216,000 francs, ne passe point pour riche, et il n’est pas rare d’en rencontrer qui en ont deux et trois[5]. On s’étonne d’abord de rencontrer tant d’orfèvres dans les petites villes et jusque dans les villages; on admire à leur étalage des pièces d’argenterie somptueuses et des colliers de corail de 1,500 et 2,000 francs, comme on n’en voit pas à Naples même, et l’on se demande qui peut acheter ces objets d’un luxe d’ordinaire inconnu et certainement déplacé à la campagne. Il suffit d’arriver dans ces localités un jour de marché pour que le mystère s’explique. Les places et les rues sont littéralement encombrées de petits fromages ronds empilés comme des boulets dans les arsenaux. En 1860, on a vendu à Alkmaar 4,363,885 kilos de fromage, à Horn 2,882,679, à Purmerend 1,771,387, à Medemblik 778,065, à Enkhuizen 739,788, et dans toute la Nord-Hollande environ 12 millions de kilos représentant une valeur d’environ 15 millions de francs. Arthur Young, visitant la Lombardie, se rendit un soir au théâtre de Pavie. À la lueur de mille bougies, il vit dans toutes les loges des dames richement vêtues et parées de diamans aux feux étincelans. Se rappelant ses courses de la matinée, des prairies, se dit-il, des vaches, du lait et du fromage, voilà ce qui produit toute cette richesse. Le même mot peut s’appliquer à la Hollande, avec cette différence qu’ici une grande partie des profits réalisés dans les campagnes y reste et y répand le bien-être, au lieu d’aller alimenter le luxe des villes.

Dans cette région fertile, où le sol, souvent arrosé par suite de l’humidité du climat, produit spontanément une herbe abondante, les travaux du cultivateur ne sont pas très compliqués. Un peu plus de la moitié des prairies est consacrée au pâturage ; le reste est réservé pour faire du foin. Sur les 141,270 hectares de prés que possédait la Nord-Hollande en 1855,73,734 étaient pâturés et 67,536 fauchés. En général, le même pré est alternativement fauché et pâturé ; mais il est certaines parties de terre que l’on doit cultiver pendant quelques années pour extirper une plante qu’on dit très nuisible au bétail. Cette plante est une espèce de prêle, l’equisetum palustre, et on appelle les terres qui en sont infestées unjerland ; elles ont beaucoup moins de valeur que les autres. La culture éloigne pour quelque temps la plante maudite ; mais on parvient rarement à l’extirper complètement ; elle reparaît quand le champ est remis en herbage ; peut-être en viendrait-on à bout au moyen d’une large application de chaux. Conserver de bon foin est ici la question capitale, puisque l’entretien du bétail en dépend durant les six mois d’hiver, où l’on ne peut leur procurer d’autre nourriture. Sur cet important objet, les opinions diffèrent ; les uns prétendent qu’il vaut mieux mettre le foin en meule, comme en Angleterre et en Belgique ; d’autres soutiennent qu’il faut le rentrer dans un fenil bien clos : c’est ce que l’on fait dans la Nord-Hollande. Dans la Hollande méridionale, on a adopté un système mixte qui mérite d’être signalé. Un toit mobile est supporté par quatre grands montans en bois solidement fichés en terre et percés de distance en distance de trous horizontaux. On soulève et on abaisse à volonté le toit retenu autour des montans au moyen de grands anneaux de fer, et on le fixe à la hauteur voulue en passant des barres de fer à travers les trous des montans. Les meules abritées sous ce toit sont garanties des pluies et ne sont pas exposées à s’échauffer et à moisir. Une moitié des provinces a adopté les hooi-bergen (c’est ainsi qu’on appelle les fenils volans); l’autre moitié préfère les fenils complètement fermés comme des granges. Récemment, au congrès agricole de Leeuwarden, on a repris la question sans réussir à décider quel était le meilleur système. Il en est de cette question comme de bien d’autres : adhuc sub judice lis est.

Les deux produits dont le cultivateur fait de l’argent sont le bétail et le fromage. On engraisse des bœufs pour le marché d’Amsterdam, et l’on vend aussi beaucoup de vaches à lait pour la Belgique et la France, car c’est ici que se rencontre dans toute sa beauté cette fameuse race hollandaise si renommée pour ses qualités lactifères. Ce sont des animaux énormes et paisibles, à la tête petite, aux cornes fines et effilées, aux pis démesurés, qui donnent jusqu’à trente litres de lait par jour. 250 florins est un prix ordinaire; mais quand on veut avoir une bête de choix, il faut payer 7 ou 800 fr. A diverses époques, la race hollandaise a été employé à anoblir les races de choix. C’est même d’elle, assure-t-on, que provient le fameux sang durham, si recherché maintenant par toute l’Europe. Dans le moyen âge, la France, la Belgique, l’Allemagne, la Suède, la Russie ont demandé à la Hollande des animaux reproducteurs, et l’on cite même un troupeau que l’on a mené à travers tout le continent jusqu’à Odessa, en suivant, mais en sens inverse, les routes parcourues jadis par les grandes invasions germaniques.

Le fromage qu’on fait dans la Nord-Hollande est le meilleur du pays; on l’appelle Edamsche kaas, fromage d’Edam, parce qu’il s’en tient un marché important dans cette petite ville; il est dur, sec et tout à fait rond de forme, et il se conserve parfaitement pendant un an et même dix-huit mois dans les climats les plus chauds, ce qui fait que l’Angleterre en importe des quantités considérables. Avec le petit lait, on fait encore du beurre; mais il est de seconde qualité et se vend bon marché.

Le Beemster que nous venons de décrire peut donner une idée exacte des autres polders et droogmakeryen qui s’étendent le long de la Mer du Nord. Le Wormer, le Purmer, l’Amstelland dans la Hollande septentrionale, dans la Hollande méridionale le Rynland, le pays de Gouda, le Krempenerwaard et l’Ablasserwaard forment autant de grands lacs desséchés par des moulins, qui en enlèvent incessamment les eaux. Le mode d’exploitation est toujours le même. Des vaches transformant l’herbe des prairies en lait, et le lait transformé en beurre et en fromage, tel est surtout ici le cercle très simple de la production rurale, avec cette différence que les pâturages sont de moins bonne qualité au sud qu’au nord de l’Y.

II.

