L’École décadente/Le décadisme

Léon Vanier, éditeur des Décadents (p. 9-11).

LE DÉCADISME

La littérature décadente synthétise l’esprit de notre époque, c’est-à-dire celui de l’élite intellectuelle de la société moderne. On ne saurait faire entrer en ligne de compte quand il s’agit d’Art, la multitude, qui ne pense pas et qui ne peut être comptée que numériquement. Le haut public intellectuel, le seul qui compte et dont les suffrages sont une consécration, celui-là en a bien assez de toutes ces émotions factices, de ces excitations grossières, de ces conventions banales d’un monde imaginaire que les dernières littératures mettaient en œuvre pour la stimulation des sens.

Il est las de tout le fatras romantique et naturaliste qui fascine quelquefois l’imagination mais qui est impuissant à faire cesser l’engourdissement du cœur.

Ce qu’il veut, c’est la vie ; il est assoiffé de cette vie intense telle que le progrès l’a faite, il a besoin de s’en soûler ; il voudrait condenser en une seule, la sienne, nombre d’existences d’hommes, en extraire le suc, en faire vibrer en lui tous les frémissements. Par une contradiction bizarre, mais qu’explique pourtant l’effet du désespoir, le besoin de vivre est la caractéristique de cette époque où on semble avoir acquis la sombre et épouvantable certitude du Néant.

La littérature décadente se propose de refléter l’image de ce monde spleenétique. Elle ne prend que ce qui intéresse directement la vie. Pas de descriptions : on suppose tout connu. Rien que une synthèse rapide donnant l’impression des objets. Ne pas dépeindre, faire sentir ; donner au cœur la sensation des choses, soit par des constructions neuves, soit par des symboles évoquant l’idée avec plus d’intensité par la comparaison. Synthétiser la matière, mais analyser le cœur.

Tel est ce programme si simple et bien en harmonie avec la vie moderne. Aujourd’hui que l’homme a tout vu, qu’il sait tout, qu’il a éprouvé toutes les émotions, il a un besoin effréné de sensations nouvelles. Maintenant qu’il a examiné les parties, il lui faut considérer des ensembles.

Avec la marche vertigineuse des choses, il a besoin de jouir beaucoup en peu de temps. Il ne peut plus lire les longs romans d’aventures avec des descriptions qui ne finissent pas.

Que lui importent les héros invraisemblables ? il est un homme. Que lui font les descriptions ? il a dans la poitrine un cœur inerte qui a besoin de vibrer. Ce qu’il veut, c’est ce frissonnement de la vie dont le contact électrise la sienne.

Les écrivains pénétrés de l’esprit de cette fin de siècle doivent être brefs et narrer les luttes intimes du Cœur, la seule chose qui intéresse l’homme, qu’il ne connaisse pas, qu’il ne connaîtra jamais, parce que le cœur humain est aussi vaste que l’Infini.

C’est triste à dire, mais l’humanité ne saurait être ramenée à quelques types généraux mus par les mêmes règles, obéissant aux mêmes influences. De même que tous les hommes se ressemblent par la forme, mais diffèrent par les traits, de même pour dépeindre tous les cœurs, il faudrait autant de monographies qu’il y a d’individus.

L’Éternité, le Cœur et l’Infini sont trois choses qu’il ne sera jamais donné à l’homme d’approfondir complètement, trois mystères qui défieront éternellement la Science et qui sont la preuve irréfragable de l’impuissance humaine.