L’École décadente/Spleen moderne

Léon Vanier, éditeur des Décadents (p. 7-9).

SPLEEN MODERNE

Notre époque n’est point malade ; elle est fatiguée, elle est écœurée surtout. Les plus nobles tentatives de philanthropie ont échoué par la faute de ceux même dont elles auraient amélioré le sort. Que d’hommes, poussant l’abnégation jusqu’au mépris de la promiscuité, ont travaillé au bonheur de l’humanité et n’en ont retiré que des conspirations !

Tout ce qu’on a fait pour élever le niveau moral et intellectuel des masses est demeuré sans résultat. Étrange la société de l’avenir ! l’aristocratie ne fera que s’affiner de jour en jour au progrès de la civilisation, tandis que les classes inférieures s’avilissant davantage, découvriront toutes les sortes d’infamies possibles et de turpitudes inconnues.

En face de ces lamentables succès, l’homme intellectuel sent un dégoût profond et le spleen incurable, inévitable, l’assaille, le broie comme la voûte d’une église qui lui tomberait sur les épaules. Oh ! ce spleen n’est point celui des empereurs blasés de pouvoir, de femmes et d’orgies : il est plus noir, plus intense, plus irrémédiable, puisqu’il porte à maudire l’existence, appeler la Mort et souhaiter le Néant.

Il ne faudrait point inférer de ce qui précède que l’homme moderne est triste, pessimiste dans l’acception du mot. Au contraire il est gai, ou s’il ne l’est pas réellement, il sait abdiquer ses souveraines tristesses en face de ce monde par trop superficiel. Vaincu par la fatalité, il sait que sa blessure est mortelle ; mais, plus fort dans sa défaite, que le vainqueur qui l’a brisé, il refoule son mal au fond de l’âme et le cache sous des apparences de gaieté, défi sublime qu’il jette à la destinée pour montrer qu’elle peut l’anéantir mais qu’elle est impuissante à faire déchoir son indomptable et téméraire orgueil !

C’est dans l’isolement et même dans les foules, lorsque le penseur faisant abstraction des êtres matériels qui se meuvent autour de lui, s’abîme dans la solitude de son esprit en une contemplation synthétique du monde, que ce spleen immense, si terrible, l’envahit et le force à manifester des aspirations vers le Néant, humiliantes pour lui, déshonorantes pour la divinité. Oh ! alors, il souffre intensément de cette maladie atroce dont les effets sont d’autant plus terribles que les causes en sont complètement inconnues, ou peut-être même n’existent pas.

Devant cette preuve de son impuissance, voyant son intelligence fatalement broyée sous l’engrenage d’une d’une destinée stupide, il prend la vie en dégoût, et l’écœurement qu’il ressent d’exister à l’état d’automate mû par une puissance aveugle se traduit dans ses écrits et donne à la littérature décadente cette forme grave ou gaie, selon qu’il exhale l’amertume de ses plaintes ou l’ironie amère de son intolérable désespoir.