Si, après ce coup d’œil rapide jeté sur la Nord-Hollande, nous traversons le Zuyderzée, nous trouvons le long de cette mer intérieure, depuis Leeuwarden en Frise jusqu’au-delà de l’Yssel, une nouvelle zone de prairies d’un aspect à peu près uniforme, mais de valeur très inégale. Ce sont d’abord les gras pâturages sur fond d’argile du Westergoo, puis, entre le promontoire relevé et boisé du Gasterland et les bruyères de la Drenthe, s’étendent à perte de vue les prés tourbeux des Zevenwolden et de Giethoorn ; viennent ensuite, entre la rivière le Zwarte-Water et l’Yssel, le grand polder de Mastenbroek, et enfin, aux bouches mêmes de l’Yssel, les relais de mer si fertiles du Kamper-Eiland. C’est cette verdoyante ceinture d’herbages que nous allons maintenant parcourir.

Lorsqu’on se dirige de Leeuwarden vers Sneek, on traverse la partie la plus riche du Greidstreek c’est-à-dire de la région verte de la Frise. De tous côtés, dans la campagne, on voit s’élever, à des distances à peu près égales, de petits bouquets d’arbres où s’abrite le frische hiem, ce home du Frison, la vieille ferme des ancêtres. Un fossé entoure le verger au milieu duquel s’élève la maison d’habitation. Large de façade, bâtie en briques, et d’un aspect gai avec ses volets verts, elle est cependant complètement écrasée par l’immense toit de roseaux de la grange à laquelle elle est adossée. Cette majestueuse grange, qui n’est qu’un fenil, puisqu’elle n’abrite jamais que du foin, inspire le respect quand on y entre. Soutenue par de gigantesques poutres de pin de Norvège, elle ressemble au vaisseau d’une église. Tout le long de l’une des parois s’étend l’étable, séparée du reste du fenil par une cloison de bois. Le système d’étable adopté généralement en Frise est désigné sous le nom de grup-stal, et ce nom provient de la rigole profonde et encaissée qui s’étend derrière les stalles des vaches, et qui sert à recevoir et à écouler les déjections. Les animaux, attachés deux à deux dans chaque stalle, n’ont jamais de litière. Le pavement est en brique sur champ, et on leur attache la queue afin qu’ils ne puissent point se salir. Ce système d’étable, auquel on tient beaucoup en Frise, présente en effet un coup d’œil imposant et permet une grande propreté ; mais il offre de sérieux inconvéniens, surtout pour donner l’hiver aux animaux leur ration d’eau et de fourrage. Comme on n’a pas de paille, on fait du fumier en mêlant à l’engrais la terre extraite des fossés, et on le réserve pour les prés à faucher. Sur une ferme de 30 à 35 hectares, on tient d’ordinaire un cheval et soixante-dix bêtes à cornes. On compte à peu près une vache à lait par hectare. On rencontre aussi dans les pâturages huit ou dix brebis laitières d’une taille colossale, dont le lait sert à faire de petits fromages plats, très gras et recherchés comme une friandise dans les villes frisonnes. Nulle part on ne fait de meilleur foin qu’en Frise. Généralement ailleurs on attend que les herbes montent en graine avant de les couper ; ici on les fauche de très bonne heure, parce qu’on sait par expérience que ce qu’on gagne en qualité compensera largement la perte en quantité, et qu’en outre le regain sera beaucoup plus précoce et plus abondant. Malheureusement dans la contrée verte les bras manquent pour le fanage. Les journaliers sont rares, car d’ordinaire il n’y a pas de travail pour eux ; un domestique et deux servantes logés à la ferme suffisent pour le soin des vaches. De la Drenthe et du Hanovre accourent, il est vrai, des troupes de faucheurs ; mais tout le jour ils manient la faux et non le râteau. Il en résulte que l’herbe, jeune et gonflée de sève, n’est pas assez souvent retournée, exposée en tout sens au soleil et au vent, et qu’ainsi parfois le foin est rentré sans être bien complètement séché. Alors la masse énorme de fourrage accumulée dans le fenil fermente, s’échauffe, prend feu, et, les flammes se communiquant au bois, toute la ferme est réduite en cendres. Cet accident, le hooi broeyen, est bien plus fréquent en Frise que partout ailleurs. La cause en étant connue, le remède n’est pas difficile à trouver. Ce serait l’emploi généralisé de la faneuse à cheval, une excellente machine d’invention anglaise, que déjà plusieurs cultivateurs frisons emploient avec le plus grand avantage.

En Hollande, on l’a vu, le lait sert avant tout à faire du fromage ; le beurre est un produit secondaire. Ici c’est le contraire : le beurre est le produit principal ; le fromage, fabriqué avec le lait battu, est considéré comme un accessoire. C’est surtout dans la confection du beurre que la fermière frisonne peut déployer cette propreté exquise, ce soin des détails qui la caractérisent. Ne pénètre pas qui veut dans la cave à lait : c’est un sanctuaire d’où est exclu le profane qui, par quelque émanation fâcheuse, pourrait faire aigrir la crème. Quand on est admis dans cette cave, toujours située au nord, et qui est l’été d’une délicieuse fraîcheur, on voit rangée régulièrement toute une légion de vases plats en cuivre rouge pleins jusqu’au bord du lait fraîchement trait que recouvre déjà une couche épaisse de crème. Généralement la baratte est mise en mouvement par un cheval qui tourne dans un manège. Le beurre de Frise est d’une qualité si fine qu’au marché de Londres, où il s’en exporte considérablement, il se vend à un prix exceptionnel. La quantité de beurre apporté aux différens marchés de la province s’est élevée en 1860 à 7 millions de kilos qui, au prix moyen de 2 fr. 50 c, ont réalisé une somme de 17 millions l/2 de francs. Il faut ajouter encore 1 million de francs, produit de la vente de plus de 2 millions de kilos de fromage ordinaire, lappe-kaas, aussi exporté en Angleterre pour la consommation des ouvriers des houillères. Il est curieux de voir aux balances municipales des principales villes la masse innombrable de petits tonnelets de beurre qui y arrivent. Ces tonnelets, faits en chêne de Russie, sont examinées, dégustés par un expert-juré, puis on les pèse pour voir s’ils ont le poids légal de 20 ou 40 kilos; marqués aux armes de la ville, on les dirige ensuite vers le port de Harlingen, d’où un steamer les emporte vers les bords de la Tamise. On ne peut se figurer tout ce que demande Londres, ce géant aux trois millions de bouches à qui clés centaines de navires et des milliers de wagons doivent apporter chaque jour ce qu’il faut pour satisfaire ses immenses besoins. Indépendamment du beurre, du fromage, du bétail, la Frise lui expédie de la chicorée, des pommes de terre, des pommes, des quantités de groseilles, du millet (phalaris canariensis), qui sert à faire de l’empois pour les cotonnades, de l’avoine, du colza, et jusqu’à de petits coquillages de mer (alikruiken) dédaignés même par les pêcheurs.

