L’École décadente/Le Décadent

Léon Vanier, éditeur des Décadents (p. 11-17).

LE DÉCADENT

C’est pleins de ces idées que Maurice du Plessys et moi, nous avons résolu de fonder une publication qui rallierait les écrivains où se manifestaient des tendances pour la nouvelle forme littéraire.

Il y avait peu de temps que je connaissais M. du Plessys, par l’intermédiaire de M. Lucien Leroy, notre ami commun, qui nous présenta l’un à l’autre un jour de fête à Saint-Denys.

Nous fûmes vite en pleine communion), d’idées. Nous rassemblâmes chez moi quelques-uns de nos amis, et la création d’un journal fut décidée.

Ce n’était pas tout.

Une longue discussion s’ensuivit pour lui donner un titre. Chacun apportait le sien. Pour donner satisfaction à tous les fondateurs, je vis le moment où l’on serait obligé de le faire paraître successivement sous le titre préféré de chacun, si ce mode de publication ne nous eût paru devoir être nuisible à la vente.

Enfin tout le monde se résigna et il fut convenu que le journal s’appellerait le Décadent.

Ce titre, qui est un véritable contresens, nous était imposé. Voici pourquoi nous l’avons pris.

Depuis quelques temps les chroniqueurs parisiens et particulièrement M. Champsaur, désignaient ironiquement les écrivains de la nouvelle école du sobriquet de décadent.

Pour éviter les mauvais propos que ce mot peu privilégié pouvait faire naître à notre égard, nous avons préféré, pour en finir, le prendre pour drapeau.

Chacun de nous fut enchanté de cette façon de tourner les obstacles, et l’on ne songea plus qu’à se mettre à l’œuvre.

L’entreprise ne manquait pas de charmes, mais elle était hérissée de difficultés nouvelles et non prévues. Ni le courage, ni l’initiative ne nous manquaient ; il n’y a que l’argent qui nous ait fait défaut.

Au premier appel de nos amis, la copie du premier numéro fut vite trouvée. C’est alors que nous avons acquis la certitude qu’il ne suffit pas d’avoir des collaborateurs pour faire paraître un journal, même littéraire, il faut aussi, et surtout, un imprimeur.

Eh bien ! il ne s’est pas trouvé dans tout Paris un homme assez passionné pour l’art pour entreprendre à ses frais la publication du Décadent !

Pourtant c’était une idée que nous que nous portions en nous, et cette idée nous avons failli la voir périr dans son germe, par l’impossibilité où nous étions d’aucun sacrifice pécuniaire.

Nous ne pouvions pas nous résigner à l’abandon de projets dont nous considérions déjà la réalisation comme une sorte de devoir sacré, et nous passions la majeure partie du temps à échafauder des combinaisons qui s’effondraient bien vite faute d’argent pour les étayer. Les jours, les semaines, puis les mois coulaient et rien, toujours rien, jamais rien. Ah ! si la fortune venait quand on dort… mais la fortune est une prostituée qui ne se donne qu’à des hommes plus dépravés qu’elle même !

Nous avons connu les âpres dégoûts, les désespoirs sans issue des âmes ardentes qui mangeraient l’univers et qui sont condamnées fatalement à l’inertie par les défaillances du corps. Heureusement, pour nous arracher à ce pessimisme glacial, nous avions soin de purifier notre esprit dans l’eau lustrale des bocks ou des verres d’absinthe, douce consolation qui nous dédommageait amplement de l’appréhension d’un déluge futur.

Enfin aucune providence ne nous venant en aide, j’achetai quelques kilos de caractères, des casses et une presse à bras. Je hissai le tout dans ma chambre de la rue Lamartine ; au sixième étage, morceau par morceau, à l’insu du concierge qui n’eut pas souffert dans la maison l’établissement d’une imprimerie clandestine. Chacun s’y prêta un peu et tout fut fait la nuit.

Mais, le lendemain, j’étais l’objet d’une surveillance active de la part de tous les locataires. On m’avait vu porter des choses que je dissimulais. Tout le monde me regardait avec un visage sinistre : on a dû croire que je faisais un commerce interlope, peu rassurant pour la sécurité de la maison.

La nuit suivante je me mis à monter la presse, mais le bruit empêchait ma voisine de s’endormir. Exaspérée de ne pouvoir fermer l’œil, la bonne femme vint frapper à ma porte. Elle était furieuse. Je parvins néanmoins à l’amadouer et à lui faire promettre de ne pas se plaindre moyennant un cent de cartes de visite.

Ce n’était pas tout ; la voisine de dessous — heureusement je n’en avais pas au-dessus — vint à son tour, lasse d’avoir crié et d’avoir cogné au plafond avec un manche à balai pour me faire taire ; elle m’apostropha de la plus violente façon. À la vue de mon matériel, elle faillit tomber en syncope :

— C’est donc un atelier de forgeron ! dit-elle ; mais vous allez faire effondrer le plancher sur moi !

Elle fut prise d’une véritable panique, et regardait un à un mes collaborateurs qu’elle prenait pour des ouvriers.

Elle ne voulait plus retourner se coucher, dans la crainte que la machine ne lui tombât sur le nez. J’étais fort embarrassé de la voir s’obstiner à demeurer, et Pradet déployait inutilement toutes les ressources de sa dialectique pour lui prouver qu’elle pouvait dormir tranquille.