Depuis quelques années, la fertilité du Greidstreek a été notablement augmentée par l’emploi d’un procédé tout local et que nous ne pouvons passer sous silence. Dans les provinces de Frise et de Groningue, tout le long de la Mer du Nord, sur le terrain d’alluvion, on rencontre de distance en distance de petits monticules hauts de 4 à 6 mètres, sur lesquels sont parfois bâtis des villages, comme par exemple Warffum et Holwierda. Ces monticules, appelés dans le pays wierden ou terpen, ont été faits de main d’homme, et quand on les creuse, on y trouve, outre des couches successives de fumier, des objets qui remontent à l’époque du bronze et peut-être même à celle de la pierre[6]. On y a aussi déterré quelques antiquités carthaginoises qui montrent qu’en un temps bien reculé ces hardis navigateurs avaient débarqué sur cette côte lointaine. Ces terpen sont, à n’en point douter, des lieux de refuge où les anciens habitans se retiraient avec leurs troupeaux lors des hautes marées. Ils auront élevé peu à peu ces monticules en prenant de l’argile tout alentour, et si l’on ne trouve plus trace des dépressions que ces emprunts auraient dû laisser, c’est que la mer, qu’aucune digue n’arrêtait, sera venue les combler de son limon, comme elle fait encore aujourd’hui, quand on prend des terres dans un relais inondé à marée haute. Ces terpen, étant constitués d’une argile calcarifère mêlée à des couches de fumier, devaient contenir beaucoup d’élémens fertilisans. Aussi s’est-on mis à répandre la terre qui en provenait (terpaarde) sur les prairies, où elle a produit les plus magnifiques résultats. Non-seulement la quantité de l’herbe a augmenté, mais la qualité s’est notablement améliorée, parce que de meilleures plantes, le trèfle blanc par exemple, ont couvert le sol.

La terre des terpen se vend sur place 1 florin le mètre cube, et il en faut 90 mètres pour fumer convenablement un hectare. Il y a de ces terpen qui ont produit ainsi de 40 à 50,000 francs, et plus d’un cultivateur s’est trouvé enrichi sans qu’il eût prévu que ces grandes taupinières qui gâtaient la ligne régulière de ses prairies renfermaient des trésors. De l’emploi du terpaarde est sortie toute une révolution agricole. Les fermiers du sud achètent pour leurs prairies aux fermiers du nord, qui n’en ont que faire, la terre des terpen, et ils leur vendent en échange du fumier excellent pour les champs labourés. La facilité des communications favorise ces profitables échanges, qui s’opèrent presque tous en bateau, car la partie basse du pays est semblable à une grande Venise rurale, et la plupart des fermes sont reliées aux principaux canaux par de larges fossés navigables. On voit par cet exemple comment une agriculture en progrès ne recule devant aucun effort pour augmenter la production. Tandis qu’ailleurs on va jusque sous l’équateur chercher les déjections d’oiseaux marins accumulées depuis des myriades d’années, ici on utilise les lieux de refuge construits jadis par les premières tribus germaniques ou peut-être même par des peuplades des temps antéhistoriques. Seulement le cultivateur doit songer que les terpen pas plus que le guano n’offrent des richesses inépuisables, et qu’il faut se mettre en mesure de se passer de ces précieux secours quand le moment sera venu.

Les animaux domestiques de la Frise sont renommés. Les vaches valent celles de la Hollande. Cependant on commence à introduire les taureaux durham pour obtenir une race croisée qui, prétend-on, sans donner autant de lait, produit plus de crème[7] et en même temps s’engraisse plus facilement. A l’exposition agricole ouverte cette année même sous les auspices de la société provinciale d’agriculture de la Frise, j’ai pu admirer de magnifiques bêtes durham qu’un agronome actif et intelligent, M. Van Andringa de Kempenaer, était allé choisir lui-même parmi les plus nobles races de l’Angleterre. Les chevaux frisons à la robe noire, à la tête petite et animée, au long cou de cygne, sont d’excellons animaux de trait : malgré leurs pieds trop plats, ils trottent parfaitement, et quelques-uns même l’emportent à cette allure sur toutes les autres races, à l’exception peut-être des fameux trotteurs américains. Les courses où ces chevaux d’élite (harddraavers) luttent de vitesse, les harddraveryen, sont les fêtes caractéristiques de la contrée. La population entière y prend part et applaudit au vainqueur. Dans toutes les localités un peu importantes, une arène est préparée ; ce sont deux voies parallèles et droites où les chevaux courent successivement deux à deux, de telle sorte que les premiers arrivés luttent toujours ensemble jusqu’à ce que la victoire soit assurée à celui qui a triomphé dans toutes les épreuves. L’avantage de ces harddraveryen, dont l’origine doit remonter bien haut, c’est que les animaux qui y prennent part sont des chevaux de trait qui continuent en temps ordinaire à faire la besogne de la ferme. On tend ainsi à améliorer une race de service en ajoutant la vitesse à d’autres qualités plus solides. Comme les routes faites en brique sur champ sont très bonnes et très douces et que tous les gros transports se font par eau, les cultivateurs impriment toujours à leurs chevaux une allure rapide. Vous les voyez rarement aller au pas; le foin même se rentre au trot. Sur la glace et en voiture, le Hollandais aime à aller vite. Il sort alors de son flegme habituel : il est saisi par l’enivrement de la course, le vertige du mouvement s’empare de lui, et dans cet automédon fougueux, qui accélère sans cesse le pas des chevaux, vous auriez peine à reconnaître cet homme paisible qui ne se hâte jamais, et que le lent sillage du trekschuyt, l’ancien coche d’eau, satisfait pleinement. Les meilleurs chevaux de la Frise sont ceux qu’on élève dans l’île d’Ameland[8] sur les prés protégés par les dunes. Ils ont la jambe plus sèche que les autres et en tout quelque chose des races méridionales. On croit retrouver au milieu des vagues de la Mer du Nord certaines traces du sang des genêts andalous autrefois amenés par les Espagnols. Le mouton frison est remarquable de taille, et il porte une énorme toison où la tête et les jambes disparaissent complètement. A le voir, on dirait une balle de laine ambulante. Quoique sa laine ne soit pas fine, c’est une race précieuse à cause de l’abondance du lait qu’elle donne.

En Frise comme dans la Nord-Hollande, on trouve des cultivateurs très riches, mais il y en a moins parce que le nombre de ceux qui sont propriétaires est moindre. L’augmentation continue des fermages a empêché les fermiers de profiter de la plus-value qu’ont obtenue tenue les produits depuis l’ouverture des communications à vapeur avec l’Angleterre. Les pâturages, dans le Greidstreck, se louent maintenant de 170 à 210 francs l’hectare. À ce prix, le bénéfice que le cultivateur peut réaliser n’est pas considérable, d’autant plus que l’épizootie n’a pas complètement disparu, ainsi qu’on peut s’en convaincre en voyant le nombre d’écriteaux de sinistre augure qui, attachés à la barrière d’entrée des fermes, signalent aux passans que la maladie y règne. En 1858, elle enleva encore plus de 4,000 bêtes à cornes, c’est-à-dire 2 pour 100 du chiffre total que possède la province. La durée des baux n’est en moyenne que de sept années, et à l’expiration du contrat les locations se font souvent à l’enchère, parce que le propriétaire n’a pas à craindre ici qu’on épuise le sol, comme on peut l’appréhender pour les terres labourables. Ainsi dans les pâturages du Pô, comme dans ceux du Zuyderzée, le même genre de culture a amené le même système d’amodiation avec les mêmes conséquences fâcheuses pour le locataire, et en Frise non moins qu’en Lombardie on entend plus d’une plainte à ce sujet. D’autre part, il faut l’avouer, la vie du fermier frison de la région verte est très facile; ce n’est qu’à l’époque de la fenaison qu’il doit déployer une activité exceptionnelle. Le reste du temps, la reine du logis, la fermière au diadème d’or, gouverne l’atelier de la production agricole, c’est-à-dire la cave à lait et la baratte. Le mari visite les marchés, les amis, les champs de course, ou dresse ses trotteurs. Il ne néglige point non plus la culture de l’esprit, qu’il a naturellement vif et ouvert. Il est fier de ses antiques libertés, de sa langue originale, de ses noms qui, avec leurs sonores finales en a, rappellent le gothique, de la noblesse de sa race, qu’il croit être la première de la grande famille germanique; il cite avec orgueil les illustrations nées sous le toit du Idem frison, les deux poètes Gysbert Japihs et Salverda, l’illustre philologue Tiberius Hemsterhuis et son fils Frans, l’aimable et profond philosophe que Mme de Staël se plaisait à appeler le Platon hollandais. En somme, la condition des fermiers est encore loin d’être mauvaise. Leurs domestiques et leurs servantes, qui gagnent les uns passé 200 francs, et les autres 150, avec une bonne nourriture, ne sont pas non plus à plaindre; mais le sort des ouvriers est moins heureux. Quoique leur salaire monte l’été à 1 florin, et même plus haut encore au temps des foins, l’hiver ils échappent difficilement à la misère, parce qu’alors l’ouvrage manque complètement. Nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer, ce n’est pas d’ordinaire dans les pays de bonnes terres que le simple ouvrier agricole a l’existence la moins dure, sauf quand l’industrie vient à offrir à ses bras un surcroît d’occupation.

III.

Au sud du Greidstreeck de la Frise s’étend la région des prairies tourbeuses jusqu’au Zwarte-Water, large rivière qui doit son nom aux eaux noirâtres des tourbières de Koevorden que le Dedemsvaart déverse dans le Vecht. C’est \k qu’on peut vraiment se faire une idée juste d’une contrée aquatique. De grands lacs, le Fleussen-Meer, le Sloter-Meer, le Tjenke-Meer, le Boolakkerwyde, et un nombre infini de fossés et d’étangs, l’entrecoupent de toutes parts. La terre, partout au ras de l’eau et partout aussi imbibée d’eau, est parfaitement horizontale; on dirait une mer figée. Rien n’arrête la vue. On n’aperçoit, à la distance de trois ou quatre lieues, que la flèche aiguë d’une église dont le toit disparaît sous l’horizon qui s’abaisse. A l’arrière-saison, d’innombrables troupeaux viennent animer ces prairies; mais, jusqu’au mois de juillet, les seuls êtres vivans qu’on voie dans ces verdoyantes solitudes sont les oiseaux de la mer et des marais : la mouette, qui passe sur ses longues ailes blanches immobiles; le courlis ou le vanneau, qui plane, s’abat, plonge, reparaît et s’envole avec le produit de sa pêche en jetant un cri de joie; les grands échassiers, le héron et la cigogne, endormis sur une patte, et les canards, qui parcourent en paix leur humide royaume. Il faut venir ici pour connaître toutes les nuances du vert : un peintre y épuiserait toute la gamme de sa palette. Au bord de l’eau, c’est le vert gris des roseaux et le vert glauque des joncs; plus loin, le vert rougeâtre des herbes en fleur et en graines, le vert jaune des prés nouvellement fauchés, le vert tendre des herbes qui repoussent, le vert bleuâtre des plantes aquatiques; enfin, autour des villages, le vert noir des ormes à largos feuilles qui projettent sur les maisons une ombre profonde. Partout où vous marchez, le sol cède et tremble sous vos pas. En beaucoup d’endroits, il n’a pas assez de consistance pour porter le poids d’un chariot, et le bateau est le seul moyen de communication des rares habitans perdus dans ce désert de verdure noyée. Souvent on est indécis : ce que l’on voit, est-ce de l’eau ou de la terre? C’est à la fois l’un et l’autre. Tantôt c’est de l’eau qui se transforme en terrain solide, tantôt de la terre tourbeuse tellement délayée qu’il ne reste plus qu’une boue noirâtre qu’emporte le moindre clapotement de la vague des lacs.