Nous ne parvînmes à la renvoyer qu’en déplaçant la machine, qui se trouvait juste au-dessus de son lit, et en lui promettant de ne pas bouger le reste de la nuit.

Je fus obligé, pour assourdir le bruit, de faire un tapis de tout le linge et les vieux habits que j’avais. Je faisais la composition dans la partie avancée de la nuit, le matin la mise en pages et dans la soirée, l’impression.

Je parvins à calmer toutes les inquiétudes, et au bout de quelques jours le roulis du Décadent était passé dans les coutumes de la maison.

Nos premiers numéros ne sont pas venus sans effort. Peu expert en l’art de la typographie, j’ignorais qu’il fallût mouiller la composition pour la mise en pages, et nous avions continuellement des paquets en pâte.

Ce qui nous a toujours gênés, c’est l’insuffisance de caractères. Souvent une sorte de lettres manquait. Une fois la casse des a était presque vide et Paul Pradet avait encore à composer un article de plus de soixante lignes. Pour cela il était obligé de chercher des synonymes à presque tous les mots où il y avait des a.

Ce qui était surtout intolérable, c’était la chaleur de l’été. Les toitures de zinc réverbéraient les rayons du soleil sur notre lucarne et faisaient de notre chambre une petite étuve où, pour résister, il fallait faire grande consommation de boisson et travailler presque à l’état de nudité complète.

Malgré ces inconvénients, le Décadent progressa rapidement. En moins de quinze jours, il fut connu du Tout-Paris intellectuel. Notre tirage devint vite insuffisant et il fallut avoir recours à une grande imprimerie.

Toute la presse, française et étrangère, s’occupa de ce journal, et la chronique parisienne y vit l’occasion d’une excellente aubaine. Quelques naïfs croyant découvrir en nous des indices de fumisme, se mirent à le clamer bien haut, mais ils ne tardèrent pas à se taire, craignant de n’avoir pas pour eux l’honneur même de leur découverte.

La marche littéraire du Décadent n’a guère varié, quoique nous ayons accepté comme collaborateurs des hommes qui ne représentaient nullement l’idée décadente. Nous avons été large : nous avons convié tout le monde. C’était un tort sans doute, puisque beaucoup sont tombés dans un excès tout à fait opposé à notre but. C’est ainsi qu’on en a vu s’imaginer de bonne foi être décadents en défigurant les mots ou en bouleversant la construction des phrases.

Le bon sens public a fait justice, il est vrai, de ces indélicats innovateurs, mais il n’en est pas moins rejailli sur nous un blâme général pour leur avoir donné la raison d’être.

Le Décadent a été un organe ouvert à toutes les intelligences. Chacun a été libre d’y développer ses théories, quelque contradictoires qu’elles fussent avec les nôtres. Nous n’avons exclu personne. Notre journal a représenté l’école en général : symboliste, verlainiens, mallarmistes, quintescents, etc.

On s’étonnera peut-être de voir tant de groupes différents dans l’école décadente, mais il n’en pouvait être autrement, à une époque où tout est nuances et où les nuances elles-mêmes ont jusqu’à des sous-nuances imperceptibles.

Sans la création du Décadent, il est certain que la plupart de ces groupes n’eussent jamais existé ; il leur a fallu la protection de cette feuille puissante pour s’épanouir à l’aise.

Le premier qui s’est manifesté, celui qui semblait le plus sérieux par les hommes qui le composaient : Gustave Kahn, Jean Moréas, Paul Adam, Édouard Dujardin, Gaston Dubreuilh, a créé un organe intéressant : le Symboliste, dont il n’est paru que trois ou quatre numéros

Ce journal représentait une fraction des Décadents indépendants, c’est-à-dire qui, pour ne se rattacher ni à Verlaine ni à Mallarmé n’en ont pas moins leur caractère éminemment personnel. La Vogue, revue fondée par M. Léo d’Orfer et dirigée par M. Gustave Kahn était encore un de leurs principaux organes.

M. René Ghil a voulu aussi créer une feuille indépendante exclusivement réservée aux Symbolistes et qu’il dénomma improprement la Décadence. Il n’en est d’ailleurs paru que quelques numéros.

Toutes ces publications prospéraient au point de vue de la réclame, mais le jour où le Décadent fut suspendu, pour des raisons que je donnerai plus tard, toutes sont disparues en même temps et n’ont guère laissé de souvenir durable que dans la mémoire de leurs commanditaires.

C’est la propriété de toutes les fortes semences de faire naître à côté du rejeton principal des tiges plus faibles qui vivent de la vie de celui-ci et qui meurent avec lui. Le Décadent a eu cet honneur et nous n’avons jamais songé à nous en faire vanité.

Tandis que naissaient et s’étiolaient dans l’ombre ces feuilles éphémères, par le bruit fait autour de nous, nous avons donné l’illusion d’un tirage de cinquante mille exemplaires, chiffre inusité jusqu’à ce jour dans les fastes du journalisme littéraire. Aucun journal de ce genre n’a été plus répandu, qui ait été publié aussi bien en France que dans le reste du monde.