Ces régions amphibies présentent un mode d’exploitation vraiment extraordinaire, et qui montre bien comment une population intelligente parvient à rendre productif même un marais inhabitable. Dans les eaux d’une profondeur de I à 2 mètres se développent ici avec une incroyable vigueur toutes les plantes de la flore paludéenne, les nénufars, les roseaux, les typhas, les sparganiums, la nombreuse famille des potamogétons, etc. A l’automne, les débris des feuilles descendent au fond des étangs, et y forment au bout d’un certain temps une couche tourbeuse plus légère que l’eau. Bientôt quelques parties s’en détachent, et, soulevées par les gaz qui se dégagent des détritus végétaux, viennent surnager à la surface. Ces petits îlots flottans ne tardent pas à être envahis par la végétation aquatique, qui ne craint pas l’humidité, mais dont les graines ne lèvent pas sous l’eau : ce sont différentes sortes de carex, le menyanthès aux feuilles trilobées, la caltha aux belles fleurs d’or, certaines graminées et même quelques arbrisseaux, des myricas, des saules et de jeunes pousses d’aulne. Ces îles flottantes s’appellent dryftillen en Frise, rietzoden en Hollande. Sous l’impulsion du vent, elles se réunissent et forment ainsi des plaines verdoyantes portées par les eaux. Les habitans se hâtent de s’emparer de ces alluvions d’un nouveau genre que la nature ajoute à leur domaine. Ils y fauchent du foin et y envoient paître les vaches, qui savent éviter avec un instinct sûr les endroits trop faibles pour les porter, Veut-on fumer la prairie mouvante, rien de plus facile : on creuse un trou dans la croûte végétale et on retire du fond du lac la boue qu’on répand sur le sol. On parvient même ainsi à cultiver des pommes de terre en bêchant la superficie, qu’on engraisse avec des débris végétaux et limoneux. Seulement il faut avoir soin d’attacher solidement son champ au rivage, sinon le vent le pousse à l’autre bord, et alors peuvent surgir de difficiles questions de droit, car il faudra décider si les dryftillen, terrain mobile, sont, oui ou non, chose mobilière. On cite l’exemple d’un procès né au sujet d’une île flottante qui était allée s’attacher au rivage opposé du lac, emportant avec elle un troupeau de vaches, la seule propriété que le juge finit par attribuer à l’ancien possesseur. Les étés très secs sont un autre danger, et plus sérieux, pour ceux qui exploitent les dryftillen. Quand, par suite de la sécheresse, l’eau vient à baisser, la couche de gazon qui la recouvrait baisse avec elle jusqu’à ce qu’elle arrive à reposer sur le fond. Alors, si les plantes ont le temps d’y adhérer, la prairie est perdue : elle ne se soulève plus avec l’eau qui monte et qui la recouvre. Dans les étangs peu profonds, on tire parti de cette circonstance. Là où l’on a seulement extrait une mince couche de tourbe, il se forme nécessairement une mare, car le niveau du sol ne dépasse celui des eaux que de quelques centimètres. C’est cette mare qu’il s’agit de rendre à la culture. Voici comment l’on s’y prend. Le propriétaire achète une certaine étendue de terre flottante, puis se place dessus armé d’une grande perche, et amène l’îlot qu’il vient d’acquérir sur la place qu’il s’agit d’exhausser[9]. À la baisse des eaux, l’été, la superficie nouvelle recouvre le fond de vase, et au bout d’une dizaine d’années l’accumulation des détritus végétaux et du limon a recomposé un pâturage. De cette manière, dans l’espace d’un temps assez court, on voit au même endroit paître les vaches, exploiter de la tourbe, pécher du poisson et de nouveau courir le bétail.

On comprend que les produits de la région que nous venons de décrire ne doivent pas être des meilleurs, et l’on n’a rien fait pour les améliorer. Le terrain est resté tel que la nature l’a formé. On voit ici l’image de ce qu’était toute la contrée qui environnait jadis le lac Flevo, et que les tempêtes du XIIIe siècle ont engloutie en donnant naissance au Zuyderzée. Ce qui a empêché de faire les digues et les moulins nécessaires pour abaisser le niveau des eaux et obtenue ainsi de meilleurs herbages, c’est le régime de propriété auquel ces terres étaient soumises. De grandes étendues étaient possédées en commun par les habitans ; on retrouve même encore les traces de l’ancienne coutume germanique indiquée par Tacite dans ce passage, qui a donné lieu à tant de débats : area per annos mutant et superest ager. Le domaine commun est divisé en parts à peu près égales que chacun des ayant-droit possède tour à tour, de telle manière que, quand la rotation est accomplie, tous ont joui successivement de tout le bien. L’égalité de jouissance est ainsi établie d’une manière rigoureuse. Sans doute les copropriétaires indivis auraient pu s’entendre pour faire exécuter les travaux d’assainissement ; mais, soit défaut d’argent, soit manque d’initiative, ils n’en ont rien fait. L’hiver, à peu près tout le pays est inondé, et même dans les étés humides il est impossible de faire les foins ou de mettre les troupeaux au pâturage. Sur la route de Zwolle, vers la Frise, avant d’arriver à Staphorst, on peut bien observer la nature de ces prés, toujours imbibés d’eau. Les rhinanthus aux clochettes jaunâtres, les pédiculaires avec leurs charmans épis de fleurs roses, les ériophorums surmontés de leurs flocons cotonneux, couvrent complètement le sol par endroit, et forment çà et là des groupes de couleurs variées très agréables à la vue, mais très nuisibles à la bonne qualité du foin. Ce foin sert en grande partie à la nourriture du bétail de la région sablonneuse qui borde la zone verte du côté de l’ouest. Les cultivateurs des sables viennent l’acheter, parce qu’ils manquent d’herbages. Ce sont généralement des Allemands qui arrivent du Hanovre pour faucher. Ils se répandent par troupes dans les campagnes, où la population manque pour faire un travail qui doit être terminé en quelques jours.

Si l’on veut apprécier au juste tout ce que peut faire la bonne administration des terres, il faut, en quittant le pays de Giethoorn et de Wanneperveen, traverser le Zwarte-Water et visiter le polder de Mastenbroek. Un examen, même superficiel, suffira pour révéler les services que rend une autorité locale chargée de la gestion d’un domaine rural et armée du pouvoir de contraindre chaque propriétaire à participer aux travaux d’amélioration en raison de l’étendue de son bien. Le Mastenbroek est situé entre Zwolle, le Zuyderzée, l’Yssel et le Zwarte-Water. C’est un vaste pâturage de 9,000 hectares. Une partie du terrain est argileuse ; le reste est tourbeux, parce que le polder, endigué au XVe siècle, a été mis à l’abri des inondations de l’Yssel, avant que les eaux de cette rivière aient pu le couvrir tout entier d’une couche de limon. Comme le Mastenbroek ne s’élève guère au-dessus du niveau de la mer, dès que le vent d’ouest la soulevait en la refoulant sur les côtes, le polder ne pouvait plus se débarrasser de ses eaux, et pendant tout l’hiver il était converti en un véritable marais. Pour obvier à ce grave inconvénient, on avait bien établi trois moulins qui pompaient l’eau et la rejetaient au-delà des digues ; mais ces moulins étaient insuffisans, les terres restaient humides, le foin et les herbes étaient de qualité médiocre. Il y a quelques années, l’administration du polder a pris la résolution de ne plus se contenter de la force capricieuse et irrégulière du vent, mais de faire appel à la puissance toujours docile, toujours prête et illimitée de la vapeur : une machine a été montée. Depuis lors, le niveau des eaux est maintenu plus bas qu’autrefois ; les terres sont devenues plus sèches et d’un meilleur rapport ; par suite, la valeur en a rapidement augmenté. Les plus mauvaises, qui se vendaient de 200 à 300 florins l’hectare, en valent maintenant 500, et les meilleures ont monté de 2,000 à 3,000 florins. Le moulin à vapeur a procuré ainsi une plus-value qu’on ne peut estimer à moins de 2 millions de florins. Les frais généraux pour le service de la machine, l’entretien des digues, des chemins, des cours d’eau, etc., sont couverts, année moyenne, par une contribution de 2,50 florins, 1,50 florin ou 80 cents par hectare, suivant la qualité de la terre et sa hauteur au-dessus de l’eau ; mais des événemens imprévus exigent quelquefois des dépenses extraordinaires, par exemple quand la digue vient à se rompre. C’est ce qui est arrivé cet hiver même. Pendant le mois de janvier, une violente tempête soufflant de l’ouest pendant plusieurs jours accumula les eaux de la mer dans l’Yssel, et surtout dans le Zwarte-Water. Elles s’élevèrent peu à peu jusqu’à la crête de la digue, qu’elles entamèrent de leurs vagues. La digue finit par céder non loin de la ville de Hasselt, sur une étendue de plus de 100 mètres, et tout le polder fut inondé. Heureusement hommes et troupeaux étaient réfugiés dans les fermes, toutes bâties sur des éminences, de sorte qu’on n’eut pas de pertes sérieuses à déplorer. Lors des fameuses tempêtes de 1825, il n’en fut pas de même : l’inondation eut lieu en été, et beaucoup d’animaux périrent. Le rétablissement des digues est toujours un travail coûteux et difficile, parce que la force des eaux, envahissant le polder en cascades furieuses, creuse des trous très profonds, appelés water kolken, qu’il faut combler pour y asseoir les terrassemens. Le polder est divisé en un grand nombre d’exploitations appartenant à différens propriétaires. Plusieurs fermes entretiennent de 28 à 30 vaches à lait, et autant d’élèves et de bêtes à l’engrais. Il en est même qui nourrissent 100 têtes de bête à cornes pendant tout l’hiver. Les meilleurs pâturages sont réservés pour l’engraissement du bétail; les autres sont d’abord fauchés, puis pâturés. Le prix de location varie de 20 à 60 florins par hectare, suivant que le sol est argileux ou tourbeux.

Dans le Mastenbroek, nous venons de constater les heureux effets d’une administration intelligente et les merveilles de la science moderne mise au service de l’agriculture; mais, si l’on veut voir des pâturages naturellement riches, il faut visiter, de l’autre côté de l’Yssel, les nyterwaarden du kamper-Eiland. On entend par nyterwaarden les relais de mer ou de rivière formés à une époque récente en dehors des anciennes digues. Ces relais ne sont préservés contre les eaux que par des relèvemens de terre peu exhaussés (zomerkaden), de telle sorte que l’hiver ou lors des tempêtes d’ouest ils sont inondés; mais les inondations, si désastreuses pour les terres entourées de hautes digues (dyken), sont bienfaisantes ici. Les eaux passent sans faire de dégâts au-dessus des zomerkaden, qui ne sont destinées qu’à contenir les petites crues d’été, et en se retirant elles laissent une couche de limon, engrais excellent pour les herbages. La nature se charge ainsi elle-même de féconder tous les ans le sol qu’elle a fait sortir du sein des eaux. Les nyterwaarden sont donc les meilleures terres du royaume, et beaucoup de personnes regrettent qu’en élevant les digues on ait empêché les rivières de répandre au loin les élémens de fertilité qu’elles apportent avec elles. Quoi qu’il en soit de cette question encore très controversée, il est certain qu’on ne peut rencontrer de plus beaux pâturages que ceux du Kamper-Eiland. Vue de la mer, cette île, qui n’est que le delta de l’Yssel, offre l’aspect le plus singulier. Comme le sol, parfaitement horizontal, s’élève à peine au-dessus du niveau de la mer, il devient invisible à quelque distance, et les grandes fermes, toutes entourées de magnifiques bouquets d’arbres, semblent autant d’îlots de verdure flottant sur les flots, comme ceux que le Mississipi ou l’Amazone entraînent dans leur cours. La petite ville de Kampen est relativement la plus riche des Pays-Bas. Récemment encore elle a accordé à la compagnie du Grand-Central néerlandais un subside d’un million de florins pour qu’un embranchement du chemin de fer la reliât au réseau principal, et elle s’est donné le luxe d’un pavage si soigné que chaque pavé revient, dit-on, à un florin. Située jadis à l’embouchure de l’Yssel, elle a vu la rivière qui baigne encore ses quais combler peu à peu le golfe où elle déversait ses eaux et lui créer un magnifique domaine agricole de 5,000 hectares des plus admirables terres qu’on puisse imaginer. Le prix de location de ces terres a triplé en quelques années, et elles sont louées maintenant en moyenne à 200 francs l’hectare[10]. L’étendue des fermes est de 40 à 50 hectares. Tout ce qu’elles produisent, le foin, le beurre, le bétail, est de première qualité, et les fermiers l’obtiennent sans grand’peine. Les trois semaines que dure la fenaison sont le seul temps où ils aient à déployer une activité inaccoutumée. Le reste de l’année, la fermière suffit à surveiller le travail de la laiterie, qui donne le principal produit; mais les agronomes hollandais prétendent que, pour faire face aux hauts loyers qu’ils ont consentis, les cultivateurs du Kamper-Eiland devront à l’avenir renoncer aux doux loisirs que leur faisait la fertilité du sol et s’ingénier à accroître leur bénéfice en améliorant encore leur bétail et en substituant, au moins partiellement, pour les vaches à lait, la nourriture à l’étable au pâturage en liberté.

Afin de marquer davantage les caractères distinctifs de la région des terres basses, j’indiquerai encore le parti que ses industrieux habitans savent tirer de certaines plantes aquatiques partout ailleurs négligées. Lorsqu’au mois de mai on examine la végétation qui tapisse le fond des fossés, on distingue aussitôt une plante aux formes étranges. On dirait un artichaut aux feuilles rondes et terminées en épines. Plus tard, la plante se détache du fond, sa tige s’allonge, et elle vient étaler à la surface de l’eau de charmantes fleurs blanches à la triple pétale des monocotylédonées. C’est le stratiotes aloides, l’aloès des eaux, que les Hollandais nomment scheren et kaarden. Dans beaucoup de marais, les stratiotes croissent tellement serrés qu’ils étouffent toutes les autres plantes, et que bientôt ils remplissent complètement les flaques d’eau. On arrache ces plantes, qui constituent un excellent engrais vert, et on les emploie pour fumer les pommes de terre. Il en faut cinquante charretées par hectare. Le cultivateur les paie très volontiers 3 florins le bateau contenant cinq charretées, et à ce compte il a de l’engrais <à très bon marché.

Le roseau, riet en hollandais, c’est-à-dire le phragmites communis, est aussi l’objet d’une exploitation importante et soignée. Il croît sur les fonds sablonneux sous une profondeur de 50 centimètres à 1 mètre d’eau. Il se développe avec vigueur et se sème de lui-même; mais, partout où les eaux obéissent au flux et au reflux, on profite de la marée basse pour planter le roseau aux mois d’avril et de mai. Avec le pied, on enfonce le rhizome dans la boue, où il reprend facilement. Les frais de plantation sont estimés à 35 florins par hectare; il faut alors attendre trois ans avant de commencer l’exploitation. On coupe les roseaux en septembre quand on veut les avoir avec les feuilles, et après les gelées quand ils sont destinés à couvrir les toits. Le produit d’un hectare est assez élevé; il donne au moins 400 bottes de 1 mètre de circonférence, qui se vendent 9 ou 10 florins les 100 bottes, ce qui fait 80 francs l’hectare, dont il faut déduire une dizaine de francs pour l’enlèvement de la récolte, la mise en bottes, etc. Mais là où le roseau est propre à couvrir les toits, le produit est bien plus considérable, car les 100 bottes valent alors 23 à 24 florins. C’est ainsi qu’en 1858 les 70 hectares du marais de Hensbroek rapportèrent 4,340 florins ou 70 florins par hectare. Les marais de Uithoorn donnèrent encore davantage, 89 florins ou 185 francs par hectare, c’est-à-dire autant que les meilleures terres. On emploie le roseau aux usages les plus divers. Il fournit d’abord aux toitures des constructions rurales une couverture excellente, et qui ne revient qu’à 80 centimes le mètre carré. Le roseau sert ensuite à faire des abris légers et très efficaces, à construite des murs d’argile, à préserver les digues contre le choc des vagues; enfin, arrêtant le limon que les eaux tiennent en suspension, il contribue à élever le niveau des terrains submergés et à transformer des marais en un sol fertile. Ainsi donc il rend aux cultivateurs mille services variés, en attendant qu’il lui crée une terre nouvelle.

Il n’est pas jusqu’au jonc, cette plante considérée partout comme nuisible, dont on n’obtienne un revenu qui égale celui des meilleures prairies. Deux espèces de joncs croissent ici en abondance : le premier, le scirpus effusus (en hollandais rusch), dans les terrains marécageux, le second, le scirpus lacustris (en hollandais bies), dans les eaux peu profondes. Tous deux servent à faire des nattes qui forment dans les Pays-Bas le tapis des ménages pauvres et qui s’exportent jusqu’en Angleterre. On a soin de recueillir tous les joncs qui poussent naturellement dans les endroits qui leur conviennent; mais on fait plus : quand une terre paraît propre à la production de cette plante, essentiellement paludéenne, on y consacre complètement des champs entiers, en y amenant, même au moyen de moulins, l’eau nécessaire à sa végétation. L’une des propriétés les plus productives du grand polder de Mastenbroek est ainsi aménagée, et les joncs qu’on y coupe rapportent plus que du foin de première qualité. Cet exemple montre une fois encore que presque tout dans la nature peut servir à satisfaire les besoins de l’homme, s’il apprend à utiliser les diverses propriétés des choses.

Nous venons de parcourir la région verte de la zone basse : ce qui la caractérise surtout, c’est le rôle que l’eau y joue. L’eau y est à la fois une source de richesse et une cause de périls et de désastres; mais elle ne ressemble en rien à ce qu’elle est dans les pays accidentés. Ce n’est plus cet élément vivant et joyeux qui court, se précipite, bondit, gazouille, mugit ou tonne, qui anime le paysage du reflet de son écume argentée, de l’éclair de ses remous et de l’écho de sa voix tour à tour babillarde ou sévère ; c’est un corps liquide encore, mais qui semble l’être à peine, tant il est immobile, lourd, opaque, tout chargé de limon ou rempli de plantes aquatiques. C’est pourtant cet élément, d’un aspect si morne, qui est le bienfaiteur de la contrée. Tandis que l’eau joyeuse des hauteurs, charmante, mais perfide, entraîne les terres et restreint la surface habitable, l’eau des terres basses crée d’abord le sol, puis le revêt d’un épais tapis d’herbages qui donne au cultivateur le bien-être et l’abondance; elle féconde et engraisse ses prairies; elle lui offre des chemins de grande et de petite communication ; elle lui prépare ou lui conserve d’énormes provisions de combustible, la tourbe; elle nourrit la plante dont il couvre ses toits; l’hiver, durcie par la gelée, elle lui ouvre des routes unies comme un miroir sur lesquelles il glisse avec la rapidité de l’oiseau; enfin, quand la patrie est menacée, elle lui sert de boulevard, et à la dernière extrémité de suprême et héroïque moyen de défense. De l’eau et de l’herbe, ces deux mots résument toute la physionomie de la contrée que nous avons essayé de faire connaître, et cela suffit pour lui assurer un degré de richesse qu’on ne rencontre guère ailleurs. La suite de ces études nous montrera comment la charrue fait naître sur des terres un peu plus élevées des produits non moins abondans, mais d’une autre espèce.


EMILE DE LAVELEY.

  1. Sur la formation du sol, le dessèchement du lac de Harlem et l’extraction de la tourbe, on trouvera d’intéressans détails dans les travaux à la fois si poétiques et si exacts qu’a publics dans la Revue M. Alphonse Esquiros; voyez surtout les livraisons du 1er juillet et du 15 décembre 1855.
  2. Pour contrôler les résultats de mes observations personnelles, j’ai consulté un très grand nombre de publications dont je ne puis donner ici l’énumération. Je crois cependant devoir citer les beaux travaux de M. C. W. Staring, inspecteur-général de l’enseignement agricole : De Bodem van Nederland, Haarlem 1855 ; — Voormaals en thans, Haarlem 1858; — De Aardkunde en de Landhouw in Nederland, etc. M. Staring a publié également une magnifique carte en quinze feuilles, d’une conception toute nouvelle, où il indique à la fois la nature des terrains et le genre des cultures qui les mettent en valeur. Je ne puis oublier non plus les excellens articles de M. le baron L. A. J. W. Sloet tot Oldhuis, actuellement gouverneur-général des Indes, et de son frère, M. le baron B. W. A. Sloet tot Oldhuis, publiés par ce dernier, à la fois poète distingué et économiste éminent, dans le recueil périodique qu’il dirige : Tydschrift roor staats-huishoudkunde en Statistiek. Les publications officielles concernant l’agriculture se bornent jusqu’à présent à un rapport annuel sur la situation des récoltes et du bétail, intitulé Verslag van den Landhouw in Nederland. Les Pays-Bas ne possèdent pas encore de statistique agricole dans le genre de celle qu’ont publiée la France et la Belgique. On le regrette d’autant plus quand on voit avec quel soin est fait l’Annuaire (Statustuej Jaar boek voor het Konningryk der Nederlanden) rédigé par M. von Baumhauer et publié par le département de l’intérieur.
  3. Le niveau A. P. est le point de départ de toutes les mesures hydrographiques dans les Pays-Bas. On désigne celles-ci par les signes + A. P. et — A. P. Les deux lettres A. P. signifient Amsterdamsche peil, c’est-à-dire le niveau moyen des eaux de l’Y à Amsterdam.
  4. Voyez la Revue du 15 avril 1863.
  5. La tonne d’or (een ton gouds) est l’unité dont on se sert dans les Pays-Bas pour estimer les fortunes ou pour compter les grandes sommes : elle vaut 100,000 florins. En visitant la Nord-Hollande, je vis passer un jour une noce villageoise. Une quarantaine de voitures entraînaient les invités au grand trot des chevaux sur les routes de briquettes aussi unies que le parquet d’un salon. Ces voitures sont d’une forme ancienne, mais charmante. On les appelle chaises dans le pays. Ce sont en effet des chaises du XVIIIe siècle, dont la caisse en forme de conque, suspendue très haut, est toute couverte de dorures et d’ornemens en chicorée. Elle est si étroite que deux personnes peuvent à peine s’y tenir. Aussi les jeunes filles, dont les dentelles et les rubans éclatans volaient au vent et dont les plaques d’or attachées sur le front brillaient au soleil, s’accrochaient-elles à leur joyeux compagnon, qui conduisait, les bras tendus, un vigoureux cheval noir lancé à toute vitesse. Les couples, animés d’une gaîté expansive, — le Hollandais ne s’amuse pas à demi, — jetaient en passant des dragées aux enfans; puis, aux acclamations des villageois, les voitures reprenaient leur course rapide, et disparaissaient comme un tourbillon. Le soir, les invités étant venus prendre des rafraîchissemens à l’hôtel où j’étais logé, je demandai à l’un des jeunes paysans si la mariée était riche. » Eh! elle a bien quelque chose, me répondit-il, environ anderhalf ton (une tonne et demie), je suppose; mais, ajouta-t-il en me présentant une belle blonde aux yeux noirs, voici ma fiancée qui sera plus à son aise : elle en aura deux. »
  6. M. Westerhof à Warffum a réuni une collection très curieuse d’objets trouvés dans les terpen, et de nos jours, où tout ce qui se rapporte aux époques anté-historiques attire si vivement l’attention, il serait intéressant de les faire connaître par une publication illustrée.
  7. A l’école centrale d’agriculture de Gembloux en Belgique, on a obtenu la même quantité de crème des vaches hollandaises, donnant en moyenne 20 litres, et des vaches durham, qui n’en donnaient que 16.
  8. En me rendant de Leeuwarden à Zwolle, la calèche où nous étions cinq personnes, y compris le cocher, était attelée de deux vieux chevaux, dont l’un était boiteux et l’autre aveugle. Ils firent la route, — il y a vingt lieues, — en onze heures, au plus fort de l’été, sans suer ni souffler un moment, et le lendemain ils refirent le même trajet, soit quarante lieues en deux jours. Ces rosses infatigables étaient nées sur l’île d’Ameland quelque vingt ans auparavant.
  9. Dans ces dernières années, on a fait des dryftillen un emploi nouveau et très curieux dans les deux plus grands ouvrages hydrauliques exécutés en Hollande, les digues du lac de Harlem et les jetées qui forment le port du Zwolsche-diep. Celles-ci s’avancent de près de 6,000 mètres dans le Zuyderzée. Après avoir fait le coffre des jetées avec des pilotis et du bois, l’ingénieur van Diggelen eut l’idée de les remplir avec des dryftillen. On découpait les gazons flottans sur une longueur de 15 mètres et une largeur de 2 dans les lacs de Wanneporveen ; quatre hommes se plaçaient sur un radeau végétal et l’amenaient jusqu’aux jetées, où on le coulait sur place en y superposant de grosses pierres. Les terres de remblai se transportaient ainsi elles-mêmes, et les digues, revêtues de clayonnage, ont parfaitement rempli leur office. On a fait de la même manière le petit port de refuge Kraggenburg, qui s’ouvre à l’extrémité du Zwolsche-diep. Au lac de Harlem, on s’est servi des dryftillen pour les fondemens des digues dans les endroits les plus tourbeux et les plus difficiles.
  10. Le 27 avril 1859, soixante-treize fermes furent mises en location publique, et pour la plupart le prix fut doublé. Voici un exemple de cette rapide augmentation : la ferme n° 1, d’une étendue de 54 hectares 73 ares, louée en 1846 pour 1,500 florins, atteignit 2,130 florins en 1850 et-4,710 florins en 1859.